Le Winterreise de Franz Schubert est une
œuvre sépulcrale d’une rare grandeur.
Est grand tout ce qui
murmure à l’homme des choses essentielles.
Ce cycle de 24 lieder
– écrits par le poète allemand, Wilhelm Müller et pour lesquels Schubert a
composé parmi les plus belles mélodies qui soient –, nous invite à une profonde
réflexion, à un recueillement de l’âme sur ce que nous fûmes lors de notre vie de
terre : des êtres dont le cœur aura battu à tout rompre, au sein de
l’amour, de l’effroi, de l’angoisse et de la joie.
Lors du grand partage
de la nuit, qui peut dire ce que nous serons ?
Quelle mélodie du vent
accueillera nos cendres ; quelle terre noire nous avalera comme une grasse
taupe ?
La mort, ainsi que
l’écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch, est du domaine de l’Indicible.
Et pourtant, il nous
faut bien tenter de la nommer, cette étrangère contenue en nous « comme le
fruit son noyau » d’après l’expression de Rainer Maria Rilke.
Au cœur de l’homme bat
une terrible conscience : celle de sa finitude. Dès lors, comment parler
de cela même qui n’a pas de voix, dont la langue de ténèbres ou de lumière nous
est voilée, inconnue ?
Est-il un voile à
déchirer, d’ailleurs ? Et quel décor dissimule-t-il ?
Nul ne le sait.
La mort, je la vois
comme une grande nourrice, première à nous faire boire son lait le jour de
notre naissance : un lait suave et doux, chargé de promesses.
Et quand viendra le
moment du mourir, c’est elle encore qui tendra à notre bouche de vieil enfant
son sein fatigué et étrangement familier.
« La servante au
grand cœur dont vous étiez jalouse, / Et qui dort son sommeil sous une humble
pelouse, / Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. / Les morts, les
pauvres morts ont de grandes douleurs... »
Ces vers magnifiques
sont de Baudelaire et j’y perçois la même musique que celle de Schubert :
un chant de pitié qui nous enveloppe entre ses bras comme ceux d’une femme
aimée.
Première et dernière
nourrice, la mort bercera chacun de nous, sans distinction.
Dietrich
Fischer-Dieskau et Alfred Brendel convoquent des images de toute beauté, l’un
par son chant, l’autre par son piano.
Par son chant habité,
Dietrich Fischer-Dieskau nous fait don de la grâce.
D’aucuns ont pu
déplorer une voix fatiguée de la part de Fischer-Dieskau.
A cela je
réponds : quoi de plus émouvant et “juste” qu'une “voix fatiguée” pour
chanter le dernier des voyages ?
La voix faible et qui s'éteint,
qui peine à se “tenir debout” oserais-je dire : voilà, selon moi, ce qui fait
toute la grandeur de cette incarnation. Et concernant le Winterreise, je n’en connais pas de plus belle.
Sur les touches de son
piano – neige et nuit mêlées –, Alfred Brendel nous délivre le testament
musical et bouleversant que composa Schubert au seuil de la mort.
C’est sur un lieder
aux teintes crépusculaires, “Der Leiermann” (“Le joueur de vielle à roue”), que
viennent mourir les dernières notes de ce voyage d’hiver.
La traduction qui suit
est de Gil Pressnitzer :
« Là-bas, derrière le village, il y a un
joueur de vielle / Et de ses doigts gourds il joue ce qu'il peut. / Pieds nus
sur la glace, il va chancelant çà et là / Et sa petite sébile reste toujours
vide. / Nul ne daigne l'entendre, nul ne le regarde / Et les chiens grondent
après le vieil homme. / Mais il laisse tout filer, / advienne que pourra, il
joue, et sa vielle jamais ne se tait. / Étrange vieillard, dois-je aller avec
toi ? / Voudrais-tu faire tourner ta vielle pour mes chants ? »
Pour finir, j’aimerais
emprunter des mots à un grand écrivain contemporain, Pierre Bergounioux, issus
de son livre Un peu de bleu dans le
paysage :
« On voit, d’un
coup. On sait. Ce n’est rien. On peut accepter. »
Puisse-t-il en être
ainsi.
Ps : La grande richesse de ce DVD est de fournir des sous-titres en plusieurs langues pour les divers lieder chantés - ce qui ajoute une émotion supplémentaire à cet enregistrement sobre et habité.
© Thibault Marconnet
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