vendredi 17 octobre 2014

Le livre du dedans

Jean-Claude Golvin, Vue reconstituée d'Alexandrie au 2e siècle av J.-C.


Hadrien se leva aux premiers coups de pinceaux du soleil, qui tapissaient sa chambre donnant sur le port d’Alexandrie. Le jeune homme comptait passer sa journée à étudier de vieux manuscrits poussiéreux au sein de la grande bibliothèque antique si renommée de par le monde connu. Dans une grande œuvre de l’esprit, la poussière n’est jamais qu’extérieure. Au dedans, le papier semble un ciel blanc traversé par une nuée d’étoiles noires en fusion. Hadrien se faisait souvent la réflexion suivante : « Du “livre” au “vivre”, il n’y a après tout qu’une lettre de différence. » Un livre contient tout un univers : une fois ouvert, une pluie de météores réveille l’âme endormie du lecteur et devant ses yeux les mots rougeoient ainsi que les braises d’un feu vivant.
Tout à ses pensées, Hadrien traversait d’un pas alerte l’antique cité en ce matin clair, léger, où tout semblait renaître d’un long sommeil. Le soleil était un lion dont la gueule grande ouverte crachait une lumière dorée sur les choses et les êtres. Alexandrie levait son grand corps lumineux au chant du vent salé ; cela sentait le poisson à peine cueilli au champ bleu des eaux, le sucre épais des dattes, les épices aux effluves entêtants, le musc, la sueur des pêcheurs à laquelle se mêlait le sel marin : tous les parfums s’étaient éveillés en même temps que la cité. Et Hadrien avançait, le corps embaumé de toutes ces senteurs orientales, en direction de la grande bibliothèque pour aller y puiser à la mémoire des hommes les richesses du savoir et de la beauté. En ce matin printanier, Alexandrie tout entière ressemblait à un livre aux enluminures animées.
Au détour d’une ruelle où le sable cuisait sous le tison du soleil, Hadrien pensa au Temps. Comment pourrait-on le contenir dans un pauvre sablier ? Cette matière filait entre les doigts dès lors qu’on essayait de s’en saisir. Au fond, le Temps n’avait d’existence propre qu’en chaque être, dans ces sabliers de chair que sont les corps humains. « Le Temps n’est pas au-dehors, pensa Hadrien, il est à l’intérieur. »
Sur son chemin, il allait pensif, lorsqu’une lumière rouge s’éleva devant son regard ; et une lourde chaleur le saisit comme une main lui aurait violemment serré la gorge. En ce jour, la grande bibliothèque d’Alexandrie était un livre enflammé. L’incendie gagnait tout, la fumée s’élevait âcre et grise, ainsi qu’un oiseau de mort recouvrant de son ombre funeste les toits et les visages apeurés. Telle l’âme de ce sanctuaire livresque, un phénix déployait ses ailes au-dessus de la cendre des vieux manuscrits et, dans ses yeux rougis par les flammes perlaient des larmes brûlantes.
Hadrien se laissa tomber à genoux, paralysé par la peur et la détresse. En face de lui, la forêt des livres flambait sans retour, le savoir tombait en poussière ainsi qu’un château gagné par l’incendie. Même le soleil semblait vouloir se voiler la face devant la folie d’un tel autodafé. Hadrien courut jusqu’à l’immense bûcher pour essayer de sauver quelques ouvrages de l’implacable désastre. Un livre tomba alors entre ses mains, parfaitement intact et sans la moindre trace de roussi : il s’intitulait “Le livre du dedans”. Le jeune homme l’ouvrit, les pages étaient vierges de toute encre. Il comprit alors qu’en lui tout demeurait encore à découvrir. Les langues du feu continuaient de répandre leurs sentences de mort et Hadrien avait en sa possession un livre bien vivant à écrire.


© Thibault Marconnet

le 17 octobre 2014


Jean-Paul Marcheschi, Chambre du Pharaon Noir : La Reine, 2001

7 commentaires:

  1. Dans ton récit, doit-on voir dans les livres (remplis de savoir) la métaphore d'un leader (de type dictateur, gourou, bref charismatico-négatif) ?
    C'est en tout cas ce que je vois, le livre pouvant avoir tendance, comme ce type de leader, à enfermer dans un courant de pensée. Et finalement, l'individu ne peut plus passer par lui-même que lorsqu'il s'en affranchit.
    Je pense être à côté de la plaque, mais je souhaitais partager avec toi cette interprétation.

