jeudi 30 janvier 2014

La Langue ne ment pas - documentaire construit autour d'un livre terrible et salutaire : LTI, la langue du IIIe Reich de Victor Klemperer



Je vous encourage tous à regarder le documentaire instructif et poignant qui suit ma chronique. Et pourquoi pas, ensuite, lire le livre de Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich ? 
Je l'ai fait. Et j'en suis ressorti avec une conscience plus aiguisée, plus à l'affût des mensonges, des dévoiements de la langue moderne, de ce novlangue que nous prédisait déjà Orwell.
J'ai rarement regardé documentaire aussi prenant. La voix de Denis Lavant semble scander la litanie de la "Catastrophe".

À l'heure où certains se bouchaient les oreilles, Victor Klemperer, philologue juif allemand marié à une "aryenne", a décidé de les ouvrir bien grandes. Il a noté, jour après jour, tous les mensonges distillés dans la langue allemande par le régime Nazi ; tous les mots inventés, greffés comme des tumeurs pour mieux empoisonner et tuer la conscience. Il a scruté l'ombre qui prenait de l'ampleur en écrivant, en analysant le virus injecté dans la langue. Son diagnostic : LTI, la langue du IIIème Reich.

Sa survie en Allemagne fut possible uniquement grâce son mariage avec une femme allemande. Et cette survie fut rude. Son livre est une sorte de journal testamentaire, qui nous exhorte à ne pas sombrer dans la paralysie de l'esprit, à ne pas abandonner l'esprit critique qui fait les consciences libres et lucides. La pensée doit être vive pour contrer le désastre.

La langue a changé, la langue change encore. Du poison est insufflé en elle. Le mensonge court, il grandit de jour en jour.

La langue que nous servent nos "flics" de la crasse médiatique est une langue qui ment, une langue taillée pour les morts.

À nous de savoir la décrypter, à nous de veiller dans la grisaille du siècle, l'esprit alerte et en mouvement - afin de dérégler la fréquence du mensonge.

Le sens a pris du plomb dans l'aile. Les chasseurs sont puissants. Mais le gibier du langage ne mourra pas s'il scintille dans nos veines, s'il diffuse du sens, s'il est porteur de chair vivante et non de morte carne.

Les loups ont pris possession du bois. Et la forêt moderne en est venue à cacher l'arbre du sens.

Le sens des mots est une sève vitale. "La parole est un morceau de chair" ainsi que le disait Rûmî, ce grand savant, poète et mystique persan, fondateur de l'ordre des derviches tourneurs au XIIIe siècle.

La langue qu'on nous propose est un fruit vide, une flamme éteinte, une chose désincarnée.

Plus que jamais nous avons besoin d'êtres de feu, pour brûler la paille du mensonge.


Thibault Marconnet
30/01/2014



Le secret des mères



Mère et fils de Alexandre Sokourov, est une élégie qui gronde comme l’orage ; cet orage sourd qui court dans le ciel noir comme un bourdon musical du début à la fin du film.

Cette œuvre nous parle d’une traversée. De la toute dernière. C’est l’humaine histoire d’un voyage qui prend fin.

Ce film porte l’écho d’une effrayante question : qu’est-ce qui nous oblige à mourir ?

Comme le dit en somme le fils : nous vivons comme ça, pour rien. Pour mourir, il nous faut une raison.

Mais qui pourra bien nous la donner, cette raison ?

Pour les Romains, les Parques sont les trois sœurs qui président à nos destinées. Elles filent la laine de notre mort. Mais elles n’ont pas l’amour des mères. Leurs mains sont rugueuses et leurs bouches sont sèches.

Vient le moment où la dernière des trois sœurs prend un couteau dans sa main osseuse et déchire le fil qui reliait le fils à sa mère ainsi qu’on coupe un cordon ombilical.

Et c’est une traversée solitaire qui nous attend.

En naissant, le monde tout entier ne nous apparaît pas plus vaste que le corps de notre mère. Et cela nous suffit amplement.

Nous ne connaissons que cette autre chair qui nous a porté dans son ventre, à laquelle nous fûmes étroitement unis, serrés comme deux mains en prière.   

Nos mères nous accouchent dans les larmes pour nous offrir à la lumière du jour, fragiles petites hosties de chair que nous sommes.

En mourant, nos mères emportent avec elles le secret de la vie.

Chaque mère s’en va dans la terre froide avec ce secret comme une clef rouillée.

Et nous autres fils demeurons seuls devant la porte fermée.

