L’âme insurgée
de Armel Guerne est une lecture salutaire à laquelle mon être tout entier se
ressource. Au sein même du désert contemporain – en continuelle expansion –, il
est bon d'aller se frotter au pelage d'œuvres essentielles qui grondent comme
le tonnerre ; qui éclairent de leur foudre la minuscule nuit étroite et
étriquée de notre siècle.
Armel Guerne, véritable habitant du
langage, chauffé au feu blanc de la Poésie – cette Parole hautement nourricière,
ce lait d’aube du Verbe –, est né à Morges, en Suisse, le 1er avril 1911 et
mort le 9 octobre 1980 à Marmande dans le Lot-et-Garonne. Poète et immense
traducteur – entre autres de Yasunari Kawabata, de Hölderlin, de Novalis, de
Heinrich von Kleist, de Martin Buber (pour les Récits hassidiques
rassemblés par ce dernier), etc. –, Armel Guerne écrivait comme on allume des
feux de signal sur les montagnes. Berger de la parole, il s'est engouffré corps
et âme dans la pelure des mots, dans l'épaisse beauté de leur sang noir, dans
la bouche d’or qui ressuscite les grandeurs oubliées.
Grand germaniste, il a su redonner à la
figure trop galvaudée du Romantisme, son puissant souffle d'insurrection
primordiale – mettant en relief ce refus du médiocre et de la bassesse qui constitue
en partie cet élan de l’âme, de l’âme
insurgée.
Voici ce qu'il en disait : « Le
grand refus posé devant vos forces déployées et brandies, vaines et
implacablement. Toutes les horreurs, les viols, les arrogances, l'injustice,
toutes les férocités, l'atroce surenchère de toutes les polices, la
persécution, l'astuce, la torture, l'évidence et le secret de votre barbarie
ouverts sur notre pertinence d'êtres vifs, annulés par notre refus qui les
reçoit comme un hommage ; toutes vos duretés finalement brisées contre notre
dureté plus dure. »
Résistant pendant la Seconde Guerre
Mondiale, il fut arrêté par la Gestapo en 1943. Lorsque les assassins de toute
parole et de toute vérité le capturèrent, lui et sa femme, Armel Guerne refusa
de répondre en allemand à ses tortionnaires. Les bureaucrates du crime lui
montrèrent alors un exemplaire de Novalis traduit par ses soins.
Armel Guerne répondit vertement :
« Non, bien sûr : c'est moi. Mais j'ai oublié cette langue du jour que les
Allemands ont franchi la frontière sans passeport. »
Si cela n'est pas du courage – et du plus
étincelant qui puisse être –, qu'on me dise donc ce que c'est.
Le verdict des bourreaux fut sans appel
: déportation à Buchenwald. Durant le trajet, il parvint à s'évader du train
avec d'autres compagnons de galère.
Dès son retour en France, après bon nombre
de tribulations, il se consacra entièrement à témoigner pour la Création – et
tout particulièrement pour la parole poétique, source créatrice par excellence
: ruisseau de survivance au sein des eaux mortes qui l'encerclent toujours sans
pouvoir l'avaler totalement.
Il entretint également avec le
philosophe roumain, Emil Cioran, une correspondance accrue. Au nihilisme de
Cioran, Armel Guerne répondait, dans une lettre datée de 1978, par ces mots :
« Il n'y a pas beaucoup de raisons de vivre, je l'admets, mais il y en a
une infinité de ne pas mourir – ne serait-ce que toutes celles qui complotent à
nous faire crever ! »
Les précieuses informations dont je me suis fait ici le relais, ont été puisées à la superbe préface de Stéphane Barsacq qui ouvre L’âme insurgée, cette œuvre essentielle dont la lumière ne peut s’évader de la rétine une fois qu’elle s’y est collée ; cette parole qui ne s’oublie pas et que rien n’abolira tant son feu est vivace et fruit de la liberté.
Grand vivant, Armel Guerne n’est pas
vraiment mort. Cet homme qui a témoigné avec une force rare pour que vive et
flamboie le Verbe en chacun de nous, ne pourra pas être effacé par la Nuit. Ardent
défenseur du Mystère dans un monde pédant qui prétendait et prétend encore
pouvoir tout expliquer, abaisser toute énigme à son aune misérable, Armel
Guerne a sans doute établi son nouvel ermitage dans un lieu qu’il ne nous est
pas donné de connaître.
Laissons donc à présent s’exprimer ce
passeur sans égal :
« […] on ne devrait jamais l’oublier,
la vie n’est pas un état mais un risque, et qui s’ouvre toujours plus.
Grandiose. Une conquête qui n’en finit pas. Un voyage – au sens où Schubert l’a
certainement vécu – mais un voyage incertain et dur, à la mesure de ceux, et de
ceux-là seuls, qui sont capables de marcher.
Il vaut donc mieux, croyez-moi, ne pas
trop se fier aux ruminants intellectuels qui vivent à la ferme, engrangeant le
foin et la paille de leurs savoirs récoltés. Les hommes de cabinet, laissez-moi
vous le dire, ne font pas de bons compagnons de route.
