mercredi 12 février 2014

Errance

Caspar David Friedrich, Le Moine au bord de la mer, 1808-1810


À Friedrich Nietzsche


« Celui qui est parvenu, dans une certaine mesure, à la liberté de la raison n’a pas le droit de se sentir sur terre autrement qu’en voyageur, –  non pas cependant pour un voyage vers un but dernier ; car il n’y en a point. Mais il se proposera de bien observer et d’avoir les yeux ouverts à tout ce qui se passe réellement dans le monde ; c’est pourquoi il ne peut attacher son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y ait toujours en lui quelque chose du voyageur, qui trouve son plaisir au changement et au passage. »

Friedrich Nietzsche (in « Humain, trop humain »).



Le sang des pierres s’effrite en copeaux
sur les lignes d’ébène de la main.
Le quartz des lumières liquides, inassouvies, s’écartèle sous notre peau.
Des roches nues jaillissent les soleils froids,
compagnons de nos ombres tièdes ;
dans les jours qui s’enfantent de nos insomnies.
Le ventre est encore électrique
de la transpiration des herbes.
Les courbes du vent se cabrent dans le blé naissant.

Nos bouches titubent de mots anciens ;
antiques temples de sommeil,
livrés à l’acidité des pluies de lamelles grises.
Ce que nous donnions à la parole, nous l’avons repris,
et dans le murmure intact,
nos âmes vont sur le circonflexe des volcans.
Nos langues gelées, habitées d’abîme,
ruissellent de silence.
Nous étions pleins d’inutile,
et, comme on s’emplit les yeux d’eau et de lumière,
nos carcasses vont, pures.
Les cheveux de la mort et du mouvement des astres
s'enchevêtrent dans le ciel.
Les nuages, comme des nerfs de chevaux fous,
s’enlisent sur l’horizon.
Des silhouettes de linceul,
recroquevillées sur leurs carnes honteuses,
sortent des cimetières comme on va au tombeau.
Le sol exsude ses premières offrandes.
Nous étions coagulé de sacrifice et de repentir.
Qui oserait nous reconnaître à ce moment précis,
alors que tous nos pores, comme des électrons, saturent de vie ?

Ainsi que l’on va, juteux de rêves
dans les derniers sables du délire ;
nous voilà, nus,
repartis dans l’écorce familière des plaines délaissées.
La grêle et ses aumônes de givre
nous ont le visage barbelé tant et plus
qu’aucun miroir ne peut désormais
nous donner des pamoisons de Narcisse.
Nous laissons le châtiment à ceux qui veulent encore en jouir.
Nous n’avons à expier de rien.
Nous sommes charbonneux de soleil.
Des blocs de chairs s’étirent dans le monde lépreux
qui contemple ses vieilles idées
comme l’on ergoterait dans une pissotière
du devenir des oiseaux de braise.
Le mot peut remplacer le fouet.

Dans les vieilles tristesses aux cauchemars cachetés,
plus aucun ressac n’agite les natures dociles.
Et comme la mer passe au-dessous des plaies remplies de sel,
un tigre est en elles qui devient chat blessé.
Quand en aura-t-on fini de panser les rêves au moyen de ronces ?

Nous sommes fruits de l’errance immobile ;
artères et entrailles de puissance.
Nous n’avons plus à satisfaire la patience.
Nous ne pouvons nous détourner des fièvres qui suintent du Cosmos.
Un tremblement sinue dans la poitrine que rien ne fera taire.

Nous prétendons à l’existence.


© Thibault Marconnet

28/03/08

Paul Klee, Deux dromadaires et un âne, 1919

2 commentaires:

  1. Friedrich, sa toile est sublime, elle va bien avec tes mots.

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  2. Comme tu as su percevoir l' amertume désespérée de cet expatrié du ciel, je suis impressionnée par la force de tes images.

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