Car notre mère morte emporte avec elle le secret de la vie – et celui de la mort.

Quand viendra le dernier moment pour nous – fils désarmés et plus nus que des nouveaux-nés –, qui donc nous aidera à accoucher de notre mort ?

Qui nous tiendra la main, nous épongera le front avec douceur pour nous aider à sortir de la vie comme nous y sommes entrés ?


© Thibault Marconnet

23/12/2013




Thibault Marconnet, La morte au printemps

La mémoire du coeur



Ossip Mandelstam était un poète russe du mouvement “acméiste” (dont faisait partie également la grande Anna Akhmatova).

“Acmé” signifie “apogée”. Et l’on comprend mieux pourquoi à lire les poèmes de cet ensemble de recueils que constitue Tristia et autres poèmes. C’est l’apogée d’une âme qui se délivre, qui s’offre au lecteur capable de lire en laissant parler son émotion. Il y a de la vie brûlante au sein de ces pages comme un feu enclos dans le papier.

Ossip Mandelstam a eu un jour l'idée fatale d'écrire un poème pour ridiculiser Staline. Il fut donc envoyé dans un goulag où il y mourut. Brutale méthode mais inefficace à tuer l’œuvre du poète. On n’empêche pas l’herbe fauchée de repousser.

J'aimerais vous raconter une très belle anecdote qui vous donnera peut-être envie de découvrir la poésie de Mandelstam.
Peu de temps avant qu'il ne soit envoyé au goulag, sa femme Nadejda et quelques amis du couple Mandelstam, ont appris “par cœur” l'intégralité de son œuvre. Tous ses papiers avaient été au préalable détruits : la bureaucratie soviétique ne méritait pas de mettre la main sur de tels écrits.

C'est donc dans le cœur de sa femme et de ses amis que la poésie d'Ossip Mandelstam a pu survivre, continuer de battre. Ce cœur de poète a été ensuite rendu aux hommes lorsque les dépositaires se sont chargés de retranscrire son œuvre.

Et si nous avons aujourd'hui encore, la chance de pouvoir nous plonger dans cette poésie d'une immense richesse, c'est à ces âmes de scribes fidèles que nous le devons. Et l'on dit que c'est une chose stupide que de faire apprendre “par cœur” des textes aux enfants...
Si Nadejda Mandelstam avait suivie cette voie stérile, c'est une pierre importante qui manquerait à l'édifice de la beauté. Il n'y a d'ailleurs qu'en français, étrangement, que se trouve l'expression “apprendre par coeur”. Et bien peu de gens savent en saisir toute l'importance.

Car le cœur n’est pas seulement cet organe de vie défini par la science, cette pompe qui irrigue tout le corps.
Le cœur – n’en déplaise aux scientistes de bas étage –, est aussi ce qui nous pousse à vivre au-delà de nous-mêmes.

Je laisse à présent aux vers d’Ossip Mandelstam le soin de vous ensorceler. Il s’agit ici d’un poème écrit entre janvier et février de l’an 1937 :

Novembre 1933 (Traducteur : Henri Abril)

Dans ce janvier que faire de moi-même?
La ville ouverte et folle se raccroche à nous.
Serais-je ivre de tant de portes qui se ferment?
J'ai envie de beugler face à tous les verrous!

Et les grègues de ces aboyeuses ruelles,
Et les greniers des rues tordues sans fin,
Et les gouspins venant à tire-d'aile
Se cacher et surgir dans les coins et recoins!

Je glisse dans les creux, dans l'ombre aux cent verrues,
Pour aller jusqu'à la pompe gelée,
Je trébuche en mâchant l'air mort et vermoulu
Tandis que s'éparpillent les freux enfiévrés

Et à leur suite je m'exclame et crie soudain
Dans cette glaciale caisse de bois :
« Un lecteur! des conseils! un médecin!
Sur l'escalier d'épines parlez, parlez-moi! »


© Thibault Marconnet

30/01/2014



mercredi 29 janvier 2014

Dialogues entre deux serviteurs de la Pensée



C’est avec émerveillement que j’ai lu les dialogues entre George Steiner et Pierre Boutang, ces deux ardents serviteurs de la Pensée au verbe haut et clair.
Leurs ferraillements métaphysiques font naître des feux au plein cœur de l’épaisse obscurité.

Leurs mots dévoilent tout autant qu’ils voilent : c’est là sans doute le secret d'un échange véritable ; la vérité de toute parole humaine.