Vivent les hommes de plein vent ! »
(in L’âme insurgée, p. 29)
« Le poète,
je vous l’ai dit, n’a pas la vie facile dans ce monde et ses besoins, pour
exister, n’ont rien d’épisodique ou de professionnel. Il est voué à
l’essentiel. Donc à la pauvreté matérielle. Une existence entière à préserver
dans tous ses lieux, ouverte à ses passions, conquérant son intégrité.
L’ampleur indispensable de l’espace et du temps, la solitude, le silence et la
continuité. Les questions à poser vraiment ; la réponse à attendre de
tout. Un travail où l’on entre une fois pour toutes pour ne plus le quitter,
pour n’en jamais sortir avant qu’il soit fini, achevé. Un enrichissement
profond qui rejette à mesure tout l’accessoire, tout le surplus intellectuel,
la vanité, l’épate, l’encombrement de la mémoire et de tous les chemins
d’accès, bref, ce qui n’est pas absolument la nourriture salutaire. Et le
contrôle rigoureux, la vérification constante de tout cela sur tous les faits
et gestes, à chaque instant de chaque jour. Un combat, s’il faut l’appeler de
son nom, qui ne se ralentit jamais une fois qu’il est engagé, s’enhardissant de
tous les héroïsmes aussi naturellement qu’une plante, en croissant, s’enhardit
dans son vert. Car la grandeur, lentement, sûrement accordée à un rythme
cosmique, élargit peu à peu son aire intérieure et le confort de son logement.
Rien qu’une vie et rien qu’un lieu pour tout cela, c’est peu ! Mais une
fois chez elle et bien à l’aise, elle commence ses aménagements, ouvre l’œil à
de nouveaux regards plus vifs, plus pénétrants, éteint les complaisances, ferme
l’oreille aux bruits satisfaisants de la musique et doucement, tendrement,
l’habitue à l’écoute plus simple de l’ineffable, assouplit délicieusement les
muscles orgueilleux de l’orgueilleuse intelligence pour l’exercer, loin de ses
jeux futiles, aux pratiques du bond, du vol, de la plongée, afin de franchir
l’apparence, de l’enjamber, de la tourner et de poursuivre, par-delà, sa chasse
périlleuse – et parfois bienheureuse – de la réalité substantielle.
C’est vrai, on
ne peut parler ce langage qu’à ceux qui le savent déjà, ou qui sont sur le
bord, ou qui veulent y être. Il est peut-être vrai aussi qu’ils ne sont pas
nombreux : on le dit, en tout cas, et les autres le croient ; mais
comment le savoir si personne n’essaie ? Et puis surtout, que nous importe
à nous ? Les autres sont des
morts, un nombre seulement, des impersonnes qui sont nées mortes dans leur
époque dont elles ne toucheront jamais le vrai moment du doigt ; de mornes
effigies qui se figurent – oh ! non pas être : cela se sent – mais avoir,
avoir une vie parce qu’un temps les véhicule et les agite, parce qu’elles ont
un matricule et connaissent le numéro ; d’impossibles médailles frappées
sur une face à l’image de l’homme et sur l’autre de rien, façonnées de ce néant
auquel elles appartiennent. La prolifération grouillante du non-être. Un
modelage de l’absence certifié copie conforme. Et parce qu’il est vrai que les
institutions que les hommes se sont données, jusqu’aux églises qu’ils se veulent
à présent, ne font toujours appel qu’au pire de nous-mêmes et jamais au
meilleur, on comprend que l’humanité soit démoralisée et ne puisse jamais
apprendre ce qu’elle vaut, tout près de quelles plénitudes elle promène son
vide, devant quelles félicités immensément impatientes elle accable son cœur
d’ombres sordides et d’amertumes imbéciles – incapable dedans de s’inventer,
incapable dehors de sentir son péril. Car la violence, évidemment, est le seul
exutoire de ce mutisme intérieur. » (in L’âme insurgée, p. 19-20)
« C’est
pourquoi, je le dis ici, pour le salut de ce qui nous reste d’âme, pour
l’honneur de l’esprit : jamais depuis l’origine du monde, depuis la
création de la lumière et la séparation des eaux d’en haut et de celles d’en
bas, ni à aucun moment au long de notre histoire depuis le tout premier
commencement, jamais la poésie n’a été aussi nécessaire – quel que puisse être
le nombre de ceux qui ne le savent pas – ni réclamé dans une urgence aussi
abrupte et absolue l’indispensable chant secret de cette pauvresse splendide,
fille sauvage de la Providence et seule héritière directe des hautes évidences
premières, qui fait la honte du monde dit “civilisé” – et singulièrement de la
France où elle est méprisée, ignorée, rejetée de nos jours plus et mieux que
partout ailleurs. Parce qu’elle est l’enfant surnaturel du verbe et
naturellement l’avocate de l’âme insurgée, donc de plain-pied avec
l’Apocalypse, la poésie est par essence le seul langage encore assez vivant,
encore assez armé, encore assez puissant et entier, assez près du mystère aussi
