mardi 11 février 2014

La sainteté impossible



Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos – qui est son tout premier roman, ne l'oublions pas – possède une force incroyable que les décennies passées n’ont pas éteinte.

C’est aux premières phrases que l’on reconnaît les grands livres :

« Voici l’heure du soir qu’aima P. – J. Toulet. Voici l’horizon qui se défait – un grand nuage d’ivoire au couchant et, du zénith au sol, le ciel crépusculaire, la solitude immense, déjà glacée, – plein d’un silence liquide… Voici l’heure du poète qui distillait la vie dans son cœur, pour en extraire l’essence secrète, embaumée, empoisonnée.
Déjà la troupe humaine remue dans l’ombre, aux mille bras, aux mille bouches ; déjà le boulevard déferle et resplendit… Et lui, accoudé à la table de marbre, regardait monter la nuit, comme un lis. »

En notre époque froidement rationnelle ou bien tout émoustillée par l’attrait de phénomènes prétendument paranormaux (nécromancie, chiromancie, cartomancie, et autres “scies” musicales pour chaises branlantes), il est bon de lire ou de relire ce chef-d’œuvre bien vivant de la littérature française.

Qu’on soit ou non chrétien importe peu pour lire Sous le soleil de Satan. On peut être athée, agnostique, animiste, bouddhiste, je-m’en-foutiste et autres joyeusetés, c’est égal.

Le style de Bernanos est une grande tempête qui emporte tout sur son passage, même les consciences les plus réfractaires à son imaginaire.

Car Georges Bernanos sait faire parler le surnaturel avec une rare puissance d’évocation.

Ici, nous sommes loin des ectoplasmes invoqués par Victor Hugo à Guernesey ou autres fantômes de foire affublés d’un drap ridicule ; non, ici nous sommes confrontés à Satan en personne, rien de moins.

Satan n’a pas de queue fourchue ni de cornes de bouc, ça c’est bon pour la légende collective.

Celui que nous donne à voir Georges Bernanos est tranquillement travesti sous les traits d’un maquignon qui va cheminer dans la pénombre aux côtés de l’abbé Donissan ; et qui tentera en vain de faire plier la volonté de cet ecclésiastique afin de le désespérer de sa tâche quotidienne : le désespérer de sa foi, donc de sa vocation et de sa parole donnée.

“Vocation” vient du latin “vocatus”, qui signifie “être appelé”. Or, Donissan ne se sent pas vraiment appelé à être un berger des âmes. D’ailleurs, on voit bien qu’il se joue la comédie, notamment par le biais de plusieurs mortifications. Mais au fond, il n’est pas dupe : il sait bien que son être tout entier n’a pas la force de soutenir pareille vocation.

N’oublions pas non plus que le mot “foi”, est étroitement lié à celui de “confiance”. Et Donissan a si peu confiance en lui-même…

Il est comme son propre “diable” logé dans les replis de sa conscience.

Car, disons-le tout net : le Satan que nous dépeint Georges Bernanos est par trop excentrique et grotesque pour pouvoir effrayer son homme – et je pense, à ce propos, que l’intention de l’auteur de Monsieur Ouine était de nous en montrer une sorte de caricature bouffonne.

Pour cette raison, le Satan de Bernanos m’apparaît avant toute chose comme une représentation intime de la conscience torturée de Donissan.

Dans cette lumière grise et pâle, cette lumière de linceul, nous sentons l'abbé Donissan aux prises avec sa grande faiblesse humaine et tout son désir inassouvi de parvenir à “sauver des âmes”.

Il ne sauvera pas Mouchette. Le destin de cette dernière sera le même que celui de l’autre Mouchette qui, dans Nouvelle histoire de Mouchette – récit terrible et prodigieux –, met fin à ses jours ; s’exile à tout jamais de la vie avec le goût amer du malheur coincé dans sa bouche.

L’abbé Donissan deviendra à la fin du récit, le “saint” de Lumbres. Il est étrange d’ailleurs de constater à quel point ce nom ressemble à celui de “Limbes” : les limbes qui ne sont rien de moins que les faubourgs de l’enfer.

Le saint de Lumbres se sent peu méritant de ce titre : car toute une croix d’impuissance pèse affreusement sur ses épaules d’homme.

Il sait qu’il n’a rien d’un saint, il en a la terrible conscience.
Il se sait imposteur.

L’imposture est d’ailleurs un thème central dans l’œuvre de Bernanos : elle pose l’implacable question de la conformité entre notre parole et nos actes.

Car, après avoir exhorté le Ciel afin que lui soit donné le don du miracle, rien ne s’accomplira : l’enfant mort restera froid comme la terre d’hiver. Et c'est d'ailleurs là que se révèle également tout le génie de Bernanos : par sa faculté à nous faire espérer ce fameux “miracle” qui finalement n'aura pas lieu.

Ainsi le saint de Lumbres est ramené brutalement sur terre comme par la gifle d’une main immense ; cloué au sol, muré dans sa chair impuissante. C'est là que son humanité est, au fond, la plus bouleversante.

Le plus beau passage de ce livre, à mes yeux, se trouve dans les toutes dernières pages, lorsque le célèbre écrivain fictif, Antoine Saint-Marin (de l'Académie Française) – qui ce me semble, a été inspiré à Bernanos par Anatole France –, se rend dans la paroisse du saint de Lumbres pour rencontrer cet homme d'église à l'aura mystérieuse ; et faire par là même une petite visite de courtoise hypocrisie à celui qui lui fait de l’ombre depuis le fond de sa paroisse isolée, à lui, le grand homme de lettres – et si peu de l’être.

Georges Bernanos nous le dépeint comme une sorte de dilettante pitoyable et désinvolte, façon de vulgaire journaliste qui se mêle de vouloir écrire sur un phénomène qu'il ne peut absolument pas connaître : à savoir la sainteté.

Antoine Saint-Marin – qui n’a de “saint” qu’une partie de son patronyme –,  se retrouvera alors face à face avec un saint de Lumbres totalement inattendu.

Un homme dans le dénuement le plus extrême et qui n'aura pas besoin de “parler” – d’ailleurs il ne le peut pas, les lecteurs comprendront aisément pourquoi lorsqu'ils parviendront à la fin du livre –, pour foudroyer littéralement toute la petitesse et l'âme miséreuse de cet écrivain à succès, de cet homme tiède et minuscule.

La phrase muette qui se manifeste à la toute fin du livre, résonne comme le tonnerre et demeure longtemps clouée dans l'esprit.

Et c’est le silence qui remporte la dernière victoire.

Bernanos aura ces mots sublimes, dans un autre grand livre, Journal d’un curé de campagne :

« Garder le silence, quel mot étrange ! C’est le silence qui nous garde. »

Voilà de quoi méditer.


© Thibault Marconnet

15/12/2013

Francisco de Zurbaran, Agnus Dei, 1635-1640

1 commentaire:

  1. Encore une coïncidence, je suis fan, depuis la joie jusqu' à dialogues de carmélites en passant par les grands cimetières sous la lune, avec en prime, les adaptations de Bresson et Pialat...J' aime ton analyse, je suis aussi très sensible à cette agonie dans le dénuement, dans la privation de l' honneur, le viol, l' alcoolisme transcendés par l' offrande.

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