Dans son unique roman,
le poète et immense traducteur Armand Robin, bretonnise son âme couleur de
bruyère. Il fait part de son héritage paysan, de son âpre vie de
traducteur : laborieuse existence marquée du sceau de l’insomnie pour qui la
nuit – porteuse d’un fruit qui a pour nom “sommeil” –, est considérée comme la
plus grande ennemie qui soit. Car elle arrache le poète et l’homme à sa quête
fiévreuse pour le coucher dans le noir, endormir la foudre du sens et le faire
tomber dans la nuit de la parole.
Le Temps qu’il fait est le récit sensible et rude d’une famille
paysanne qui regarde la vie alentour avec un effroi teinté d’émerveillement. Ce
sont gens de grande pudeur, de réserve et de fragile ténacité face aux éléments
et au temps qui ruisselle entre leurs paumes comme une eau courante que nulle
digue ne peut arrêter.
Le point central,
l’axe de cette famille est le fils, Yann, dont la personnalité présente de
fortes ressemblances avec celle d’Armand Robin.
Le père et la mère
nourrissent une sorte de vénération muette et timide pour ce fils qui se sent
si peu à sa place dans cet univers de paysannerie.
Car, plutôt que
fréquenter filles de ferme ou cuir de vaches, Yann préfère soulever la robe
blanche des livres pour chercher le mystère qui s’y cache comme le motif inscrit
dans le tapis.
Et il traverse
l’existence, l’esprit enroulé dans ces draps d’aubes piquetés par les signes
noirs de l’humanité la plus ancienne.
C’est en poète qu’il habite
le monde, voyant dans les fougères des mains tendues vers le ciel, des doigts
verts qui cherchent à en saisir toute l’immensité.
L’écriture d’Armand
Robin est toute tissée de matière poétique. Fils de la matière de Bretagne,
Armand Robin s’est désaltéré très tôt à l’abreuvoir des légendes du peuple
celtique.
Son verbe est une
aiguille avec laquelle il coud à même le papier des images d’une grande beauté,
alternant narration en prose et en vers.
La mère de Yann meurt
au début de l’ouvrage mais son invisible présence continue de planer au-dessus
de ses deux hommes follement aimés : ces deux êtres de labeur et de labour
qui sillonnent leur vie comme on retourne des paquets de terre grasse – pour tenter
d’y déposer une semence féconde.
Père et fils sont deux
muets qui peinent à dialoguer, le Père à cause d’une profonde pudeur mêlée de
la crainte de blesser, de mal dire ; le fils, Yann, comme étouffé sous un
excès de paroles.
Car il est apiculteur
du langage et, dans les ruches qu’il ouvre, les mots fusent, bourdonnant essaim
d’abeilles venu des quatre points cardinaux pour se loger dans son être.
Le Temps qu’il fait est un livre ouvert sur l’horizon infini des
langues humaines.
De cette œuvre émane
une sensibilité vive, aigüe : celle d’un jeune homme pour qui la connaissance
est un refuge, un élargissement de l’âme et une fatigue sans cesse remise sur
l’ouvrage.
Armand Robin a puisé
sa sève – de même que Yann, son double de papier – dans quarante langues. Sa
gorge fut un vivier où s’est coudoyé toute une population de signes divers. Il
s’est enterré vivant dans cette masse de mots noirs, dans la multiplicité du
sens.
Le savoir est
capricieux comme le temps – comme “le temps qu’il fait”. C’est un trésor auquel
on accède avec peine et éblouissement – de même qu’un orpailleur sue sang et
eau dans sa mine, espérant récolter quelques tessons d’un métal jaune et
lumineux qui brille dans la nuit comme un grand soleil.
Si le langage est une
bouche d’or, le silence en est la promesse.
Père et fils finiront
par s’étreindre dans la parole. Le père parviendra à déclouer sa bouche et
déposera ses mots au pied de son fils, comme une croix de douleur trop
longtemps portée (p. 170-171) :
« LE PERE
Mon fils, je te parle,
m’entends-tu enfin. Maintenant je t’entends, je t’écoute m’aimer. Je sais, je
vois.
LE FILS
Oui, Père, tous tes
mots viennent, je t’écoute m’aimer. Je sais, je vois, je t’entends. Moi aussi,
je le dis. O père, je t’embrasse, raconte-moi.
Parle, parle vite !
LE PERE
Ce sera long mon fils.
Ne veux-tu pas fumer ? Ce qu’il est beau ton livre. Je n’ose commencer, ce
sera tellement long. Et tellement dur. Il est des choses que rien ne lave, pas
même la mort, pas même l’Océan, pas même toute une Bretagne de pluie à senteur
d’ajoncs. Ce sera si long, crois-moi !
LE FILS
Moins long que mon
attente, que notre attente, ô Père qui a tant pleuré, Père qui ne voulais rien
dire, Père qui préférais être mauvais. Oui, je veux bien fumer. »
© Thibault Marconnet
29/01/2014
William Turner, La plage de Calais, à marée basse, 1830 |
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