I
C’est donc cela, la
mer, cette immensité hors d’usage.
Le cataplasme du
soleil ne peut rien contre ma brûlure.
Dans l’air fusent les
couleurs électriques de sorbets
Puisés dans la glace
par les mains gercées de filles blêmes.
Pourquoi est-ce si
calme, que veut-on nous cacher ?
J’ai mes deux jambes
et le sourire pour avancer.
Une épaisse couche de
sable étouffe les vibrations ;
Elle s’étend sur des
kilomètres et des kilomètres,
Et les voix flottent,
immatérielles, diminuées de moitié.
Le regard vient
heurter contre ces surfaces lisses
Qui renvoient comme un
boomerang leur vision blesser l’œil.
Faut-il s’en étonner
si lui porte des lunettes noires ?
Faut-il s’en étonner
s’il a opté pour une soutane ?
Ceux qui s’occupent de
rassembler leur butin de sardines
Lui présentent la
muraille de leur dos.
Ils manipulent les
losanges vert et noir comme les morceaux d’un corps.
La mer aux serpents
nombreux qui avait créé ces cristaux
Se retire en rampant
et siffle longuement sa détresse.
Odilon Redon, Les épines rouges, 1899 |
Cette botte noire n’a
aucune pitié pour personne,
C’est le corbillard
d’un pied mort,
Le noble pied mort et
amputé de ce prêtre
Qui sonde maintenant
le puits de son livre,
Le paysage en relief
des caractères imprimés.
Des bikinis obscènes
se cachent dans les dunes,
Des seins, des
fesses : une confiserie
Dont les cristaux de
sucre titillent la lumière.
Alors qu’une eau verte
ouvre un œil
Malade de tout ce
qu’il a englouti –
Des bras, des jambes,
des images, des cris. Derrière les bunkers de béton
Deux amants se
décollent de leur étreinte.
Oh faïence blanche de
la mer,
Que de soupirs
ravalés, que de sel au fond de la gorge…
Et celui qui regarde,
tremblant,
Tendu comme une longue
étoffe
Entre une virulence
immobile
Et une herbe touffue
comme une toison pubienne.
Odilon Redon, La naissance de Vénus, 1910 |
Aux balcons de l’hôtel
les choses brillent.
Les choses, les choses
–
Des fauteuils roulants
aux tubes d’acier, des béquilles en aluminium.
Et la grande douceur
du sel. Pourquoi devrais-je marcher
Plus loin que le
brise-lames jonché de coquillages ?
Je ne suis pas une
infirmière serviable en blouse blanche,
Je ne suis pas un
sourire.
Ces enfants cherchent
quelque chose, ils lancent des cris, des hameçons,
Mais mon cœur est trop
petit pour panser leur terrible faute.
Voici le flanc d’un homme :
les côtes rouges.
Les nerfs qui
jaillissent comme des arbres, et voici le chirurgien :
Son œil est un miroir
–
Une facette de savoir.
Dans une des chambres,
sur un matelas rayé,
Un vieil homme est en
train de s’éteindre.
Sa femme qui pleure ne
peut plus rien pour lui.
Où sont les pierres
des yeux, jaunes et précieuses,
Et la langue, saphir
de cendre.
Léon Spilliaert, Le couple |
Sa tête sur la
dentelle semble un gâteau de noces.
C’est un être bien
supérieur maintenant.
On se croirait devenu
propriétaire d’un saint.
Les infirmières ne
sont plus si belles sous leurs coiffes ailées ;
Leur teint s’est
rembruni comme des gardénias qui roussissent.
On a roulé le lit au
milieu de la pièce.
C’est donc cela être
complet. C’est horrible.
Porte-t-il un pyjama
ou une tenue de soirée
Sous ce drap collé à
lui d’où sort son bec paisible,
Poudré de blanc
immaculé ?
On lui a calé la
mâchoire avec un livre, croisé les mains
Qui ne savent plus en
serrer d’autres pour dire : au revoir, au revoir.
On a lavé les draps,
ils volent dans le soleil
Et les taies
d’oreiller retrouvent leur douceur.
C’est une bénédiction,
c’est une bénédiction :
Le long cercueil de
chêne clair comme du savon,
Les étranges porteurs,
la date toute nue
Qui grave dans
l’argent ses chiffres sans colère.
Odilon Redon, Fleurs de sang, 1905 |
Le ciel s’est
assombri, les collines comme les vagues d’une mer verte
Déroulent au loin
leurs plis et dissimulent leurs creux,
Les creux où les
pensées de l’épouse se bercent –
Barques pratiques et
sans histoires,
Pleines de robes et de
chapeaux, de vaisselle et de filles mariées.
Un rideau vacille à la
fenêtre ouverte
Au salon de la maison
de pierre,
Vacille et dégouline,
cierge pitoyable.
Et c’est la langue du
mort : souviens-toi, souviens-toi.
Il est si loin maintenant,
et ses gestes passés
Figés autour de lui
comme des meubles, un décor.
Et la pâleur se joint
à la pâleur –
La pâleur des mains et
des visages familiers,
La pâleur déployée des
iris fiers,
Fleurs envolées vers
le néant lointain : souvenez-vous de nous.
Les bancs vides de la
mémoire veillent les pierres.
Les dalles de marbre
aux veines bleues, les bocaux remplis de jonquilles.
C’est tellement beau
ici, c’est tellement reposant.
Odilon Redon, Réflexion, 1900-1905 |
Ces feuillages aux
rondeurs incroyables des tilleuls! –
Boules vertes en files
impeccables, les arbres se rendent à l’église.
La voix du prêtre
accueille le corps,
Lui parle dans l’air
ténu,
Et les collines
renvoient l’écho des cloches qui se sont tues,
Un éclat lumineux de
blé et de terre grasse.
Quel est le nom de
cette couleur ? –
Couleur du sang séché des
vieux murs au soleil,
Du sang des vieux
moignons, des cœurs carbonisés.
La veuve, avec son
portefeuille noir et ses trois filles,
La veuve nécessaire au
milieu des bouquets,
Enveloppe son visage
comme du linge délicat
Qu’elle ne dépliera
plus.
Un ciel, infesté de
sourires réservés pour plus tard,
Ecoule tous ses
nuages.
Les fleurs des
fiançailles épuisent leur fraîcheur,
Et l’âme est fiancée,
fiancée en ce lieu paisible,
Et le fiancé est rouge
et négligent, il n’a pas de visage.
Odilon Redon, Tête d'Orphée, 1910 |
Derrière la vitre de
la voiture
C’est un monde aimable
et inoffensif qui ronronne.
Je suis en noir, je ne
bouge pas, dans ce cortège
Qui glisse au ralenti
derrière le fourgon.
Et le prêtre est un
vaisseau navré,
Une morne toile de
goudron
Qui suit le cercueil
fleuri comme une jolie femme,
Une armure à ses
couleurs, lèvres, seins et paupières
A l’assaut de la
colline.
Alors, à travers les
barreaux de la cour de l’école,
Les enfants sentent
monter l’odeur du cirage noir,
Et tournent leurs visages,
lentement, sans un mot,
Et ouvrent grands
leurs yeux
Sur une merveille inouïe
–
Six chapeaux melons
noirs dans l’herbe et un losange de bois,
Un losange de bois et
une bouche à nu très rouge et monstrueuse.
En un instant le ciel
se déverse dans le trou comme du plasma.
C’est sans appel, il n’y
a plus d’espoir.
Odilon Redon, L'Ange du Destin |
© Sylvia Plath
(in Ariel, p. 35-42)
Sylvia Plath sur une plage |
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