En lisant leurs dialogues, j’ai pu entrevoir ce que c’est que le travail de deux âmes tendues tout entières vers la connaissance. Dans ces entretiens, Boutang et Steiner questionnent avec ferveur des textes anciens, ils interrogent en profondeur le mythe d’Antigone et le Sacrifice d’Abraham.

Dès les premiers mots, on sait que ces deux penseurs ne plaisantent pas : ils savent toute l’importance de leur tâche d’être hommes, toute la difficile grandeur que revêt leur vocation de servir au mieux la Pensée.
Car cette dernière ne doit pas rester lettre morte. Il importe à ces deux hommes de porter la Pensée comme un grain, un semis, afin d’ensemencer les terres de la Parole pour accéder à une possible vérité.

Steiner et Boutang pressentent jusqu’à quels questionnements vertigineux vont les mener leur discours. Sur une ligne de crête, ils vont chercher ensemble à comprendre, à relire au plus près du sens premier ces textes fondateurs de la civilisation occidentale. Leurs mots s’aiguisent pour trouer de lueurs la nuit de l’entendement. Par la parole, ils tranchent au cœur du mensonge.

On n’en finit pas de creuser au sein de l’Etre ; l’Ontologie est une recherche sans fin qui nous mène en définitive au seuil d’une aporie ; en bas d’une palissade qui monte au plus loin de tout regard et de toute pensée humaine.

A rebours d’une certaine opinion, Antigone n’est pas un élément factieux : elle ne porte aucun message anarchiste. Et Créon n’est pas le digne dépositaire de la Loi, le garant de l’ordre qui instaure une forme de paix au sein des murs de la cité.
Tout au contraire, c’est bien Créon le véritable fauteur de troubles, l’anarchiste ; car il va à l’encontre d’un principe sacré : celui qui dit au cœur de l’homme qu’un cadavre ne doit pas rester sans sépulture et pourrir sous un soleil assassin, dévoré de nuées de mouches. Par sa décision inique de ne pas enterrer le cadavre de Polynice – le frère mort d’Etéocle et d’Antigone –, Créon expose la cité de Thèbes à l’opprobre. Il souille et sape les fondements essentiels du Sacré.

Cette lecture intense m’a inspiré quelques mots sur la Compassion, dont le sujet est au cœur de cet ouvrage comme une sorte de dénominateur commun et primordial :

Si la Compassion existe, c’est parce qu’on ne peut pas, qu’il n’est pas permis – pour la dignité humaine –, de regarder la souffrance de l’autre sans sourciller.
On ne peut, sans perdre son âme, se boucher les oreilles face aux cris déchirants de la détresse humaine.

La compassion fonde en partie l’humanité, elle en est une sorte de principe sacré.
Privé entièrement d’elle, l’être humain serait la pire ordure qui soit, le plus dégueulasse salaud qui ne se puisse jamais concevoir ; et je crois même qu’aucun mot ne serait assez fort pour dire cette terrible éventualité.
Vraiment, en pareil cas l’homme ne mériterait plus qu’une chose : être anéanti totalement, déraciné comme une herbe mauvaise du monde des vivants – et ce à tout jamais.

Que la compassion puisse ne plus être, c’est contresigner la mort de tout ce qu’il peut y avoir encore de noble dans l’être humain.
Et c’est laisser le dernier mot à Satan, cet “adversaire” infatigable de l’homme, ce négateur de toute vie.


© Thibault Marconnet
25/07/2013

Dialogues philosophiques sur FR3, lors de l'émission Océaniques en 1987, entre Pierre Boutang et George Steiner :






mardi 28 janvier 2014

Au Plateau de Millevaches

Plateau de Millevaches, solitude boisée des origines


En repensant à ce que j’avais éprouvé dans ma chair lors d’une excursion au Plateau de Millevaches avec mon père, me sont venus ces mots : “On était personne.”

C’était un lapsus troublant, car ce que je voulais dire en fait, c’était : “On était seuls” ou “Il n’y avait personne.”

Et c’est cette contraction, formulée comme une évidence, qui s’est imposée à moi : “On était personne.”

Je crois qu’aucun lieu ne m’a autant hanté et dépossédé de moi-même, que le Plateau de Millevaches, en Haute Corrèze.

Ce lieu m’a laissé le parcourir, à titre gracieux ; et j’ai vécu ce sentiment trouble et étrangement apaisant de n’être au fond plus personne, comme lavé de mon nom, de mon histoire, du passé, du devenir.

