mercredi 5 février 2014

La traversée



Le Voyage au phare de Virginia Woolf, fait partie de ces ouvrages précieux qu’on referme avec la sensation d’avoir caressé de la soie du bout des doigts, effleuré un rayon de lumière étendu sur le blanc virginal du papier.

La lecture de ce livre ne “déflore” rien de l’aura lumineuse et obscure contenue au sein de ces pages.

On ne sait plus où l’on est : dans une salle à manger où se croisent des regards comme autant de paroles muettes ; devant un chevalet face à la mer argentée, avec une peinture qui n’en finit pas de nous questionner, hachée çà et là de quelques maigres taches de couleurs ; dans une embarcation qui glisse sur l’eau comme une plume pleine d’encre noire avec laquelle s’écrirait une histoire particulière et universelle à la fois, etc.

“L’œil jaune” de ce phare semble éclairer la scène d’un théâtre antique où se joue le drame de passions refoulées qui déchirent le corps et tourmentent l’âme.

Le Voyage au phare, c’est le récit de cette équipée fébrile que chacun de nous mène au cours de son existence de terre ; cette faible lumière qui scintille en chaque être ; ce nimbe étrange enfilé sur les uns et les autres comme un grand manteau de nuit.

Ce phare, c’est tout ce qu’on imagine de soi et des autres. C’est un grand point noir d’interrogation qui ne livre pas de réponses.

Nous méconnaissons fondamentalement les êtres qui nous entourent, pareils à des phares silencieux et éteints que l’on ne peut atteindre au cœur dans leur proche et lointaine présence.

Naviguant avec nos yeux d’aveugles, nous nous brisons contre les récifs du silence et de l’inconnu.
Il nous est rarement donné de voir l’autre dans une partie de sa plénitude : nos mains ne peuvent saisir que des miettes.
Il nous faut donc accepter la distance infranchissable qui nous sépare tous.

Virginia Woolf nous montre des êtres perdus en eux-mêmes et qui tentent désespérément de se comprendre les uns les autres.

Mais à peine s’éclaire une bougie, qu’un vent chargé de pluie vient aussitôt l’éteindre.

Ces êtres de papier – qui nous ressemblent tant au fond –, semblent ne pas pouvoir se toucher, comme séparés par une fine enveloppe de verre, cloîtrés dans leur chair tremblante d’amour, en quête d’une impossible union.

Le Voyage au phare est un miroir de nos vies, tour à tour claires ou opaques.
Et ce phare, figé dans son isolement et dans les rêveries qu’il suscite, est peut-être le symbole de la mort.

Une fois parvenus au terme de notre excitant voyage rempli de promesses, il se peut que nous nous disions : « Au fond, ce n’était que ça, ce grand rêve ? »
C’est oublier que l’essentiel ne réside pas sur les rives d’où nous partons ni le long de celles que nous atteignons.

L’essentiel se situe dans le mouvement précaire et passionnant de toute traversée.


© Thibault Marconnet

24/11/2013


Odilon Redon, Bateau avec deux personnages, 1908

2 commentaires:

  1. C'est terrible..j'ai découvert Virginia Woolf avec une pochothèque classiques modernes.. un format sur lequel on peut se répandre et choisir.. j'ai tout bu. Les toiles que tu y ajoutes sont sublimes... un bail que je suis aller trainé du côté d'Odilon et Virginia.
    Merci pour ce mariage.

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  2. Et bien moi je n'ai lu que Mrs Dalloway pour le moment....;)

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