samedi 8 février 2014

Nommer le monde



Réelles présences de George Steiner est un ardent témoignage, une volonté de croire et de dire que tout n’est pas perdu.

C’est un chant pour que vive le Verbe, cet outil précieux et imparfait de “l’animal parlant” que nous sommes.

Est-il encore possible, dans le temps où nous vivons, de nommer le monde ?
C’est in fine la question essentielle que pose George Steiner dans cet essai admirable.

Il n’est pas aisé de parler d’un livre aux ramifications aussi profondes.
Je vais quand même tenter d’en restituer une lecture possible.

Ce qui est lucide, au sens plein de ce mot, peut nous aveugler. La lumière éclaire tout autant qu’elle obscurcit. Mais la cécité ne peut s’emparer de nous qu’à partir du moment où nous lâchons les rênes de la pensée.

C’est pourquoi l’œil de l’esprit a plus que jamais besoin d’être sollicité.

La réflexion que Steiner développe dans son essai est brillante et hautement salutaire. Elle peut nous aider à faire face au travail de sape – fort intéressant et cependant bien dangereux –, que manient les déconstructionnistes ludiques en tous genres, ces homo ludens, “hommes du jeu” qui jouent sans le savoir avec le feu.

Certes, on ne brûle pas le sens aussi facilement que du papier. Mais il s’agit d’être prudent.
Le langage est le dépositaire même du sens, son gardien. Veillons à ne pas le négliger.

On a fait subir aux mots, une atroce saignée. Et ils gisent, à demi exsangues.
Mais ils ne sont pas morts pour autant. Et il importe à chacun de leur donner sens, de leur insuffler de la vie, de perpétuer leur élan sémantique, séminal.

C’est à un rétablissement souhaité du sens du signe ou plutôt du « sens du sens » que plaide George Steiner.

Ce dernier explique avec beaucoup d’acuité que depuis Mallarmé et Rimbaud, nous sommes entrés dans ce qu’il nomme l’ère de l’Epilogue ou de l’« Après-Mot » : le moment où le mot est entré en rupture avec le monde et où celui-ci n’est plus considéré par les linguistes que comme un signe purement abstrait, une coquille creuse ne faisant pour ainsi dire référence qu’à lui-même.

Notre époque a totalement rompu avec la vision adamique du Logos censé définir les êtres et les choses de notre monde. Le fil d’Ariane a été tranché. Et nous avançons dans le noir labyrinthe, en quête d’une transcendance perdue.

C’est ce que Léon Bloy proclamait déjà avec force, en son temps : « Nous crevons de la nostalgie de l’Etre. »

Les astres ont une musique particulière. Le soleil, par exemple, résonne en Sol dièse ainsi que l’ont dit très récemment Sylvie Vauclair et Claude-Samuel Lévine, une astrophysicienne et un musicien, lors d’une émission radiophonique diffusée sur France Culture.

Et George Steiner ne cesse, à juste titre, de rattacher l’Homme au Cosmos.

Il existe pour lui, un lien très étroit entre l’Homme et la musique, un nœud quasi ontologique, une sorte de cordon ombilical comme une partition charnelle tissée de notes.

Pour l’auteur de Dans le château de Barbe-Bleue, poser la question : « Qu’est-ce que la musique ? » reviendrait aussi à en poser une autre, à savoir : « Qu’est-ce que l’Homme ? »

L’Homme est, dans l’une de ses acceptions, défini comme “l’être doué du langage”. Or, la musique peut très bien se passer du langage. En cela elle le dépasse, elle le précède.

D’ailleurs, selon George Steiner, on ne peut rien dire de précis sur la musique : cet art sensible compte sans nul doute parmi les plus mystérieux qui nous soient donnés et il est, de tous les arts, le plus dénué de référent humain.

De ce fait les musicologues, quelques brillantes que soient leurs gloses à propos d’une œuvre musicale, n’ajouteraient en fin de compte que de la poussière en tentant d’expliciter de manière intelligible ce qu’est l’ineffable de la musique.

L’opération en reviendrait à vouloir, par le truchement d’un bistouri, ouvrir la poitrine d’un homme en pensant y trouver son âme sous une forme palpable.

George Steiner se définit lui-même, avec un regard pénétrant et humble, comme un “facteur” de la pensée.

Le miracle a parfois lieu et les lettres parviennent à leurs destinataires, tandis que d’autres se perdent en route.

En ce qui me concerne, Réelles présences s’est imposé à moi comme une lettre vitale – de celles que l’on reçoit rarement et qui nous bouleversent en profondeur.

Les mots que j’y ai lu ont lavé mon regard, ont enrichi ma conscience.

Cet appel à l’Etre résonne en moi comme une voie d’incarnation.

Au fond, le langage c’est la voix et le corps même de l’absence – de l’absence qui accède à la présence.

Sans les mots, nous serions seuls au monde, totalement retranchés de lui.

Et mettre ce véhicule verbal en mouvement, c’est redonner de l’ampleur et de la densité à tout ce qui nous entoure – afin d’invoquer la présence, les réelles présences.

Les mots sont le sang de l’Etre.
Et il ne sera pas dit que nous laisserons dépenser ce sang en vain.

© Thibault Marconnet
18/01/2014

Anselm Kiefer, Seraphim

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