dimanche 2 février 2014

Ici, on n'est pas là


- Bonjour, Monsieur, excusez-moi.
- Ici on ne s’excuse pas.
- Ah… Pardon.
- Ici, on ne pardonne pas.
- C’est embêtant…
- Ici on n’embête personne.
- Comment dire… Avez-vous de la musique ?
- Que dites-vous ? De la ?
- Musique. De la musique.
- Non, ici on n’a pas ça.
- Auriez-vous de la poésie ?
- Que voulez-vous dire ?
- Vous savez, c’est la première parole de l’Humanité. La parole créatrice.
- Ici, on n’a pas d’humanité. Ici, on ne crée pas.
- Décidément… Et des peintures ? En avez-vous ?
- De la peinture en bâtiment, oui.
- Ah… Mais c’est que je cherchais autre chose.
- Que cherchiez-vous ? Ici, on ne cherche pas.
- Je cherchais des tableaux de peintres.
- Pour quoi faire ?
- Eh bien, pour le plaisir.
- Ici, ce mot est banni.
- Bon. Pour l’émotion alors.
- Ici, on n’émeut pas. L’émotion, c’est réactionnaire. Ici, rien que des gens bien comme il faut. Pas de vagues. L’émotion ne sert à rien. Il faudra vous en passer.
- Mais si je pleure, si je ris, si j’ai mal, si j’ai peur ?
- Ici, on n’accepte rien de tout cela. Vous êtes en retard de plusieurs siècles.
- Mais pourtant, hier encore…
- Hier n’existe pas. On n’était pas là. Rentrez-vous ça dans le crâne.
- Et des livres d’Histoire, en avez-vous ?
- Qu’est-ce que c’est encore que ça ?
- L’histoire des hommes.
- Ici, on n’est pas des hommes.
- L’histoire des hommes et des femmes alors.
- Ici, on n’est ni l’un ni l’autre.
- Mais qu’êtes-vous alors ?
- Ici, on n’est pas.
- …
- Alors, que puis-je pour vous ?
- Je ne sais plus. Je ne sais pas.
- Ici, on sait tout.
- Comment ça ?
- On sait tout tout tout tout tout.
- Tout sur quoi ?
- Tout sur tout.
- Mais si vous n’avez rien qui rassemble l’émotion humaine ?
- Ici on n’a pas besoin de ça. L’émotion, c’est pour les faibles. Ici, on est des forts.
- Qu’est-ce que vous savez alors ?
- Ici, on ne sait pas.
- Mais vous venez de me dire le contraire !
- Ici, on n’est pas contraire. Il faudra vous y faire.
- Vous allez me rendre fou !
- Ici, on n’a pas de fou.
- Aidez-moi à sortir de ce cauchemar !
- Ici, on n’aide pas.
- Mais vous n’avez donc rien à me donner ?!
- Si.
- Quoi donc ? Dites !
- Du vide. Ici, on n’a même que ça.


Thibault Marconnet (Ici, on ne signe pas)

02/01/2014

5 commentaires:

  1. On se sent quand même bien ici, alors même si ici on ne commente pas, on ne va pas en rester là!

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  2. Peut-on considérer qu'une stratégie bâtie autour du vide est possible ? Dès lors qu'il y a stratégie, est-on encore dans le vide ?
    Je chipote, bonne base de réflexion, merci.

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    1. Et pourtant, de ma vision c'est une stratégie qui est mise ne place dans nos sociétés. Je n'ai jamais vu autant de monde qui sont affamés de toute les manières inimaginables. Il y a un petit livre de Paul Auster, l'éloge de la faim qui est pas mal. Enfin. La stratégie du vide est bien présente, tout en faisant croire qu'il ne faut jamais avoir faim. Bon il y a le vide magnifique aussi, celui qui remplit mais c'est une autre histoire. Ce texte est loin d'être vide. Magnifique. Il est vrai que tu est mûr pour publier. Je te le souhaite.

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  3. Votre texte, dans sa remarquable simplicité, possède un sursaut de révolte, auquel je suis loin d'être indifférent.

    L’inextricabilité de ce «Monsieur» donne le vertige! C’est une toile vaine que celle-là qu’il nous tend, de soi à lui. Car, il en craint les extrémités d’où proviennent précisément nos différences propres.

    Qu’elles lui échappent, et il est perdu. Vous le voyez, son oeil, autant que ses réponses n’ont de cesse de loucher. Du moins, cherche-t-il ainsi à nous happer, à sa mode, dans une cartographie du vide.

    Eh quoi! Avec un rien de chance, on oubliera même jusqu’à la palette de sentiments nobles que nous offrait le ciel… Quoique pragmatique et calculateur, le philistin aura toujours peur que le ciel lui tombe sur la tête.

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