mardi 4 mars 2014

Berck-Plage (Sylvia Plath)



I


C’est donc cela, la mer, cette immensité hors d’usage.
Le cataplasme du soleil ne peut rien contre ma brûlure.

Dans l’air fusent les couleurs électriques de sorbets
Puisés dans la glace par les mains gercées de filles blêmes.

Pourquoi est-ce si calme, que veut-on nous cacher ?
J’ai mes deux jambes et le sourire pour avancer.

Une épaisse couche de sable étouffe les vibrations ;
Elle s’étend sur des kilomètres et des kilomètres,

Et les voix flottent, immatérielles, diminuées de moitié.
Le regard vient heurter contre ces surfaces lisses

Qui renvoient comme un boomerang leur vision blesser l’œil.
Faut-il s’en étonner si lui porte des lunettes noires ?

Faut-il s’en étonner s’il a opté pour une soutane ?
Ceux qui s’occupent de rassembler leur butin de sardines

Lui présentent la muraille de leur dos.
Ils manipulent les losanges vert et noir comme les morceaux d’un corps.

La mer aux serpents nombreux qui avait créé ces cristaux
Se retire en rampant et siffle longuement sa détresse.


Odilon Redon, Les épines rouges, 1899


 II


Cette botte noire n’a aucune pitié pour personne,
C’est le corbillard d’un pied mort,

Le noble pied mort et amputé de ce prêtre
Qui sonde maintenant le puits de son livre,

Le paysage en relief des caractères imprimés.
Des bikinis obscènes se cachent dans les dunes,

Des seins, des fesses : une confiserie
Dont les cristaux de sucre titillent la lumière.

Alors qu’une eau verte ouvre un œil
Malade de tout ce qu’il a englouti –

Des bras, des jambes, des images, des cris. Derrière les bunkers de béton
Deux amants se décollent de leur étreinte.

Oh faïence blanche de la mer,
Que de soupirs ravalés, que de sel au fond de la gorge…

Et celui qui regarde, tremblant,
Tendu comme une longue étoffe

Entre une virulence immobile
Et une herbe touffue comme une toison pubienne.


Odilon Redon, La naissance de Vénus, 1910


 III


Aux balcons de l’hôtel les choses brillent.
Les choses, les choses –

Des fauteuils roulants aux tubes d’acier, des béquilles en aluminium.
Et la grande douceur du sel. Pourquoi devrais-je marcher

Plus loin que le brise-lames jonché de coquillages ?
Je ne suis pas une infirmière serviable en blouse blanche,

Je ne suis pas un sourire.
Ces enfants cherchent quelque chose, ils lancent des cris, des hameçons,

Mais mon cœur est trop petit pour panser leur terrible faute.
Voici le flanc d’un homme : les côtes rouges.

Les nerfs qui jaillissent comme des arbres, et voici le chirurgien :
Son œil est un miroir –

Une facette de savoir.
Dans une des chambres, sur un matelas rayé,

Un vieil homme est en train de s’éteindre.
Sa femme qui pleure ne peut plus rien pour lui.

Où sont les pierres des yeux, jaunes et précieuses,
Et la langue, saphir de cendre.


Léon Spilliaert, Le couple


 IV


Sa tête sur la dentelle semble un gâteau de noces.
C’est un être bien supérieur maintenant.

On se croirait devenu propriétaire d’un saint.
Les infirmières ne sont plus si belles sous leurs coiffes ailées ;

Leur teint s’est rembruni comme des gardénias qui roussissent.
On a roulé le lit au milieu de la pièce.

C’est donc cela être complet. C’est horrible.
Porte-t-il un pyjama ou une tenue de soirée

Sous ce drap collé à lui d’où sort son bec paisible,
Poudré de blanc immaculé ?

On lui a calé la mâchoire avec un livre, croisé les mains
Qui ne savent plus en serrer d’autres pour dire : au revoir, au revoir.

On a lavé les draps, ils volent dans le soleil
Et les taies d’oreiller retrouvent leur douceur.

C’est une bénédiction, c’est une bénédiction :
Le long cercueil de chêne clair comme du savon,

Les étranges porteurs, la date toute nue
Qui grave dans l’argent ses chiffres sans colère.


Odilon Redon, Fleurs de sang, 1905


 V


Le ciel s’est assombri, les collines comme les vagues d’une mer verte
Déroulent au loin leurs plis et dissimulent leurs creux,

Les creux où les pensées de l’épouse se bercent –
Barques pratiques et sans histoires,

Pleines de robes et de chapeaux, de vaisselle et de filles mariées.
Un rideau vacille à la fenêtre ouverte

Au salon de la maison de pierre,
Vacille et dégouline, cierge pitoyable.

Et c’est la langue du mort : souviens-toi, souviens-toi.
Il est si loin maintenant, et ses gestes passés

Figés autour de lui comme des meubles, un décor.
Et la pâleur se joint à la pâleur –

La pâleur des mains et des visages familiers,
La pâleur déployée des iris fiers,

Fleurs envolées vers le néant lointain : souvenez-vous de nous.
Les bancs vides de la mémoire veillent les pierres.

Les dalles de marbre aux veines bleues, les bocaux remplis de jonquilles.
C’est tellement beau ici, c’est tellement reposant.


Odilon Redon, Réflexion, 1900-1905


 VI


Ces feuillages aux rondeurs incroyables des tilleuls! –
Boules vertes en files impeccables, les arbres se rendent à l’église.

La voix du prêtre accueille le corps,
Lui parle dans l’air ténu,

Et les collines renvoient l’écho des cloches qui se sont tues,
Un éclat lumineux de blé et de terre grasse.

Quel est le nom de cette couleur ? –
Couleur du sang séché des vieux murs au soleil,

Du sang des vieux moignons, des cœurs carbonisés.
La veuve, avec son portefeuille noir et ses trois filles,

La veuve nécessaire au milieu des bouquets,
Enveloppe son visage comme du linge délicat

Qu’elle ne dépliera plus.
Un ciel, infesté de sourires réservés pour plus tard,

Ecoule tous ses nuages.
Les fleurs des fiançailles épuisent leur fraîcheur,

Et l’âme est fiancée, fiancée en ce lieu paisible,
Et le fiancé est rouge et négligent, il n’a pas de visage.


Odilon Redon, Tête d'Orphée, 1910


 VII


Derrière la vitre de la voiture
C’est un monde aimable et inoffensif qui ronronne.

Je suis en noir, je ne bouge pas, dans ce cortège
Qui glisse au ralenti derrière le fourgon.

Et le prêtre est un vaisseau navré,
Une morne toile de goudron

Qui suit le cercueil fleuri comme une jolie femme,
Une armure à ses couleurs, lèvres, seins et paupières

A l’assaut de la colline.
Alors, à travers les barreaux de la cour de l’école,

Les enfants sentent monter l’odeur du cirage noir,
Et tournent leurs visages, lentement, sans un mot,

Et ouvrent grands leurs yeux
Sur une merveille inouïe –

Six chapeaux melons noirs dans l’herbe et un losange de bois,
Un losange de bois et une bouche à nu très rouge et monstrueuse.

En un instant le ciel se déverse dans le trou comme du plasma.
C’est sans appel, il n’y a plus d’espoir.


Odilon Redon, L'Ange du Destin



© Sylvia Plath
(in Ariel, p. 35-42)


Sylvia Plath sur une plage

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