mercredi 8 octobre 2014

L'évidence du monde

Odilon Redon, Un Visage de Mystère, 1885


On nous dit de nous méfier de l’apparence des choses que l’on voit, que celles-ci sont trompeuses. Il faudrait donc pour y remédier faire appel à la pensée et à son pouvoir de réflexion. Mais celle-là non plus n’est pas d’une clarté pure ni suffisamment détachée des choses pour pouvoir les regarder dans leur vérité. Quand apprendrons-nous à nous méfier de notre pensée, à prendre du recul vis-à-vis d’elle? Les êtres et les choses sont et nous nous épuisons, les dévitalisons à vouloir en faire des objets d’étude. Peut-être ne faudrait-il plus chercher à ouvrir ainsi de nos mains le ventre de l’existence, à la fouiller comme des croque-morts. Il faudrait pouvoir sentir les palpitations de ce qui nous entoure, leur vie secrète, le miracle qui les fait être. Soyons, s’il se peut, attentifs à l’inquiétude qui traverse notre humanité et acceptons que le monde puisse paraître aussi évident et miraculeux que l’eau d’un ruisseau qui chantonne, claire et imperturbable.

© Thibault Marconnet

2010

6 commentaires:

  1. Vue de l'esprit intéressante. La notion de penser contre soi chère à Sartre m'intéresse particulièrement en ce moment. Elle est à mon sens nécessaire à l'homme à un moment ou un autre de son existence pour s'interroger sur la pertinence de ses opinions.
    Il faut néanmoins prendre soin de la canaliser sans quoi le risque d'apparition de troubles quasi schizophréniques ne peut être totalement écarté.

    Quant à la capacité de discriminer (au sens éthymologique à savoir différencier, varier, nuancer) les choses en fonction de leur apparence me semble nécessaire, c'est au contraire une forme d'intelligence que d'être capable d'anticiper le danger ou les possibilités d'un outil ou objet en fonction de son apparence.
    Ceci est valable pour les objets, mais pas pour les humains qui sont pleins de ressources et d'aptitudes dissimulées, qui ne valent pas seulement pour leur potentialité physique, matérielle, mais pour la puissance de ce qu'ils peuvent dégager grâce à leur capacité à utiliser le verbe. Admettre une telle idéologie pour les humains me semblerait assez dangereux puisque ça laisserait la porte ouverte à des idéologies clairement nuisibles.

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    1. Merci pour ton commentaire éclairé, El Norton. Ma lecture du moment, “Histoire d'un Allemand. Souvenirs (1914-1933)” de Sebastian Haffner, rejoint ce risque de “réification” des êtres qui niche au cœur de tant d'idéologies mortifères ; risque auquel tu fais très justement allusion. Dans son livre, Sebastian Haffner nous dresse un portrait sans concessions de ce que fut la vie dans le sein noir et pourri du IIIème Reich : suspicion, violence, impunité, ignorance et bêtise crasse s’y faisaient la part belle. Et je crains que nous n’en soyons pas vraiment sortis : le sport est toujours et même davantage qu’au temps d’Hitler, le veau d’or de notre société ; et les athlètes musculeux, l’horizon indépassable de notre époque “déspiritualisée”. Culte effréné du corps pour mieux renier l’esprit. Logique implacable d’abrutissement généralisé. Propagande fumeuse et dangereuse. Notre tâche première est sans doute de retisser le fil d’or qui relie la Chair à l’Esprit. Le dualisme cartésien qui nous en a détaché est décidément une véritable plaie.

      Une des funestes possibilités du langage, c'est bien de réduire les êtres humains à l'état de choses, de les “déshumaniser” littéralement dans un ignoble principe de perversion. Ce qui tend ensuite à pouvoir les détruire plus “efficacement” avec des mots changés en gants blancs. Viktor Klemperer l'a bien montré dans son ouvrage “LTI, la langue du IIIème Reich”. Le terme “Stücke”, qui signifie “morceau”, “pièce comptable”, était un terme comptable utilisé dans les camps pour désigner les détenus. Le “morceau” de tissu est usagé ? Bien. Il n’y a plus qu’à le faire brûler en toute tranquillité.
      Est-on pleinement sorti de cette idéologie funèbre ? J’ai bien peur que non. Chaque jour nous apporte des preuves supplémentaires que l’événement absolument négateur entamé dans une proportion folle avec les camps de concentration, continue de courir sous la surface des mots employés par notre société, au travers de la publicité, la communication, le monde marchand et autres joyeusetés… Les mots sont malades, “on” les a empoisonné. C’est pourquoi il est de toute urgence de leur inoculer de nouveau le contre-poison de la conscience. À cet égard, j’aimerais te faire part d’une émission radiophonique fort éclairante sur la langue de bois qui gangrène totalement notre rapport aux choses et aux êtres :

