Joseph Brodsky nous parle
de Venise comme on éveillerait sa bien-aimée, en chuchotant des mots d’amour
dans le creux de son oreille. Son verbe est fin comme de la poudre d’or et salé
comme l’eau de la lagune vénète. A Venise, le génie du lieu a ceci de fabuleux
qu’il nous dépossède de notre moi étriqué. Voici une ville qui met à terre
notre ego mesquin. Elle est un songe éveillé plus grand que les rêves les plus
fous, une île qui semble marcher sur l’eau avec des jambes de bois. Nous autres
humains, n’y sommes acceptés qu’à titre gracieux.
Comme une Atlantide
encore épargnée par la noyade, cette cité lacustre est un labyrinthe
enchanteur. Seul un Dédale pouvait imaginer une telle ville. Nul fil d’Ariane
ne pourra cependant guider le voyageur : se perdre dans Venise fait partie
de la règle du jeu.
Joseph Brodsky
convoque sous sa plume des métaphores d’une grande beauté, d’une puissance
créatrice rare et surprenante : le ressac de son imaginaire le conduit sans
cesse vers des images empruntées à la vie sous-marine.
Acqua Alta se déroule sous les yeux du lecteur comme une Fata Morgana flottant au ras des canaux d’un
vert d’absinthe : c’est un mirage tout imprégné d’eau et de soleil. Le
bestiaire de cet ouvrage se compose essentiellement de poissons et de lions – ces
fameux lions qui semblent veiller sur la Sérénissime comme sur une reine de
marbre. Par son regard de poète subtil, Brodsky nous invite à lever le voile
sur une Venise insoupçonnée, mystérieuse, plus secrète qu’un livre fermé. Comme
un ballet sur l’eau, celle-ci tournoie dans l’ivresse : ballerine vêtue de
vert, de blanc et de rouge.
Au cours de sa vie
fugace, Brodsky s’est rendu environ dix-sept fois dans Venise – presque chaque
année et toujours en hiver. Ce fils de la Russie a trouvé là un havre de beauté
inépuisable. Son livre a ceci de savoureux qu’il navigue tour à tour entre un
lyrisme flamboyant ; des évocations grotesques, irréelles ; des
anecdotes comiques ou dramatiques ; des parfums de légende ; de sublimes
fulgurances. Acqua Alta est un kaléidoscope
unique fabriqué de main de maître par un mage russe, véritable thaumaturge du
langage.
Tel un médecin du
beau, Brodsky tâte le pouls de Venise et se fait son scribe fidèle et inspiré.
La pâle lumière des réverbères et l’ombre des eaux serpentines scintillent
devant nos yeux de lecteurs envoûtés : la grâce se mêle souvent à un
certain effroi.
Il y a du sable
infiltré dedans ces pages ; l’odeur si évocatrice pour l’auteur des algues
glacées ; l’errance passionnée d’un poète amoureux ; la froide
humidité de l’hiver ; la nebbia,
épais brouillard qu’aucun couteau ne peut trancher et qui habille Venise en
certaines périodes, etc.
Acqua Alta est la vision d’un homme tout entier habité par la parole
créatrice : un poète dont les mots courent sur le papier comme autant de
flammes noires qui nous éveillent à la beauté et ressuscitent notre regard
endormi.
© Thibault Marconnet
16/03/2014
Joseph Brodsky, photographié par Leonid Lubianitsky |
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