jeudi 23 janvier 2014

Des pas dans la nuit humaine



Imre Kertész nous livre, avec Etre sans destin, un portrait sans concessions de ce qu'il a vécu dans sa chair au milieu des espaces troubles des camps de concentration.

Bien plus que par le minutieux "procès-verbal" de cette confrontation face à un univers concentrationnaire inexplicable, c'est dans la façon dont tout cela fut vécu et enregistré par sa mémoire, que Imre Kertész remue nos consciences de lecteurs, ébranle les fragiles notions que nous nous faisons du bien et du mal.

C'est parce qu'il n'émet pas de jugements tranchés sur ce qui lui arrive dans les camps, que le jeune narrateur peut conserver un regard enfantin et étonné sur les douloureux événements qu'il est amené à vivre.
Il est dans la pure présence, non dans la quête d'un sens : lequel serait, de toute évidence, impossible à formuler.

Le récit qu'il fait de sa vie dans les divers camps où il fut déporté, semble relever d'une vie parallèle, double ; comme s'il était en quelque sorte un spectateur de ce théâtre d'ombres faméliques et souffrantes.
Ce regard de l'enfance — miraculeusement conservé au sein même de l'adolescence et de la déportation —, lui permet de traverser ces terres de la désolation en acceptant, comme sous l'ordre d'un décret mystérieux, la rude et absurde tâche dans laquelle il se trouve embourbé.

Le sens profond d'Etre sans destin, me semble culminer dans le regard que pose, après coup, ce jeune adolescent qui revient des camps de concentration comme on émerge des fumées noires d'une sorte de cauchemar éveillé.

Lorsqu'il regagne ce qui fut autrefois son foyer — entretemps passé en d'autres mains —, il retrouve deux vieillards juifs de son enfance, qui ont pu survivre en se cachant : Steiner et Fleischmann.

A leurs questions insistantes sur ce qu'il fera désormais de son avenir après l'horreur qu'il vient de traverser, le narrateur adolescent leur assène ces mots :
"S'il y a un destin, la liberté n'est pas possible ; si, au contraire, […] la liberté existe, alors il n'y a pas de destin, […] c'est-à-dire qu'alors nous sommes nous-mêmes le destin." (p. 356)
Questionnement métaphysique vertigineux, auquel il s'empresse d'ajouter — comme par douceur —, des mots si simples en apparence et qui semblent porter en eux la légèreté et le poids de toute existence humaine : nous avons avancés pas à pas comme nous le pouvions.

Notre difficile arrangement avec la vie consiste peut-être dans ces pas, que chacun accomplit à son rythme avec plus ou moins de peine, en grappillant quelques miettes de bonheur avant que le vent les emporte — les déporte au loin.
Rien ne sert de se presser car nous arriverons tous où nos pas nous mènent fatalement : là où il nous faudra partir dans ce qui est peut-être un point final.

Mais Fleischmann et Steiner ne semblent pas pouvoir envisager, sans un indicible effroi, l'espèce de "détachement" dont fait preuve le narrateur.
Son être se fait farouche lorsque ceux-ci cherchent à lui assigner une identité de pure victime.

Retentissent alors de sa bouche ces paroles foudroyantes : "On ne peut pas — il fallait qu'ils essaient de comprendre cela —, on ne peut pas tout me prendre, il m'est impossible de n'être ni vainqueur ni vaincu, de ne pas pouvoir avoir raison et de n'avoir pas pu me tromper, de n'être ni la cause ni la conséquence de rien ; je les suppliais presque d'essayer d'admettre que je ne pouvais pas avaler cette fichue amertume de devoir n'être rien qu'innocent." (p. 357)

Il ressort d'Etre sans destin, étrangement, des exhalaisons de mort et un ardent souffle de vie — sans que ces deux impressions ne puissent s'annuler l'une l'autre.

Imre Kertész s'est délesté — autant qu'il a pu —, de sa pesante croix en ne faisant pas mûrir dans son âme les fruits aigres de la haine et de la vengeance.

Parce que la condamnation face à l'incompréhensible violence est si dure à prononcer ; parce qu'il n'y a, au fond, ni anges ni diables ; pas d'êtres purs ou impurs, mais un trouble mélange de tout cela — et parce qu'en tout agneau demeure possible la férocité du loup.

Âpre constat de "la banalité du mal" ; terrible "innocence" de la cruauté !


Il y a simplement des hommes : les uns recevant les coups, d'autres les donnant ; des hommes dont le triste lot commun est de ne jamais vraiment "savoir ce qu'ils font".


© Thibault Marconnet


Paul Klee, Ad marginem

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