Ces tourbières envahies d’ajoncs, de genêts, de bruyères et de branches brisées, m’ont allégées l’âme.

Dans cette sorte de chambre mortuaire qu’est le Plateau de Millevaches, je n’existais plus – au sens du cogito cartésien – ;  j’étais réduit à un corps, à l’état animal et instinctif d’un nez qui perçoit les odeurs ; d’une peau qui frémit sous le vent ; d’une bouche qui pressent le goût poisseux de la résine ; d’oreilles qui écoutent le vaste silence, comme se posent les ailes grises d’un oiseau immense et mythique.

Oui, sur le Plateau de Millevaches, “j’étais personne” ; rien qu’un peu de matière humaine sous la pierre bleue du ciel : une chair revenue se plonger, se fondre dans la grande solitude boisée des origines.


© Thibault Marconnet

09/09/2013


Pierre bleue du ciel



Pierre Bergounioux est un écrivain hanté.

Les fantômes qui le peuplent sont ceux de la brande millénaire ; cette brande qui siffle sous les assauts d’un vent pareil au bélier défonçant les lourdes portes d’anciennes forteresses.

Car ce sont des ruines que le paysage Limousin avale dans sa gueule noire ; les ruines d’un monde ancien, rural, où la “parlure” avait encore un sens précis pour les hommes et les femmes de ces terres désertées.

L’écriture de Bergounioux a partie liée avec la minéralité, le végétal et l’animal.

Avec Un peu de bleu dans le paysage, celui-ci nous conte par une grande force d’évocation, la longue litanie des vies brisées ; le destin de ces êtres engendrés par l’acidité des tourbières et qui s’y retrouvent embourbés jusqu’au cou ; “ces animaux pensants” qui ploient sous le joug d’une condition à laquelle ils ne peuvent échapper.

Car la voix ancestrale de la terre, le sang qui goutte en leurs veines, ont leurs propres lois implacables.

Le verbe de Pierre Bergounioux convoque des statues de sel ; des “femmes de Loth” qui tournèrent un temps leur visage vers un avenir espéré, jusqu’à ce que la violence du vent vienne leur cingler la face pour les faire regarder en arrière – et les pétrifier.

Son récit intitulé Millevaches – situé à mi-parcours du livre –, m’a tout particulièrement saisi.

Pour m’y être rendu par le passé, j’ai pu retrouver – dans les pages que Bergounioux y consacre –, cette atmosphère si particulière de “chambre mortuaire” ; cette solitude boisée qui emplit l’être et vous dépouille, vous dépossède, vous lave de tout : de votre nom, de votre histoire, du passé, du devenir, etc.

Cette expérience me fut si intense que je ne savais qu’en dire : le silence me tenait lieu de mémoire.
Bergounioux a su former une bouche afin qu’une mince parole puisse témoigner de cette “pièce luxueuse tendue de brocart vert” battue par les vents et l’humidité.

Flotte au-dessus de ces tourbières un vaste silence, qui se dépose comme les ailes grises d’un oiseau immense et mythique.

Au Plateau de Millevaches, “j’étais personne” ; rien qu’un peu de matière humaine sous la pierre bleue du ciel : une chair revenue se plonger, se fondre dans la grande solitude boisée des origines.

Face à ce paysage de désolation, Bergounioux invite le lecteur à une réflexion sur le peu de poids de la mort.

Place aux mots de cet écrivain, dont la syntaxe est puissante et noueuse comme un chêne :

«  Nous sommes enclins, faits comme nous le sommes, à regarder notre petit moment, qui est tout ce qu’on ait, tout autrement qu’il n’est. Cette illusion est nécessaire, sans doute. Sans elle nous n’aurions pas la force d’agir, l’envie de continuer. Il est besoin de croire que nos entreprises et nos desseins, que notre destinée ont quelque fondement, qu’il importe au plus haut point de les accomplir. Mais cette idée qu’on s’est faite, pour vivre, se mue en obstacle lorsque l’heure est venue de partir. On hésite. On répugne à délaisser une affaire que l’on imaginait si grande, qu’on croyait justifiée. La philosophie, en pareille occurrence, peut assurément nous aider. Elle établit, par raison, la nihilité de l’humaine condition. Mais il est bien plus simple, lorsque vient le moment d’être fixé, de gagner la haute lande, drapée de gris et de violet. On voit, d’un coup. On sait. Ce n’est rien. On peut accepter. »


© Thibault Marconnet

29/10/2013


Béla Tarr - Les Harmonies Werckmeister



Je connais peu de films qui m'aient autant ému, remué.
Les Harmonies Werckmeister est de ceux-là, sans conteste. C'est un bijou cinématographique qui reste gravé sur la rétine à jamais.
Je ne saurais trop gloser sur cette oeuvre. Le mieux est de s'y plonger, corps et âme. 