de la parole, pour emporter d’assaut les forteresses de l’inertie et crever le
béton des citadelles du mensonge, portant en elle un grain de vérité humaine
qui peut germer encore, une semence de beauté qui fleurira dans la hideur, de
saints pollens de l’immortelle simplicité et même, pour certains, l’amande du
noyau du fruit intemporel qui fait lever dans l’âme, puissamment, un arbre
superbe avec le bruissement vivant de son feuillage, le creusement très doux du
bleu des ombres et la visite claire des oiseaux qui le feront sourire. Autour
de sa sagesse pivotent les saisons. Jamais un mot. Il lave l’air intimement. Il
appelle la pluie d’en haut. Il fertilise les déserts. Et c’est sur lui,
significativement, sur ce mage majestueux que s’abat, depuis un quart de
siècle, la main meurtrière de ce qu’on nomme le progrès ! » (in L’âme insurgée, p. 21)
« Pourquoi
crier à l’impossible quand le possible est déjà là, prêt à entrer, qui n’attend
plus que vous pour s’accomplir en vous accomplissant ? Il n’y a pas un
homme qui puisse vivre heureusement de ses instincts bestiaux, enfermé dans son
corps, incarcéré dans son opacité muette, rivé stupidement sur son nombril. On
y suffoque, on s’y étouffe, on s’y éteint – et la haine enragée gravite, comme
un soleil mort, autour de cette viande inhabitée. Réapprenez à lire et
sauvez-vous de là ! Laissez parler en vous la langue qui libère. Relevez
le grand I de l’Imagination :
c’est le bâton magique qui vous déshallucinera, la verge de la vraie lucidité.
Vous n’êtes pas des huîtres ! Ouvrez votre silence à la conversation de
l’ineffable et vous saurez étonnamment de quelle immensité intérieure votre
réalité est faite, insérée aux deux bouts dans l’infini. Son appétit de point
final est une duperie ; l’apparence est un leurre et les idées, presque
toujours faites sur des idées, ne disent rien qui vaille. La confidence des
poètes vous en convaincra : il ne se passe rien dehors, tout se passe
dedans. Ils ne font pas la poésie, ils n’en sont pas les auteurs, car ils sont
une oreille avant d’être une bouche et ce sont eux, au contraire, qui sont
faits par la poésie, comme un premier maillon entre elle et vous. Sans elle,
ils ne sont rien ; avec vous, ils sont tout. Le verbe qu’ils conduisent a
son génie en vous. Ne le tuez donc pas. » (in L’âme insurgée, p. 22-23)
« Aucun
homme, ce n’est pas vrai, ne s’avance tout seul jusqu’au bord de son
risque ; il n’ose pas. Aucun homme non plus, même le plus audacieux, ne
commence vraiment à penser sans être plus ou moins intimidé par ses pensées. Il
a besoin d’appuis ; il lui faut rencontrer des frères, retrouver des amis
pour pouvoir, pour oser se risquer plus avant. Que croyez-vous que soient les
livres, certains livres ? Qui croyez-vous que soient leurs lecteurs,
certains lecteurs ? On parle à tort et à travers des influences qu’a
subies une personnalité en se formant, ou un génie ; mais c’est tout le
contraire : ce sont des permissions que l’originalité s’en va chercher
pour devenir ce qu’elle se sent déjà le besoin d’être tout à fait, sans en
avoir pourtant tout à fait le courage, ni les moyens peut-être. Aucune
expérience n’a jamais rien pu apprendre à personne en ces domaines ; mais
toute expérience peut toujours servir à confirmer quelqu’un. Et plus tard,
lorsque vraiment son être tout entier adhère à ce qu’il pense et quand chaque
pensée retentit pleinement sur son existence, le solitaire qui jette l’ancre,
plonge sa nasse ou mouille ses filets dans des eaux inconnues n’inaugure par là
aucune sorte d’aventure ; s’il ausculte la nuit, ses mains ne sont pas
veuves ; s’il interroge le silence, il n’est pas orphelin. C’est toute une
famille d’esprits qu’il a autour de lui, et il se sait un peu partout, sur
l’immense étroitesse du temps qui les allie, des frères, des cousins, des amis
et des maîtres. Nommés ou consultés dans le passé, connus ou devinés dans le
présent, pressentis et aimés dans l’avenir. Le même oracle et l’unique leçon.
La seule vraie leçon : celle qu’on va chercher et qu’on ne peut ni entendre
ni prendre qu’à condition de la connaître déjà. Ces frères de la soif, les
grands et les petits, à quoi bon les énumérer ? La voix de Novalis, qui
nous parle aussi de plus près, est mieux faite pour qu’on l’entende encore dans
le bruit de nos habitudes ; elle est aussi moins rude à notre intelligence
citadine que le tumulte d’un Boehme, la démesure de l’immense Paracelse, la
puissance d’un Maître Eckhart, ou moins cachée que, tout là-bas, le fil d’or de
la voix de Plotin. Mais elle est fraternelle de la même fraternité. » (in L’âme insurgée, p. 119-120)
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Portrait d'Armel Guerne devant le moulin de Tourtrès |