Le cheval de Turin de Béla Tarr demeure gravé dans mon esprit –
et j’oserais presque dire qu’il s’est logé tout au fond de ma chair.
J’ai le sentiment
d’avoir mangé cette œuvre cinématographique par les yeux et mon âme continue de
s’en nourrir.
Le quotidien de ce
cocher, de sa fille et de leur cheval est le récit de la condition de l’homme
sur une terre soumise à tous les vents du désastre.
Ce cheval, c’est celui
au cou duquel Nietzsche s’est pendu à Turin alors qu’un cocher de fiacre battait
l’animal. Il a mouillé le cuir de la bête de ses sanglots, se serrant à elle
comme pour ne pas être noyé, emporté dans l’abandon.
Béla Tarr ne nous
montre pas cette scène : elle sert de prologue à ce qui va suivre.
Je vois un lien courir
entre ce film et Au hasard Balthazar
de Robert Bresson : récit de la vie d’un âne qui symbolise à lui seul l’humaine
condition, toute sa persévérance et sa fragilité.
Le cheval de Turin est l’histoire d’une involution, d’une décréation
de l’homme et du monde dans lequel celui-ci a vécu jusqu’à présent.
Six jours forment la
trame narrative de ce film : on peut y voir le symbole des six jours qu’il
fallut à Dieu dans la Bible pour créer toutes choses.
Mais dans cette œuvre,
le septième jour ne marquera pas le repos. La soif, la faim, le froid, l’angoisse,
la détresse : voilà le pain de ténèbres qui attend ces pauvres créatures.
Béla Tarr nous montre
une création aspirée à rebours pour s’anéantir dans l’extinction.
Cette terre battue par
la sécheresse et la tempête est abandonnée de tout espoir.
Car tous en sont venus
à désespérer de l’Etre.
Et c’est en n’ayant plus
foi en lui-même que l’homme signe son propre arrêt de mort.
Les derniers mots que
Nietzsche adressa à sa mère avant de sombrer dans le mutisme furent
ceux-ci : « Mutter, ich bin dumm » (« Mère, je suis bête »).
Peut-être Nietzsche
avait-il senti là tout le poids de la pensée occidentale en lutte destructrice
avec elle-même, en désunion profonde ; peut-être a-t-il entrevu la terrible
ignorance qui nous cerne tous et l’orgueil démesuré qui nous sauve et qui nous
perd ?
Son cerveau était
devenu sa croix – et il ne pouvait plus la porter.
Enfin est venu le
silence pour tout recouvrir comme un linceul.
© Thibault Marconnet
19/01/2014
Magnifique texte à l'analyse pertinente, comme le rapprochement entre la trinité arty Béla Tarr / Nietzsche / Robert Bresson (surtout pour "Au hasard Balthazar").
RépondreSupprimerJe découvre seulement ce blog via celui des Mangeurs de Disques. Je sens que je vais explorer ta battisse, lire tes autres papiers !!
A +
Excellent texte, en effet, et si juste ! Comme votre commentateur précédent, je découvre également ce blog, pas le biais du commentaire d'un post d'un "ami" Facebook à propos de ce chef d'oeuvre du cinéma.
RépondreSupprimerEt je vais parcourir un peu vos autres pages aussi.
-- Serge Rivron
Merci beaucoup, Serge Rivron, pour votre commentaire enthousiaste ! Cela me va droit au coeur. Soyez le bienvenu dans ce blog : c'est un grand plaisir pour moi que de vous y accueillir et je vous souhaite d'y puiser d'autres textes propres à vous contenter. Il y a une phrase de votre livre “La Chair” qui m'accompagne bien souvent et qui m'a aidé à une époque où j'en avais grand besoin : « Je ne me suis pas suicidé parce que j'emmerde le réel. » (D'ailleurs, tout le passage dont cette phrase est issu me transporte.) Souvent, les gens à qui j'en fais part s'insurgent avec une bêtise confondante : “Mais il ne faudrait pas pour autant oublier la réalité, la rejeter, sinon on ne comprend rien au monde qui nous entoure !” etc, etc... C'est oublier un peu trop vite la merveilleuse phrase de Nietzsche à propos de l'art comme survivance : « Nous avons l'art pour ne point mourir de la vérité. » C'est sur la Zone de Juan Asensio que j'avais pris connaissance de l'existence de votre livre et, longtemps, j'ai éprouvé l'envie de vous remercier pour l'émotion vécue lors de cette lecture. Votre commentaire m'en offre la possibilité : de tout coeur, merci.
RépondreSupprimerAmicalement,
Thibault Marconnet