vendredi 14 février 2014

Renégat de la modernité



Witold Gombrowicz


Quelle vigoureuse ironie est celle qui s'échappe de Ferdydurke de Witold Gombrowicz !

Il saisit le “moderne” au col et ne le lâche plus jusqu'à ce que celui-ci se soit regardé dans un miroir pour contempler avec effroi tout son ridicule.

Le “moderne”, ce pourfendeur servile et bien-pensant d'un monde qu'il juge archaïque, n'est en fait qu'une ombre d'être, et encore ! plutôt l'ombre d'une ombre, c'est tout dire !

Le “moderne” ne déteste rien tant que la réalité dans ce qu'elle a de plus étrange et il entend bien tout aplanir, accéder à la transparence absolue, tout polir, tout niveler par le bas.

Dans ce livre inclassable, Gombrowicz fustige – et avec quelle prescience ! –, l’infantilisation dans laquelle nous sommes dès lors englués jusqu’au cou.

Il assène une gifle retentissante sur la joue flasque de l’homme moderne : cet être “sympa” au sourire béat, qui assume son inanité avec une grande indulgence envers lui-même ; ce génial “enfonceur de portes ouvertes” ; cet être insipide et dépourvu de tout sentiment de grandeur, inaccessible au doute, à l’angoisse métaphysique.

En somme, le moderne est celui qui sait que la partie est gagnée d’avance ou bien, plus simplement, qu’elle n’a pas à être jouée.

Witold Gombrowicz, pour notre malheur et notre grand plaisir de lecteur, nous dresse le portrait de jeunes gens voués au culte du corps et qui singent bêtement les adultes.
Avec en face d’eux, des simulacres d’adultes désespérément gâteux qui parodient les jeunes gens et leur vouent une idolâtrie pathétique.

Gombrowicz nous annonce une société où l’adulte en aura assez d’assumer sa responsabilité de tuteur, sa lourde tâche d’être pensant. Il déchire le rideau d’une société tout entière dédiée à l’adolescence, à la médiocrité, à l’oubli, à la petitesse, à la reptation servile.

Les marchands d’œillères vont faire des choux gras. Amnésiques, faites vos vœux, rien ne va plus !

Le narrateur va se charger d’être un grain de sable dans cette machinerie trop bien huilée.
Il va, peu à peu, instiller un poison dans la conscience débile des fantômes d’êtres qu’il côtoie : le poison de la lucidité.

Ferdydurke n’est pas sans m’évoquer Le livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera – et surtout la Sixième partie du récit, intitulée Les anges, et dans laquelle l’héroïne, Tamina, se retrouve sur une île remplie d’enfants, qui semblent à première vue plutôt innocents mais qui vont faire vivre un véritable cauchemar à la jeune femme.

Il n’y a pas d’innocents : ce livre de Gombrowicz le clame avec force. Quelques êtres habitués, revenus de tout, inconsistants et dérisoires peuplent ce roman furieusement ironique.

Après tout, l’ironie n’est-elle pas en quelque sorte l’énergie du désespoir ?

Cet ouvrage désespérément drôle façonné par l’auteur de La Pornographie, m’évoque également la douleur d’être vu tel que l’on n’est pas.

Je repense aux derniers mots du livre : « Courez après moi si vous voulez. Je m’enfuis la gueule entre les mains. »

Tout entière tournée vers le refus, cette œuvre tente de sauver ce qui peut encore l’être : le rire ; l’implacable rire de celui qui n’a plus rien à perdre.

“Ferdydurke”, ce mot qui ne veut rien dire, je pourrais lui donner le sens de “nullement”.

“Vous avez cru me voir tel que je suis réellement ?”

“Nullement !”

Vous m’avez vu tour à tour comme un être grandiose ou misérable et vous n’y étiez pas.

Je ne suis ni l’un ni l’autre. J’échappe à vos nomenclatures étriquées.

Et pour que vous ne me “dévisagiez” plus, “je m’enfuis la gueule entre les mains.”


© Thibault Marconnet

18/12/2013


Leszek Żebrowski, Theaterpkakat, Ferdydurke

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