dimanche 2 février 2014

Ruisseaux du langage




Dans son unique roman, le poète et immense traducteur Armand Robin, bretonnise son âme couleur de bruyère. Il fait part de son héritage paysan, de son âpre vie de traducteur : laborieuse existence marquée du sceau de l’insomnie pour qui la nuit – porteuse d’un fruit qui a pour nom “sommeil” –, est considérée comme la plus grande ennemie qui soit. Car elle arrache le poète et l’homme à sa quête fiévreuse pour le coucher dans le noir, endormir la foudre du sens et le faire tomber dans la nuit de la parole.

Le Temps qu’il fait est le récit sensible et rude d’une famille paysanne qui regarde la vie alentour avec un effroi teinté d’émerveillement. Ce sont gens de grande pudeur, de réserve et de fragile ténacité face aux éléments et au temps qui ruisselle entre leurs paumes comme une eau courante que nulle digue ne peut arrêter.

Le point central, l’axe de cette famille est le fils, Yann, dont la personnalité présente de fortes ressemblances avec celle d’Armand Robin.

Le père et la mère nourrissent une sorte de vénération muette et timide pour ce fils qui se sent si peu à sa place dans cet univers de paysannerie.
Car, plutôt que fréquenter filles de ferme ou cuir de vaches, Yann préfère soulever la robe blanche des livres pour chercher le mystère qui s’y cache comme le motif inscrit dans le tapis.
Et il traverse l’existence, l’esprit enroulé dans ces draps d’aubes piquetés par les signes noirs de l’humanité la plus ancienne.
C’est en poète qu’il habite le monde, voyant dans les fougères des mains tendues vers le ciel, des doigts verts qui cherchent à en saisir toute l’immensité.

L’écriture d’Armand Robin est toute tissée de matière poétique. Fils de la matière de Bretagne, Armand Robin s’est désaltéré très tôt à l’abreuvoir des légendes du peuple celtique.
Son verbe est une aiguille avec laquelle il coud à même le papier des images d’une grande beauté, alternant narration en prose et en vers.

La mère de Yann meurt au début de l’ouvrage mais son invisible présence continue de planer au-dessus de ses deux hommes follement aimés : ces deux êtres de labeur et de labour qui sillonnent leur vie comme on retourne des paquets de terre grasse – pour tenter d’y déposer une semence féconde.
Père et fils sont deux muets qui peinent à dialoguer, le Père à cause d’une profonde pudeur mêlée de la crainte de blesser, de mal dire ; le fils, Yann, comme étouffé sous un excès de paroles.
Car il est apiculteur du langage et, dans les ruches qu’il ouvre, les mots fusent, bourdonnant essaim d’abeilles venu des quatre points cardinaux pour se loger dans son être.

Le Temps qu’il fait est un livre ouvert sur l’horizon infini des langues humaines.
De cette œuvre émane une sensibilité vive, aigüe : celle d’un jeune homme pour qui la connaissance est un refuge, un élargissement de l’âme et une fatigue sans cesse remise sur l’ouvrage.
Armand Robin a puisé sa sève – de même que Yann, son double de papier – dans quarante langues. Sa gorge fut un vivier où s’est coudoyé toute une population de signes divers. Il s’est enterré vivant dans cette masse de mots noirs, dans la multiplicité du sens.

Le savoir est capricieux comme le temps – comme “le temps qu’il fait”. C’est un trésor auquel on accède avec peine et éblouissement – de même qu’un orpailleur sue sang et eau dans sa mine, espérant récolter quelques tessons d’un métal jaune et lumineux qui brille dans la nuit comme un grand soleil.
Si le langage est une bouche d’or, le silence en est la promesse.

Père et fils finiront par s’étreindre dans la parole. Le père parviendra à déclouer sa bouche et déposera ses mots au pied de son fils, comme une croix de douleur trop longtemps portée (p. 170-171) :

« LE PERE
Mon fils, je te parle, m’entends-tu enfin. Maintenant je t’entends, je t’écoute m’aimer. Je sais, je vois.

LE FILS
Oui, Père, tous tes mots viennent, je t’écoute m’aimer. Je sais, je vois, je t’entends. Moi aussi, je le dis. O père, je t’embrasse, raconte-moi.
Parle, parle vite !

LE PERE
Ce sera long mon fils. Ne veux-tu pas fumer ? Ce qu’il est beau ton livre. Je n’ose commencer, ce sera tellement long. Et tellement dur. Il est des choses que rien ne lave, pas même la mort, pas même l’Océan, pas même toute une Bretagne de pluie à senteur d’ajoncs. Ce sera si long, crois-moi !

LE FILS
Moins long que mon attente, que notre attente, ô Père qui a tant pleuré, Père qui ne voulais rien dire, Père qui préférais être mauvais. Oui, je veux bien fumer. »



© Thibault Marconnet

29/01/2014

William Turner, La plage de Calais, à marée basse, 1830

1 commentaire:

  1. Toujours de très beaux textes...et j'aime beaucoup l'association peinture/texte...je découvre plein de peintres...merci pour ça aussi...

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