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    1. Salut El Norton,

      J'avoue que ton interprétation me surprend. Qu'est-ce qui te fait envisager cela dans mon texte ? Je n'ai jamais vu et ne pourrais jamais considérer les livres comme des cellules, bien au contraire. Je crois que les grands auteurs ont ce génie de nous libérer de nous-mêmes, de nous permettre justement de voir le monde autrement que par le petit bout de notre lorgnette personnelle qui (faut-il le dire) est souvent, bien trop souvent nombriliste.
      Je crois qu'on ne pense jamais par soi-même, sans avoir des bases solides, lesquelles se trouvent notamment dans la sensibilité et le savoir que nous prodiguent certains livres.

      À mon tour de te questionner car j'aimerais comprendre d'où te vient cette interprétation (car nos pensées parlent nécessairement de nous, pas moyen d'en sortir) : où vois-tu dans les livres un quelconque rapport avec la "métaphore d'un leader" ? ou pour le formuler autrement : quel rapport intime entretiens-tu avec les livres ? Les vois-tu comme des objets de domination, d'asservissement ? As-tu peur que certains livres puissent t'enfermer dans un unique courant de pensée ? Au fond, que leur reproches-tu ?

      D'un point de vue historique, les livres qui dérangeaient ont toujours été, soit mis à l'index (par l'Église) soit carrément brûlés par des mouvements totalitaires : les divers autodafés perpétrés par le Parti National-Socialiste lors de son accession au pouvoir, sont un exemple bien suffisant. Sans compter les divers auteurs dissidents envoyés au Goulag... Et je pourrais continuer la litanie de ces sinistres faits ad nauseam.

      Très sincèrement, je vois les livres comme des contrepoisons face à une société où l'Image devenue exponentielle digère tout dans son insignifiance la plus crasse : la publicité par exemple. Je l'ai déjà dit et je le redirai jusqu'à plus souffle : donner des mots à un monde qui crève sous le poids mort des images, c'est faire acte de survivance et mettre quelques grains de sable intempestifs dans les rouages de la machine.

      Amicalement,

      Thibault

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  2. Ta réponse me rassure, en fait.
    Le fait est que je ne voyais (et ne voit d'ailleurs toujours pas, ce qui atteste peut-être d'une certaine orientation malheureuse de ma réflexion) pas d'autres explications à ton texte, ce qui n'allait pas sans m'étonner au regard de ce qui semble être ton rapport aux livres.

    Je vais répondre à tes questions, mais à mon tour de t'en poser une : trouves-tu la lecture que je faisais de l'histoire si à côté de la plaque ? La disparition des livres et l' "épiphanie" du personnage qui se rend alors compte que c'est à lui d'écrire son histoire ne pourrait-elle pas être à rapprocher de l'influence de ces leaders négatifs ?

    Je crois que ce n'est pas tant mon rapport aux livres qui est à questionner ici (je vais quand même le faire, car c'est sans doute un petit peu le cas malgré tout) mais mes lectures et réflexions (ainsi que ma peur face à un phénomène que je sens rejaillir dans notre histoire à venir) concernant la place des leaders négatifs et leur aptitude à influencer (forcément négativement selon moi) l'attitude d'une partie du peuple en utilisant la division et des valeurs totalement opposées à celle de solidarité sociale.

    Que le livre soit assimilé au leader négatif m'étonnait donc de ta part (et ne me satisfaisait pas tout à fait, je suis loin de penser que leur influence soit néfaste, quoi que, lorsqu'on voit que Trierweiller et Zemmour sont en tête des ventes... Mais c'est un autre débat), mais je trouvais ça intéressant dans le sens où c'est une provocation qui invite à développer une forme de pensée latérale (oui, je suis beaucoup là-dessus en ce moment). Ca surprend en tout cas.

    Sur mon rapport aux livres, donc, j'y suis sans doute moins attaché que toi, mais entre les mots et les images, je penche plutôt vers les mots (bien que je ne condamne pas les images totalement, il est évidemment aisé de développer sa réflexion en regardant certains courts ou longs métrages de qualité, encore une fois, tout dépend de quelles images on parle et si l'on évoque le matraquage de la publicité, je te rejoins. Cela dit, quelqu'un de mauvaise foi pourrait assimiler les mots à ceux de Zemmour puisque ce sont eux qui sont apparemment les plus lus actuellement, si l'on se fie aux ventes).

