vendredi 24 janvier 2014

Hors Satan ou La pierre précieuse



Bruno Dumont est un cinéaste de l’incarnation et un révélateur des plaies humaines. Son œuvre cinématographique est une longue étoffe tissée de chair, de sang, de meurtres, de sanglots, de cris, de sexe, de douleurs et d’extases – et qu’est-ce que l’extase, si ce n’est une sorte de joie inquiète, aussi étrange que cela puisse paraître ? L’univers de Bruno Dumont est baigné d’une lumière crue dont peu de gens parviennent à supporter l’aveuglant éclat.

Dans Hors Satan, la parole est toujours brève : l’essentiel résidant dans les actes des personnages. Ainsi que l’écrit admirablement Ernest Hello dans L’Homme : « La Parole est un acte. C’est pourquoi j’essaye de parler. »
Ici, peu de mots mais des actes qui valent bien mieux que de grands discours pontifiants. Des actes qui se font Parole, pour ainsi dire, puisque cette œuvre recèle de multiples références aux Ecritures.

Si le langage est peu présent, le vent, quant à lui, fait entendre ses craquements au sein de l’air et le souffle des êtres est une présence quasi constante. Le souffle, ou plutôt les ahanements sont une clef de voûte de l’œuvre de Dumont. Les hommes y respirent avec peine, tant dans la jouissance que dans le labeur de l’existence. Bruno Dumont cisèle son travail de cinéaste comme un tailleur de pierre, un chantre de la Présence.

Dans Hors Satan, les visages sont, pour la plupart, comme des faces de glaise burinée. Parmi ces visages, il en est un qui envahit le film, qui s’impose à nous : celui du « gars ». Sa bouche, également, se démarque des autres.
On peut se demander pour quelle obscure raison, celui-ci la dérobe en permanence à celle de « la fille », qui l’exhorte pourtant à l’embrasser.
C’est que sa bouche n’est pas faite pour le plaisir : elle est un enclos de feu qui se doit d’extirper le mal au plus profond des êtres possédés comme on arrache une racine pourrie, une herbe mauvaise.
Sa bouche est un antre, une baie de lumière qui se colle violemment contre des lèvres empoisonnées de ténèbres, afin de brûler la noirceur qui gît en elles et d’enfumer le Mal comme un renard qu’on débusque de son terrier. Son baiser est une morsure au flanc de la nuit, un sceau rédempteur.

Les actes de ce film se déroulent sur la Côte d’Opale et l’on ne peut s’empêcher de voir dans ce nom, des enchevêtrements symboliques avec le destin des êtres qui y vivent.
L’opale, cette pierre mystérieuse aux reflets changeants : tantôt laiteuse comme la peau des personnages et la lumière poudreuse du ciel ; tantôt assombrie telle ces étendues désertiques qui semblent abandonnées de Dieu.
Ce « lait noir de l’aube » dont parle Paul Celan et qui s’écoule comme un sang profané, épais et lourd au sein de ces êtres hantés par un venin de mort.

« Le gars » est une figure christique éloignée de tout angélisme qui, à défaut de glaive, peut manier le fusil ou le bâton lorsque cela s’avère nécessaire. Il n’hésite pas à combattre le Mal par le mal comme pour en clore le cercle vicieux, l’infernale boucle. Ainsi, le Mal est comme le serpent Ouroboros : il finit par se dévorer lui-même. Et, en se consommant, il laisse place à la manifestation du miracle, à la résurrection.

L’opale signifie « pierre précieuse » en sanskrit et le film de Bruno Dumont le confirme.
Au bout des ténèbres, la lumière vit et tout est achevé.


© Thibault Marconnet

25/02/2013



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