mardi 18 mars 2014

Un poète à Venise



Joseph Brodsky nous parle de Venise comme on éveillerait sa bien-aimée, en chuchotant des mots d’amour dans le creux de son oreille. Son verbe est fin comme de la poudre d’or et salé comme l’eau de la lagune vénète. A Venise, le génie du lieu a ceci de fabuleux qu’il nous dépossède de notre moi étriqué. Voici une ville qui met à terre notre ego mesquin. Elle est un songe éveillé plus grand que les rêves les plus fous, une île qui semble marcher sur l’eau avec des jambes de bois. Nous autres humains, n’y sommes acceptés qu’à titre gracieux.

Comme une Atlantide encore épargnée par la noyade, cette cité lacustre est un labyrinthe enchanteur. Seul un Dédale pouvait imaginer une telle ville. Nul fil d’Ariane ne pourra cependant guider le voyageur : se perdre dans Venise fait partie de la règle du jeu.
Joseph Brodsky convoque sous sa plume des métaphores d’une grande beauté, d’une puissance créatrice rare et surprenante : le ressac de son imaginaire le conduit sans cesse vers des images empruntées à la vie sous-marine.

Acqua Alta se déroule sous les yeux du lecteur comme une Fata Morgana flottant au ras des canaux d’un vert d’absinthe : c’est un mirage tout imprégné d’eau et de soleil. Le bestiaire de cet ouvrage se compose essentiellement de poissons et de lions – ces fameux lions qui semblent veiller sur la Sérénissime comme sur une reine de marbre. Par son regard de poète subtil, Brodsky nous invite à lever le voile sur une Venise insoupçonnée, mystérieuse, plus secrète qu’un livre fermé. Comme un ballet sur l’eau, celle-ci tournoie dans l’ivresse : ballerine vêtue de vert, de blanc et de rouge.

Au cours de sa vie fugace, Brodsky s’est rendu environ dix-sept fois dans Venise – presque chaque année et toujours en hiver. Ce fils de la Russie a trouvé là un havre de beauté inépuisable. Son livre a ceci de savoureux qu’il navigue tour à tour entre un lyrisme flamboyant ; des évocations grotesques, irréelles ; des anecdotes comiques ou dramatiques ; des parfums de légende ; de sublimes fulgurances. Acqua Alta est un kaléidoscope unique fabriqué de main de maître par un mage russe, véritable thaumaturge du langage.

Tel un médecin du beau, Brodsky tâte le pouls de Venise et se fait son scribe fidèle et inspiré. La pâle lumière des réverbères et l’ombre des eaux serpentines scintillent devant nos yeux de lecteurs envoûtés : la grâce se mêle souvent à un certain effroi.
Il y a du sable infiltré dedans ces pages ; l’odeur si évocatrice pour l’auteur des algues glacées ; l’errance passionnée d’un poète amoureux ; la froide humidité de l’hiver ; la nebbia, épais brouillard qu’aucun couteau ne peut trancher et qui habille Venise en certaines périodes, etc.

Acqua Alta est la vision d’un homme tout entier habité par la parole créatrice : un poète dont les mots courent sur le papier comme autant de flammes noires qui nous éveillent à la beauté et ressuscitent notre regard endormi.


© Thibault Marconnet

16/03/2014


Joseph Brodsky, photographié par Leonid Lubianitsky

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire