jeudi 20 février 2014

Le dormeur sans passé

Paul Klee, Le prince noir, 1927


A Ludovic Roguet

Sur le pont d’un vieux galion
Se tient un homme esseulé.
Alors que le soleil
Aux mains dorées plante ses vieux rayons
Dedans la mer embrasée,
L’homme, au couchant s’éveille.
Au loin, dans le calme horizon,
Il n’y a que le jour qui descend :
Mendiant couvert de rouges haillons.
L’homme marche, de large et de long,
Calme comme du sang qui va séchant.
Sa bouche est muette mais sans bâillon.
Un aigle tout enluminé d’or
Venu d’on ne sait quelle terre,
De son vol se pose sur la vigie.
Étale, il semble que l’eau salée s’endort
Et tout est silencieux, vague murmure de pierres.
L’oiseau de proie s’efforce de scruter l’infini.

Dans une cage accrochée au mât,
Se tient un rouge-gorge qui s’étiole
Et siffle et s’agite en sa prison.
Nul maître d’équipage n’apporte son bras,
Et sans archet, flotte sans bruit la maritime viole.
Le navire est figé comme une maison.


Paul Klee, Captif, 1940


L’homme retire l’ancre puis saisit le gouvernail
Pour que le vaisseau comme un feu fasse brûler la cire
Qui se tient collée à ses flancs.
De ses chaînes, le voici désormais qui se démaille ;
Et se meut tel un serpent la proue du navire :
Soc de bois qui fauche le lait de l’océan
Comme on moissonne le blé mûr.

L’aigle doré prend son essor,
Habitant des hautes régions.
Il part semer son cri au sein de l’azur
Et son départ est comme un chant de mort.
L’homme sanglote : moine privé de religion.
Sa main hisse un seau rempli des champs d’écume
Et en guise de baptême, déverse l’eau salée
Sur son poussiéreux visage.
Sa tête est comme le bois qu’on allume
Et prise de convulsion, de lui veut se détacher.
Sautant comme un bouchon, la voici qui nage.


Paul Klee, Le navigateur, scène d'opéra comique


Ainsi, le corps délivré de sa tête,
Ses mains s’agitent et tâtonnent,
Touchant les voiles et les filins.
L’oiseau encagé siffle, fragile allumette,
Et l’homme, ainsi qu’on pardonne
Un être cher, l’arrache à son chagrin.

Le rouge-gorge vient poser
Ses plumes légères
Comme un rasoir de guillotine
Sur le cou nu et apaisé.
Au contact de l’air,
Tremblent ses pattes de ballerine.

Trônant entre deux épaules
À l’endroit désormais vide ;
Tel un bâton d’aveugle,
Il secoue ses ailes, accomplit son rôle,
Pour que cette vibration soit un guide.
À l’avant du navire, l’océan beugle.


Paul Klee, Mort et Feu, 1940


L’homme plonge dans les entrailles de la mer
Déchirée comme un sexe féminin ;
Et nage sous l’eau : vaste cimetière
Où flottent les spectres des marins.

Une île trouve gîte à ses pieds
Et le sable accueille son dos
Au pied d’un arbre défeuillé.
Tout son être voudrait prier
Mais sans bouche, il est comme clos.
Sans esprit, il ne peut plus s’endeuiller.

Sa paume touche l’écorce d’un radeau
Sur lequel l’oiseau étend son plumage :
Rouge reflet sur le noir ébène.
L’homme pousse l’esquif à l’eau
Et quitte le rivage
Comme un exilé qui se traîne.


Paul Klee, Figure le soir, 1935


Tel Charon, sur un Styx sans fin,
Tout autant passeur que voyageur,
Il déploie les larges rames.
Enfant ne sachant rien du lendemain,
Il se laisse guider par le ressac rageur
Qui pleure comme une femme.

De l’onde, jaillit le chanvre d’un filet :
Corde bondissant telle une anguille,
Cherchant à s’emparer de son corps d’ivoire.
Il se retrouve pris dans les furieux rets
Qui s’enroulent à sa cheville ;
Et le voici sombrer dans l’immensité noire.


Paul Klee, La roseraie


Sa chute paraît sans fin
Et d’une écoeurante lenteur.
Puis il touche enfin
Le sable des dernières profondeurs.

Des requins, les yeux injectés de poison,
Frôlent son corps sans y prêter attention.
Il reste là, immobile,
Bercé par la marine oraison.
Et c’est sans la moindre tension
Que bat son cœur docile.

Ci-gît l’homme, reposé en ces lieux.
Au fond de la matrice bleue,
Il n’a plus besoin de respirer.
L’eau le touche comme un baiser d’adieu.
Il n’est plus question d’être heureux,
De suivre la quête sans fin qui fait chavirer,
Puisqu’il est le dormeur sans passé.


© Thibault Marconnet

26/01/2011

Paul Klee, Ange terrestre, 1939

2 commentaires:

  1. C' est une Odyssée dont l' Ulysse connaît une fin tragique, un poème épique à la Nox facta est, mais enfin, ce héros s' est baigné à toutes les eaux, il a eu le temps de vivre comme disait Boris Vian, alors faut-il le plaindre?

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  2. La course effrénée du bonheur et sa densité. En vivant les émotions comme elles viennent, nous les laissons couler en nous. Le corps devient ce véhicule de lumière fluide qui cesse de combattre pour afin se laisser porter et suivre le flux de la vie. Enfin... outre tes mots, la roseraie de Klee est un bonheur.

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