vendredi 3 octobre 2014

Arbre de vie arbre de mort

Vincent van Gogh, Amandier en fleurs, 1890


Dans la lande déserte, le vent soufflait ainsi qu’un taureau en pleine course, les naseaux dilatés. Une herbe d’un vert cru recouvrait le crâne de la terre et le ciel était en feu. Bientôt, la nuit allait monter du sol et tout recouvrir comme une grande femme se réveille et jette en l’air par paquets sa longue chevelure noire. Tout faisait silence, hormis le vent ; tout attendait.
Et Gabriel vint, portant sur ses épaules toute une hotte remplie d’étoiles. La nuit, il les cueillait dans le ciel ainsi que des fleurs blanches. Parfois, ces lucioles célestes étaient déjà mortes lorsqu’il les prenait précautionneusement entre ses doigts. Qu’importe, il poursuivait sa tâche. Nul ne saurait dire l’âge de Gabriel : c’était un géant aux sourcils broussailleux, le visage dévoré par une barbe hirsute et des cheveux de paille sur la tête, en guise d’ornement. Pour tout vêtement, il portait un pantalon gris de toile rêche élimée ainsi qu’un maigre gilet de laine.
Une nuit qu’il accomplissait sa quotidienne cueillette d’étoiles, il croisa un homme étrange, vêtu d’un long manteau de violet sombre. On eût dit un moine dans une mystérieuse robe de bure. L’homme interpella Gabriel :
« Dis-moi, géant, pourquoi cueilles-tu les étoiles ?
- J’aime les voir briller au creux de ma main, répondit Gabriel, on dirait des petits feux blancs qui dansent.
- Et si elles meurent une fois cueillies, arrachées au terreau noir du ciel, cela ne te fait donc rien ?
- Non. Qu’est-ce que la mort ? Ah, je le vois bien, tu es l’un de ces hommes qui croient que c’est mal de mourir et qu’un cachet de cire inviolable est apposé sur l’enveloppe vide de chaque défunt, comme un point final. Suis-moi donc, j’ai à te montrer deux arbres que tu n’as jamais vus et qui n’ont pas leurs pareils dans tout le vaste monde. »
L’homme au long manteau violet suivit alors Gabriel, les prunelles allumées par une curiosité dévorante. Lors de leur marche vespérale sous la broderie luisante du ciel, ce dernier lui dit s’appeler Siméon : il était mage et son œuvre tout entière consistait à combattre la mort ; son plus grand souci étant d’accéder à l’immortalité.
Gabriel l’arrêta :
« Siméon, vois-tu ces deux arbres ? C’est l’arbre de vie et l’arbre de mort. Vois-tu comme ils sont si bien entrelacés qu’aucune hache ne pourrait jamais les fendre, les séparer ?
- Je le vois, dit Siméon. Mais pourquoi sont-ils ainsi serrés ?
- Parce que la vie se nourrit de la mort, et la mort de la vie. Ils ne peuvent exister l’un sans l’autre ou alors tout ce qui est autour de nous disparaîtrait. Regarde, Siméon, ton nom est inscrit sur les deux arbres dont le tronc est commun. Ainsi tu vis, ainsi tu mourras.
Siméon, interloqué, sentit un frisson d’angoisse lui parcourir la nuque.
- Mais pourquoi diable faut-il que cela soit ainsi ?! Réponds-moi, géant !
- Ma foi, Siméon, je n’en sais rien. Mais c’est ainsi et c’est bien. C’est le mystère et ça fait vivre. À présent, je vais retourner à ma cueillette d’étoiles. Tu disais qu’elles sont mortes quand je les prends ? Eh bien, vois-tu, je crois au contraire que rien ne meurt jamais. Au revoir, Siméon. »
Et Gabriel s’éloigna de son pas tranquille et pesant pour aller confectionner ses bouquets d’étoiles. Pourquoi donc ? Pour rien. Pour l’amour de ce qui est beau et qui ne s’explique pas.


© Thibault Marconnet

le 03 octobre 2014


Vincent van Gogh, Paysage d'automne aux quatre arbres, 1885

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