    Je reste néanmoins en alerte face à la possibilité d'être absorbé et de s'approprier intégralement le discours d'un auteur habile. Je pense avoir développé différents mécanismes permettant de rester en alerte face à ça, mais l'on est jamais suffisamment vigilants, et je n'oublie pas non plus qu'à travers les mots, c'est bien un être humain, empathique ou non, dangereux ou non, honnête ou non, qui véhicule, de manière directe ou dissimulée, sa pensée.

    Je dirais donc que les livres peuvent constituer à mon sens le danger d'enfermer dans une pensée unique celui qui ne ferait pas l'effort ou n'aurait pas les codes pour varier ses lectures. Pour quiconque varie celle-ci, c'est évidemment une source d'enrichissement incroyable.

    Mais tel internet, telles les images dans notre société ou telle la musique (encore que), il réside forcément une part d'ombre et un danger potentiel, à des degrés divers, dans les livres. Bien qu'appréciant cet art, je ne le place pas sur un piédestal.

    Au plaisir de te lire !

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    1. Salut El Norton,

      J'essayerai de te répondre plus tard : le soleil m'appelle.

      À bientôt !

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    2. La lecture que tu en fais est peut-être en lien avec des questions qui te travaillent en profondeur ces temps-ci. C'est ce que j'ai cru déceler dans ce que tu me dis. Elle n'est donc pas “à côté de la plaque” étant donné qu'elle t'appartient en propre. Et puis, tu sais, je n'ai posé aucune “plaque” sur mon texte, disant : “C'est ainsi qu'il doit être lu et non autrement.”

      Mon récit, tel que je le lis, est symbole de renaissance. Le message implicite pourrait être celui-ci : "Face au désastre, la possibilité de survivre demeure." La preuve avec le personnage d'Hadrien, qui, au milieu des décombres fumants, va continuer à célébrer la vie et donner du sens à sa vie intérieure en écrivant sa propre histoire. Pas contre les livres mais avec eux, dans l'empreinte ineffaçable que ces derniers ont inscrite en lui. Si tu relis mon texte, tu pourras constater qu'il est effondré devant une telle destruction. Et je n'ai rien écrit, à ma connaissance, qui indique que ce personnage soit manipulé, placé sous l'emprise délétère d'un "leader négatif". Hadrien est un être bien vivant qui accueille tout ce qui l'entoure : les sons, les odeurs, la beauté, le savoir... Son être est toute présence. Le passage qui illustre le mieux cette vitalité qu'il y a dans le monde et dans les livres selon ma propre conception, est sans doute celui-ci :

      "Dans une grande œuvre de l’esprit, la poussière n’est jamais qu’extérieure. Au dedans, le papier semble un ciel blanc traversé par une nuée d’étoiles noires en fusion. Hadrien se faisait souvent la réflexion suivante : « Du “livre” au “vivre”, il n’y a après tout qu’une lettre de différence. » Un livre contient tout un univers : une fois ouvert, une pluie de météores réveille l’âme endormie du lecteur et devant ses yeux les mots rougeoient ainsi que les braises d’un feu vivant."

      Notre société crève de l'héritage d'un cartésianisme malsain et mal digéré. À ne voir les choses que dans un rapport de dualité, on s'aveugle. Dans la conception que je me fais du monde, tout est réuni, réconcilié. On a assez vu dans l'histoire à quel point les antagonismes sont réducteurs. Il n'y a pas le Bien d'un côté, le Mal de l'autre : les deux sont entremêlés. Ainsi de toute chose. La vie contient la mort, la mort se nourrit de la vie. C'est une conception que je trouve très saine en ce sens qu'elle permet d'introduire un troisième terme, un tiers au sein même du discours. Ce n'est plus la dualité, mais la "trinité" (sans rapporter cela au religieux). On dit que deux sons de cloche valent mieux qu'un. J'ajouterai qu'un troisième peut apporter encore plus de nuances aux deux autres.
      (la suite arrive...)