Compagnon de route de Béla Tarr et compositeur inspiré, Mihaly Vig signe ici l'une de ses plus belles musiques.

A présent, voici deux scènes du film. Si cela vous émeut, vous secoue, vous ébranle dans vos fondations intimes, c'est bon signe. Cela veut dire que vous savez encore ce que c'est que la faculté d'émerveillement ainsi que la compassion.


Thibault Marconnet


Cimetières (Pericle Patocchi)

Camille Corot, Souvenir de Mortefontaine, 1864


Quand je serai sous les fleurs
il y aura toujours des jardiniers
et le matin des fossoyeurs
silencieux
               les cimetières
sont vivants à leur façon

nos fils se meurent
                             leurs enfants
avec raison nous oublient
mais il y a parmi les tombes
toujours de bons travailleurs
et dans les buissons des mésanges
et dans l’herbe des grillons

nous serons au pied des croix
en fidèle compagnie



© Pericle Pattochi


Pour saluer les morts (Pericle Patocchi)

William Turner, Norham Castle Sunrise, 1845

Ma mère s’avançait
me roulant dans son ventre
remuant ses verdures
la planète virait

je montais vers le jour
par l’étroit corridor
et soudain quels beaux antres
devant moi s’entrouvrirent !

sous la haute futaie
ma mère disparut
mais sa voix m’appelait
dans le cri du coucou

où es-tu ? les torrents
écumaient aux clairières
j’étais là j’apprenais
à leur bruit quelle danse ?

depuis ce temps je sais
que ce qui meurt commence
donc je souris aux morts
en toute confiance

ils sont si doux la terre
pleine de mères mortes
soulève chaque année
toutes ses graines vertes



© Pericle Pattochi


Exercices d'amour (Pericle Patocchi)

Edvard Munch, La vigne vierge rouge, 1898-1900


Sueur d’insomnie
                             croisée
aux fougères devant l’aube

et le coq enroué du remords

l’instant vacille au faîte
de ma pensée
                      je sors
de  mes souvenirs pardonné


*


L’autre était l’autre le vrai
mon visage sans moi-même
je pouvais le saluer
sans rougir dans le miroir

je le vis même de dos
sur le seuil de la porte
                                   un homme
qui s’acheminait vers le jour


*


A contre-courant du sommeil
je descends l’avenue
                                 l’asphalte
m’ouvre ses pentes de pierre
sous l’averse
                    les portes
sans lumière
                    les talons
qui martèlent les trottoirs
m’avertissent que la ville
creuse la nuit


*


Je traverse son rêve elle chante
pendant que je marche
                                      je pleure
tous ses matins oubliés

et me voici à l’entrée
de ses prunelles
                         je vois
de mes yeux et dans les siens
une rue pleine de gens


*


L’envie de mourir
                              l’ancienne
pâleur d’une image abolie
je les mords à belles dents
                                           je souris
au vieux soleil quotidien

à qui voit les derniers arbres
s’allumer au fond des rues
                                           la journée
ouvre son ventre qui saigne


*


Une boule d’air t’enroule
et t’enlève à la nuit

le souffle court
           le cri
du bouvreuil tire les bois
des prunelles ensevelies
sous les paupières

le pain
est là sur la nappe
                             pétri
de soleil et de larmes


*


Arpenteur d’une courbe
qui tranche le ciel
tu te dresses et les pierres
sont si lointaines
                          des plaines
qui s’estompent à tes pieds
tu te penches
                     là-bas les orties
griffent le bleu

une fille survient
                           son regard
est à la taille de tes yeux


*


Il visite une feuille
                              l’esprit
plane au loin sur les eaux

il tournoie vers la lumière
le voulant sans le vouloir

quand il rentre dans  ses membres
il s’aperçoit qu’au soleil
une ombre coule
sans arrêt de son corps


*


Tu es entré dans le vacarme
de tous les bruits assemblés
          le silence
le beau silence a chanté

à ce moment tu as reconnu
le son du nom qui te nommait

et maintenant tu lèves
ton visage vers ton nom
quel flot t’enlève ?
                             tu cours
à travers champs délivré



© Pericle Patocchi