mercredi 1 octobre 2014

L'âme reverdie (à propos de Ramuz)




Le poète est venu, le poète a passé, traînant la lumière derrière lui ainsi qu’une charrue ; la poussant au devant de lui de même qu’un bœuf qu’on conduit aux labours dessus la terre nue. C’est qu’il a bien fallu la domestiquer cette lumière sauvage, pour ensuite la rendre aux hommes, la leur donner comme un baiser fraternel, la leur remettre en mains propres ainsi qu’un cheval dompté. Le “poète”, c’est Besson, le vannier, qui tresse avec l’osier des corbeilles rondes, un peu comme un qui recréerait le monde.

Alors Besson a passé dans ces contrées suisses où fleurit la vigne, auprès de ces vignerons qui chérissent la terre ainsi qu’une femme aimée et qui leur en fait voir : tantôt fertile ou inféconde. Besson passe au milieu d’eux ainsi qu’un vent d’ivresse ; et sa route croise celle de Bovard : celui qui redit le monde dans son éternel commencement et qui peut enfin libérer le trop-plein de son cœur parce que le poète a passé parmi eux comme un miracle auquel on ne croyait plus car on ne le savait pas possible en vérité. Il y a des hommes et des femmes qui habitent auprès de ces vignobles suspendus et qui tous sont voués à faire vivre la terre dont ils vivent. Et c’est Mathilde et tous les autres ensemble, comme un seul bloc, comme une seule chair.

Besson, qui n’est pas vigneron, apporte pourtant dans son sillage le vin jaune de la lumière qu’on boit jusqu’à plus soif parce qu’on a la gorge sèche et parce qu’il faut bien se laver le dedans – qui est l’âme –, ainsi qu’on lave le dehors – qui est le corps. Et ça ruisselle dans chaque poitrine et ça rajeunit tout. En passant, le poète a libéré les mots : et la parole est sortie de chacun, comme le fruit tombant de l’arbre à maturité le déleste de son poids, et permet ainsi l’infinie continuation des cycles ancestraux.
Alors Bovard a dit que tout ce que l’homme “fait” pour accroître la floraison de la terre qui lui a été donnée, tout ce qu’il accomplit à la sueur de son corps afin que chaque chose se perpétue, “c’est ça qui est beau” – et véritablement, c’est œuvre de poète.

Quand Besson est arrivé d’on ne sait où, soudain tout a refleuri. Et chaque bouche a remué sa langue pour réveiller les liturgies endormies et célébrer la présence de tout ce qui est au monde. Les choses et les êtres se sont réaccordés : lac et ciel confondus, terre et chair réunies. Enfin l’âme a fait bondir sa joie hors des poitrines qui ne demandaient qu’à s’ouvrir : cette joie qui était cachée dans le lent et inexorable pourrissement des feuilles mortes ; cette allégresse qui se dévoile enfin car tout reverdit et parce que la beauté est sur la terre comme l’eau fraîche d’une fontaine que le soleil enlumine de son or.

Besson a passé, Besson est reparti. Et la nuit s’est refermée derrière le poète en partance nouvelle vers d’autres hommes à qui redonner la parole. La nuit n’a pas disparu et qu’importe : chacun a fait peau neuve, tous se sont baignés au franc goulot du soleil quand sa pluie d’or a tombé. C’est comme du pain blond que tous ont mangé, avec le rire des blés dans la bouche enfin exaucé. Car tout recommence ce qui a fini et rien ne meurt jamais. Et quand le poète est parti, la nuit l’a suivi comme un chien noir et fidèle. Mais la nuit nichée en chacun ne fait plus peur depuis qu’on a fait connaissance avec le jour.

Le lecteur est une terre qui attend d’être ensemencée par la grâce du Verbe créateur, par la parole du “poète” qui ressuscite tout ce qui semblait être mort. Chez Ramuz, les mots c’est du miel qui sort tout liquide de la ruche blanche du papier. Et ça vous colle aux doigts et aux yeux et impossible de s’en défaire quand bien même on le voudrait. Ça vous décloue les paupières pour que vous puissiez mieux voir avec les yeux de l’esprit. Ça vous enfante littéralement et ça vous fait renaître : voilà ce que c’est que Passage du poète. “En poète, l’homme habite sur cette terre”, Hölderlin l’avait bien pressenti. Et, plus que jamais, le poète est là pour dire bien haut ce que d’autres voudraient taire.


© Thibault Marconnet

01/10/2014


Odilon Redon, Papillons, 1913

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