Imre Kertész nous livre, avec Etre sans destin, un portrait sans concessions de ce qu'il a vécu dans sa chair au milieu des espaces troubles des camps de concentration.
Bien
plus que par le minutieux "procès-verbal" de cette confrontation face
à un univers concentrationnaire inexplicable, c'est dans la façon dont tout
cela fut vécu et enregistré par sa mémoire, que Imre Kertész remue nos
consciences de lecteurs, ébranle les fragiles notions que nous nous faisons du
bien et du mal.
C'est
parce qu'il n'émet pas de jugements tranchés sur ce qui lui arrive dans les
camps, que le jeune narrateur peut conserver un regard enfantin et étonné sur
les douloureux événements qu'il est amené à vivre.
Il
est dans la pure présence, non dans la quête d'un sens : lequel serait, de
toute évidence, impossible à formuler.
Le
récit qu'il fait de sa vie dans les divers camps où il fut déporté, semble
relever d'une vie parallèle, double ; comme s'il était en quelque sorte un
spectateur de ce théâtre d'ombres faméliques et souffrantes.
Ce
regard de l'enfance — miraculeusement conservé au sein même de l'adolescence et
de la déportation —, lui permet de traverser ces terres de la désolation en
acceptant, comme sous l'ordre d'un décret mystérieux, la rude et absurde tâche
dans laquelle il se trouve embourbé.
Le
sens profond d'Etre sans destin, me semble culminer dans le regard que
pose, après coup, ce jeune adolescent qui revient des camps de concentration
comme on émerge des fumées noires d'une sorte de cauchemar éveillé.
Lorsqu'il
regagne ce qui fut autrefois son foyer — entretemps passé en d'autres mains —,
il retrouve deux vieillards juifs de son enfance, qui ont pu survivre en se
cachant : Steiner et Fleischmann.
A
leurs questions insistantes sur ce qu'il fera désormais de son avenir après
l'horreur qu'il vient de traverser, le narrateur adolescent leur assène ces
mots :
"S'il
y a un destin, la liberté n'est pas possible ; si, au contraire, […] la liberté
existe, alors il n'y a pas de destin, […] c'est-à-dire qu'alors nous sommes
nous-mêmes le destin." (p. 356)
Questionnement
métaphysique vertigineux, auquel il s'empresse d'ajouter — comme par douceur —,
des mots si simples en apparence et qui semblent porter en eux la légèreté et
le poids de toute existence humaine : nous avons avancés pas à pas comme nous
le pouvions.
Notre
difficile arrangement avec la vie consiste peut-être dans ces pas, que chacun
accomplit à son rythme avec plus ou moins de peine, en grappillant quelques
miettes de bonheur avant que le vent les emporte — les déporte au loin.
Rien
ne sert de se presser car nous arriverons tous où nos pas nous mènent
fatalement : là où il nous faudra partir dans ce qui est peut-être un point
final.
Mais
Fleischmann et Steiner ne semblent pas pouvoir envisager, sans un indicible
effroi, l'espèce de "détachement" dont fait preuve le narrateur.
Son
être se fait farouche lorsque ceux-ci cherchent à lui assigner une identité de
pure victime.
Retentissent
alors de sa bouche ces paroles foudroyantes : "On ne peut pas — il fallait
qu'ils essaient de comprendre cela —, on ne peut pas tout me prendre, il m'est
impossible de n'être ni vainqueur ni vaincu, de ne pas pouvoir avoir raison et
de n'avoir pas pu me tromper, de n'être ni la cause ni la conséquence de rien ;
je les suppliais presque d'essayer d'admettre que je ne pouvais pas avaler
cette fichue amertume de devoir n'être rien qu'innocent." (p. 357)
Il
ressort d'Etre sans destin, étrangement, des exhalaisons de mort et un
ardent souffle de vie — sans que ces deux impressions ne puissent s'annuler
l'une l'autre.
Imre
Kertész s'est délesté — autant qu'il a pu —, de sa pesante croix en ne faisant
pas mûrir dans son âme les fruits aigres de la haine et de la vengeance.
Parce
que la condamnation face à l'incompréhensible violence est si dure à prononcer
; parce qu'il n'y a, au fond, ni anges ni diables ; pas d'êtres purs ou impurs,
mais un trouble mélange de tout cela — et parce qu'en tout agneau demeure
possible la férocité du loup.
Âpre
constat de "la banalité du mal" ; terrible "innocence" de
la cruauté !
Il
y a simplement des hommes : les uns recevant les coups, d'autres les donnant ;
des hommes dont le triste lot commun est de ne jamais vraiment "savoir ce
qu'ils font".
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