mardi 28 janvier 2014

Pierre bleue du ciel



Pierre Bergounioux est un écrivain hanté.

Les fantômes qui le peuplent sont ceux de la brande millénaire ; cette brande qui siffle sous les assauts d’un vent pareil au bélier défonçant les lourdes portes d’anciennes forteresses.

Car ce sont des ruines que le paysage Limousin avale dans sa gueule noire ; les ruines d’un monde ancien, rural, où la “parlure” avait encore un sens précis pour les hommes et les femmes de ces terres désertées.

L’écriture de Bergounioux a partie liée avec la minéralité, le végétal et l’animal.

Avec Un peu de bleu dans le paysage, celui-ci nous conte par une grande force d’évocation, la longue litanie des vies brisées ; le destin de ces êtres engendrés par l’acidité des tourbières et qui s’y retrouvent embourbés jusqu’au cou ; “ces animaux pensants” qui ploient sous le joug d’une condition à laquelle ils ne peuvent échapper.

Car la voix ancestrale de la terre, le sang qui goutte en leurs veines, ont leurs propres lois implacables.

Le verbe de Pierre Bergounioux convoque des statues de sel ; des “femmes de Loth” qui tournèrent un temps leur visage vers un avenir espéré, jusqu’à ce que la violence du vent vienne leur cingler la face pour les faire regarder en arrière – et les pétrifier.

Son récit intitulé Millevaches – situé à mi-parcours du livre –, m’a tout particulièrement saisi.

Pour m’y être rendu par le passé, j’ai pu retrouver – dans les pages que Bergounioux y consacre –, cette atmosphère si particulière de “chambre mortuaire” ; cette solitude boisée qui emplit l’être et vous dépouille, vous dépossède, vous lave de tout : de votre nom, de votre histoire, du passé, du devenir, etc.

Cette expérience me fut si intense que je ne savais qu’en dire : le silence me tenait lieu de mémoire.
Bergounioux a su former une bouche afin qu’une mince parole puisse témoigner de cette “pièce luxueuse tendue de brocart vert” battue par les vents et l’humidité.

Flotte au-dessus de ces tourbières un vaste silence, qui se dépose comme les ailes grises d’un oiseau immense et mythique.

Au Plateau de Millevaches, “j’étais personne” ; rien qu’un peu de matière humaine sous la pierre bleue du ciel : une chair revenue se plonger, se fondre dans la grande solitude boisée des origines.

Face à ce paysage de désolation, Bergounioux invite le lecteur à une réflexion sur le peu de poids de la mort.

Place aux mots de cet écrivain, dont la syntaxe est puissante et noueuse comme un chêne :

«  Nous sommes enclins, faits comme nous le sommes, à regarder notre petit moment, qui est tout ce qu’on ait, tout autrement qu’il n’est. Cette illusion est nécessaire, sans doute. Sans elle nous n’aurions pas la force d’agir, l’envie de continuer. Il est besoin de croire que nos entreprises et nos desseins, que notre destinée ont quelque fondement, qu’il importe au plus haut point de les accomplir. Mais cette idée qu’on s’est faite, pour vivre, se mue en obstacle lorsque l’heure est venue de partir. On hésite. On répugne à délaisser une affaire que l’on imaginait si grande, qu’on croyait justifiée. La philosophie, en pareille occurrence, peut assurément nous aider. Elle établit, par raison, la nihilité de l’humaine condition. Mais il est bien plus simple, lorsque vient le moment d’être fixé, de gagner la haute lande, drapée de gris et de violet. On voit, d’un coup. On sait. Ce n’est rien. On peut accepter. »


© Thibault Marconnet

29/10/2013


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