dimanche 26 janvier 2014

Memento Mori



Le Winterreise de Franz Schubert est une œuvre sépulcrale d’une rare grandeur.

Est grand tout ce qui murmure à l’homme des choses essentielles.

Ce cycle de 24 lieder – écrits par le poète allemand, Wilhelm Müller et pour lesquels Schubert a composé parmi les plus belles mélodies qui soient –, nous invite à une profonde réflexion, à un recueillement de l’âme sur ce que nous fûmes lors de notre vie de terre : des êtres dont le cœur aura battu à tout rompre, au sein de l’amour, de l’effroi, de l’angoisse et de la joie.

Lors du grand partage de la nuit, qui peut dire ce que nous serons ?
Quelle mélodie du vent accueillera nos cendres ; quelle terre noire nous avalera comme une grasse taupe ?

La mort, ainsi que l’écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch, est du domaine de l’Indicible.

Et pourtant, il nous faut bien tenter de la nommer, cette étrangère contenue en nous « comme le fruit son noyau » d’après l’expression de Rainer Maria Rilke.

Au cœur de l’homme bat une terrible conscience : celle de sa finitude. Dès lors, comment parler de cela même qui n’a pas de voix, dont la langue de ténèbres ou de lumière nous est voilée, inconnue ?

Est-il un voile à déchirer, d’ailleurs ? Et quel décor dissimule-t-il ?
Nul ne le sait.

La mort, je la vois comme une grande nourrice, première à nous faire boire son lait le jour de notre naissance : un lait suave et doux, chargé de promesses.

Et quand viendra le moment du mourir, c’est elle encore qui tendra à notre bouche de vieil enfant son sein fatigué et étrangement familier.

« La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse, / Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse, / Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. / Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs... »

Ces vers magnifiques sont de Baudelaire et j’y perçois la même musique que celle de Schubert : un chant de pitié qui nous enveloppe entre ses bras comme ceux d’une femme aimée.

Première et dernière nourrice, la mort bercera chacun de nous, sans distinction.

Dietrich Fischer-Dieskau et Alfred Brendel convoquent des images de toute beauté, l’un par son chant, l’autre par son piano.

Par son chant habité, Dietrich Fischer-Dieskau nous fait don de la grâce.

D’aucuns ont pu déplorer une voix fatiguée de la part de Fischer-Dieskau.

A cela je réponds : quoi de plus émouvant et “juste” qu'une “voix fatiguée” pour chanter le dernier des voyages ?

La voix faible et qui s'éteint, qui peine à se “tenir debout” oserais-je dire : voilà, selon moi, ce qui fait toute la grandeur de cette incarnation. Et concernant le Winterreise, je n’en connais pas de plus belle.

Sur les touches de son piano – neige et nuit mêlées –, Alfred Brendel nous délivre le testament musical et bouleversant que composa Schubert au seuil de la mort.

C’est sur un lieder aux teintes crépusculaires, “Der Leiermann” (“Le joueur de vielle à roue”), que viennent mourir les dernières notes de ce voyage d’hiver.
La traduction qui suit est de Gil Pressnitzer :

« Là-bas, derrière le village, il y a un joueur de vielle / Et de ses doigts gourds il joue ce qu'il peut. / Pieds nus sur la glace, il va chancelant çà et là / Et sa petite sébile reste toujours vide. / Nul ne daigne l'entendre, nul ne le regarde / Et les chiens grondent après le vieil homme. / Mais il laisse tout filer, / advienne que pourra, il joue, et sa vielle jamais ne se tait. / Étrange vieillard, dois-je aller avec toi ? / Voudrais-tu faire tourner ta vielle pour mes chants ? »

Pour finir, j’aimerais emprunter des mots à un grand écrivain contemporain, Pierre Bergounioux, issus de son livre Un peu de bleu dans le paysage :

« On voit, d’un coup. On sait. Ce n’est rien. On peut accepter. »

Puisse-t-il en être ainsi.

Ps : La grande richesse de ce DVD est de fournir des sous-titres en plusieurs langues pour les divers lieder chantés - ce qui ajoute une émotion supplémentaire à cet enregistrement sobre et habité.


© Thibault Marconnet




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