Le
poète est venu, le poète a passé, traînant la lumière derrière lui ainsi qu’une
charrue ; la poussant au devant de lui de même qu’un bœuf qu’on conduit
aux labours dessus la terre nue. C’est qu’il a bien fallu la domestiquer cette
lumière sauvage, pour ensuite la rendre aux hommes, la leur donner comme un
baiser fraternel, la leur remettre en mains propres ainsi qu’un cheval dompté. Le
“poète”, c’est Besson, le vannier, qui tresse avec l’osier des corbeilles
rondes, un peu comme un qui recréerait le monde.
Alors
Besson a passé dans ces contrées suisses où fleurit la vigne, auprès de ces
vignerons qui chérissent la terre ainsi qu’une femme aimée et qui leur en fait
voir : tantôt fertile ou inféconde. Besson passe au milieu d’eux ainsi
qu’un vent d’ivresse ; et sa route croise celle de Bovard : celui qui
redit le monde dans son éternel commencement et qui peut enfin libérer le
trop-plein de son cœur parce que le poète a passé parmi eux comme un miracle
auquel on ne croyait plus car on ne le savait pas possible en vérité. Il y a
des hommes et des femmes qui habitent auprès de ces vignobles suspendus et qui tous
sont voués à faire vivre la terre dont ils vivent. Et c’est Mathilde et tous
les autres ensemble, comme un seul bloc, comme une seule chair.
Besson,
qui n’est pas vigneron, apporte pourtant dans son sillage le vin jaune de la
lumière qu’on boit jusqu’à plus soif parce qu’on a la gorge sèche et parce
qu’il faut bien se laver le dedans – qui est l’âme –, ainsi qu’on lave le
dehors – qui est le corps. Et ça ruisselle dans chaque poitrine et ça rajeunit
tout. En passant, le poète a libéré les mots : et la parole est sortie de
chacun, comme le fruit tombant de l’arbre à maturité le déleste de son poids,
et permet ainsi l’infinie continuation des cycles ancestraux.
Alors
Bovard a dit que tout ce que l’homme “fait” pour accroître la floraison de la
terre qui lui a été donnée, tout ce qu’il accomplit à la sueur de son corps
afin que chaque chose se perpétue, “c’est ça qui est beau” – et
véritablement, c’est œuvre de poète.
Quand
Besson est arrivé d’on ne sait où, soudain tout a refleuri. Et chaque bouche a
remué sa langue pour réveiller les liturgies endormies et célébrer la présence
de tout ce qui est au monde. Les choses et les êtres se sont réaccordés :
lac et ciel confondus, terre et chair réunies. Enfin l’âme a fait bondir sa
joie hors des poitrines qui ne demandaient qu’à s’ouvrir : cette joie qui
était cachée dans le lent et inexorable pourrissement des feuilles mortes ;
cette allégresse qui se dévoile enfin car tout reverdit et parce que la beauté
est sur la terre comme l’eau fraîche d’une fontaine que le soleil enlumine de
son or.
Besson
a passé, Besson est reparti. Et la nuit s’est refermée derrière le poète en
partance nouvelle vers d’autres hommes à qui redonner la parole. La nuit n’a
pas disparu et qu’importe : chacun a fait peau neuve, tous se sont baignés
au franc goulot du soleil quand sa pluie d’or a tombé. C’est comme du pain
blond que tous ont mangé, avec le rire des blés dans la bouche enfin exaucé.
Car tout recommence ce qui a fini et rien ne meurt jamais. Et quand le poète
est parti, la nuit l’a suivi comme un chien noir et fidèle. Mais la nuit nichée
en chacun ne fait plus peur depuis qu’on a fait connaissance avec le jour.
Le
lecteur est une terre qui attend d’être ensemencée par la grâce du Verbe créateur,
par la parole du “poète” qui ressuscite tout ce qui semblait être mort. Chez
Ramuz, les mots c’est du miel qui sort tout liquide de la ruche blanche du
papier. Et ça vous colle aux doigts et aux yeux et impossible de s’en défaire
quand bien même on le voudrait. Ça vous décloue les paupières pour que vous
puissiez mieux voir avec les yeux de l’esprit. Ça vous enfante littéralement et
ça vous fait renaître : voilà ce que c’est que Passage du poète. “En poète, l’homme habite sur cette terre”, Hölderlin
l’avait bien pressenti. Et, plus que jamais, le poète est là pour dire bien
haut ce que d’autres voudraient taire.
© Thibault Marconnet
01/10/2014
Odilon Redon, Papillons, 1913 |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire