C’est avec
émerveillement que j’ai lu les dialogues entre George Steiner et Pierre
Boutang, ces deux ardents serviteurs de la Pensée au verbe haut et clair.
Leurs ferraillements
métaphysiques font naître des feux au plein cœur de l’épaisse obscurité.
Leurs mots dévoilent
tout autant qu’ils voilent : c’est là sans doute le secret d'un échange
véritable ; la vérité de toute parole humaine.
En lisant leurs
dialogues, j’ai pu entrevoir ce que c’est que le travail de deux âmes tendues
tout entières vers la connaissance. Dans ces entretiens, Boutang et Steiner questionnent
avec ferveur des textes anciens, ils interrogent en profondeur le mythe
d’Antigone et le Sacrifice d’Abraham.
Dès les premiers mots,
on sait que ces deux penseurs ne plaisantent pas : ils savent toute l’importance
de leur tâche d’être hommes, toute la difficile grandeur que revêt leur
vocation de servir au mieux la Pensée.
Car cette dernière ne
doit pas rester lettre morte. Il importe à ces deux hommes de porter la Pensée
comme un grain, un semis, afin d’ensemencer les terres de la Parole pour accéder
à une possible vérité.
Steiner et Boutang pressentent
jusqu’à quels questionnements vertigineux vont les mener leur discours. Sur une
ligne de crête, ils vont chercher ensemble à comprendre, à relire au plus près
du sens premier ces textes fondateurs de la civilisation occidentale. Leurs
mots s’aiguisent pour trouer de lueurs la nuit de l’entendement. Par la parole,
ils tranchent au cœur du mensonge.
On n’en finit pas de
creuser au sein de l’Etre ; l’Ontologie est une recherche sans fin qui
nous mène en définitive au seuil d’une aporie ; en bas d’une palissade qui
monte au plus loin de tout regard et de toute pensée humaine.
A rebours d’une
certaine opinion, Antigone n’est pas un élément factieux : elle ne porte
aucun message anarchiste. Et Créon n’est pas le digne dépositaire de la Loi, le
garant de l’ordre qui instaure une forme de paix au sein des murs de la cité.
Tout au contraire, c’est
bien Créon le véritable fauteur de troubles, l’anarchiste ; car il va à l’encontre
d’un principe sacré : celui qui dit au cœur de l’homme qu’un cadavre ne
doit pas rester sans sépulture et pourrir sous un soleil assassin, dévoré de
nuées de mouches. Par sa décision inique de ne pas enterrer le cadavre de
Polynice – le frère mort d’Etéocle et d’Antigone –, Créon expose la cité de
Thèbes à l’opprobre. Il souille et sape les fondements essentiels du Sacré.
Cette lecture intense
m’a inspiré quelques mots sur la Compassion, dont le sujet est au cœur de cet
ouvrage comme une sorte de dénominateur commun et primordial :
Si la Compassion
existe, c’est parce qu’on ne peut pas, qu’il n’est pas permis – pour la dignité
humaine –, de regarder la souffrance de l’autre sans sourciller.
On ne peut, sans
perdre son âme, se boucher les oreilles face aux cris déchirants de la détresse
humaine.
La compassion fonde en
partie l’humanité, elle en est une sorte de principe sacré.
Privé entièrement d’elle,
l’être humain serait la pire ordure qui soit, le plus dégueulasse salaud qui ne
se puisse jamais concevoir ; et je crois même qu’aucun mot ne serait assez fort
pour dire cette terrible éventualité.
Vraiment, en pareil
cas l’homme ne mériterait plus qu’une chose : être anéanti totalement,
déraciné comme une herbe mauvaise du monde des vivants – et ce à tout jamais.
Que la compassion
puisse ne plus être, c’est contresigner la mort de tout ce qu’il peut y avoir encore
de noble dans l’être humain.
Et c’est laisser le
dernier mot à Satan, cet “adversaire” infatigable de l’homme, ce négateur de
toute vie.
© Thibault Marconnet
25/07/2013
Dialogues philosophiques sur FR3, lors de l'émission Océaniques en 1987, entre Pierre Boutang et George Steiner :
Concernant la compassion, je ne sais si tu as vu cet impressionant reportage (tardif voire nocturne) sur Arte qui parlait des commandos de la mort (souvent des ukrainiens) qui massacraient systématiquement les populations juives avant l'apparition de la solution finale. Les chefs nazis, qui organisaient mais ne participaient pas directement aux massacres, les soldats qui cernaient les fosses craquaient systématiquement, souvent rapatriés en allemagne pour soins sur syndrome post traumatique ... par contre les liquidateurs eux même tenaient le choc, car dans le meurtre il y avait la compassion, tuer sans faire souffrir , bien viser même les enfants ... reportage terrifiant .
RépondreSupprimerIl faut encore plus des serviteurs du cœur. La pensée règne dans le domaine du mental et malheureusement, elle n'est que limite. C'est le petit carré de sable de l'homme. À force de l'ériger sur un socle, l'homme est devenu restreint. Les gouvernements savaient bien ce qu'ils faisaient. Castrer l'humanité en lui faisant oublier sa partie la plus sacrée.
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