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    3. Là où la langue peut manipuler les masses, ce n'est pas dans les livres, au sens où je l’entends : c’est-à-dire dans de véritables œuvres de l’esprit qui agrandissent l’âme. Car si l'on est un tant soi peu honnête, les gens lisent au fond très peu si ce n’est des "cheeseburgers en papier", de la "littérature fast-food" dont Guillaume Musso et Marc Lévy, entre autres, sont les représentants commerciaux les plus notoires. Là oui, en effet, il y a danger pour la langue, pour le sens vivifiant qu’elle véhicule ordinairement et qui devient alors lettre morte. Valérie Trierweiller n’a rien écrit, son torchon n’a rien à voir avec l’idée que je me fais d’un livre. Zemmour, dont j’ai lu par curiosité “Le premier sexe”, écrit en journaliste : son style est d’une pauvreté sans égale, son propos putassier au possible. Et l’homme se fait passer pour une bête noire alors même qu’il est très présent au sein du monde médiatique : tout cela n’est que de la maigre rhétorique qui consiste à se faire passer pour une victime, un incompris, un rejeté, un exilé – tout en profitant bien entendu des dividendes de cette société qu’il abomine.

      Si tu le veux bien, regardons à nouveau l'histoire : les systèmes totalitaires ont toujours manipulé les masses à l'aide de "manuels", de slogans simplistes, imbéciles et surtout… à l’aide d’images de propagande !
      S’il y a sujet de craindre, c’est dans l’abêtissement de notre société, dans son nivellement par le bas, dans son simplisme et par les discours populistes et racoleurs de certains.

      Je ne me suis jamais fait de maître à penser de qui que ce soit et j’essaie toujours de conserver un esprit critique face à ce que je lis.

      Au fond, nous sommes bien d’accord, El Norton.

      Amicalement,

      Thibault

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  3. Il fallait donc lire espoir et renaissance là où je voyais spoliation et renaissance. J'étais quand même à côté de la plaque (même si j'entends le fait que tu ne t'appropries pas le contenu de ton écrit, et je me doutais que tu soulèverais cet argument, il m'était néanmoins précieux de savoir ce que tu avais, en tant qu'auteur, derrière la tête en écrivant ce récit).

    Ce que je trouve peut-être le plus intéressant dans notre échange, c'est la différence (alors même qu'il n'y a aucune volonté de faire le mal, j'y reviendrai) entre le discours que l'auteur souhaite faire véhiculer par son récit et la façon dont il est reçu.
    En somme, la perte (et la transformation) de l'information (le terme information ne me plaît pas, mais je l'emploie au sens communicatif de la chose) lorsqu'elle va de l'émetteur au récepteur.

    Pas de mauvaise volonté dans notre échange, donc, et l'on se dit que si tel était le cas, et avec des textes moins confidentiels, aux buts plus primaires voire primitifs, il est finalement assez facile de faire dire ce que l'on veut à une oeuvre ou un individu décédé. La récupération de certains penseurs par les Nazis, ou les généralités de Zemmour (je pense à son propos selon lequel les résistants au régime de Vichy étaient essentiellement d'extrême-droite, argumentaire qu'il défend en citant le seul cas de Daniel Cordier, effectivement originaire d'extrême-droite, pour en faire une généralité).

    Bref, je m'éloigne clairement de ton texte. Mais les livres, aussi emplis de richesses soient-ils, n'échappent pas, comme les autres arts, à des tentatives de récupération.

    En ce sens, tel le marteau, le livre constitue un formidable outil pour peu qu'on l'utilise à bon escient. Détourné, il peut en revanche s'avérer dangereux.

    Dangereux lorsqu'on ne sait pas l'utiliser (ou qu'on veut l'utiliser à mauvais escient). Je suis effectivement convaincu que, comme tu le soulignes, tu sais faire le nécessaire pour ne pas être enfermé dans une lecture ou une pensée unique. Je faisais plutôt référence aux masses (et je le dis sans mépris quelconque) qui peuvent potentiellement être orientées par des torchons (oui, ne considérons pas cela comme des livres, mais il n'empêche qu'ils sont vendus en tant que tels, et que ces saletés se vendent comme des petits pains, forcément, ils ne nécessitent l'intériorisation d'aucun code).

    Je suis sans doute parti un peu loin, et je m'excuse d'avance d'orienter cet échange sur des points qui m'animent particulièrement en ce moment.

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