      http://www.youtube.com/watch?v=0EJY8z4mfFQ

      Dans un autre texte publié aujourd'hui, “Les choses qui durent”, j’ai axé ma réflexion sur la nécessaire Présence au monde sans laquelle l’existence me semble fortement compromise.

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    2. Quant au fait de “penser contre soi”, logique si chère à Sartre, ne peut-on pas y voir l'expression d'une sorte de “haine de soi” érigée en modèle de “pensée” ? C'est une question que je me pose mais je connais trop peu l'oeuvre de Sartre pour pouvoir me prononcer positivement sur ce sujet. Pour le moment, je n'ai lu que "Les mots" (qui m'a franchement ennuyé). Quels livres as-tu lu de lui, El Norton, et lequel me conseillerais-tu pour aborder sa pensée ? J'ai l'impression que Sartre, malgré qu'il en ait, n'a pas bien digéré un certain dolorisme chrétien et piétiste. Ce que je sais de sa rhétorique me semble par trop réducteur, un peu binaire : les salauds d'un côté les exploités de l'autre (alors même que tout être humain, de quelque classe qu'il soit est capable du pire comme du meilleur, voire des deux à la fois). Je m'intéresse de plus en plus à certains aspects de la pensée orientale, d'où est totalement absent le dualisme occidental hérité d'Aristote, Descartes et consorts ; lequel dualisme me semble mener véritablement à une impasse. Pour dire le vrai, j'avoue avoir pas mal d'a priori à l'égard de Sartre ; préjugé que je relativiserai peut-être un jour ou l'autre, qui sait.

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    3. Merci pour ta longue réponse. J'ai bien enregistré le lien de l'émission que tu proposes. Je l'écouterai quand la fatigue me laissera tranquille, peut-être ce week end, et je t'en donnerai des nouvelles.
      Merci de contribuer par ce biais à mon enrichissement personnel en tout cas.
      S'agissant de Sartre, j'ai honte de le dire (peut-être plus par le fait que je l'ai cité malgré tout qu'au regard de ce simple état de fait), mais je n'ai lu aucun ouvrage de lui.
      J'ai lu plusieurs extraits, en revanche, issus notamment de Les Mots, effectivement, et quelques analyses de son oeuvre, que je connais mal, à l'exception de ce concept de "penser contre soi", que j'évoque de temps à autre car il me parle. Plus qu'une quelconque "haine de soi", j'y vois une démarche presque empathique visant à se mettre dans la peau d'un éventuel opposant (qu'il existe ou non importe peu) afin de tester la valeur, la pertinence, le poids et les conséquences de nos idées dès lors qu'on se place dans un autre référentiel. Ca me permet, en ce sens, d'être un moyen de confronter son idée à une autre vision, et ainsi l'affiner. Au final, ça constitue une démarche presque empathique.
      Mais peut-être suis-je totalement à côté de la plaque (par rapport à la vision de Sartre). Qu'importe, c'est ce que j'entends et ce que je mets derrière ce concept.

      Ce pas de côté m'intéresse, et on parle finalement de choses similaires quand tu évoques les auteurs orientaux. Tu aurais des ouvrages (je suis peu courageux en ce moment, des relativement faciles d'approche si possible) à me conseiller ?

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    4. Je crois comprendre ce que tu veux dire, El Norton. "Penser contre soi" dans le sens de se remettre en question, de réévaluer des prises de position trop arbitraires afin d'évoluer et de poursuivre le dialogue avec nos semblables sans figer notre pensée. C'est ainsi désormais que je perçois cette formule, telle que tu m'en fais part selon ta conception personnelle. Et de cette façon, elle me parle également. N'ayant lu qu'un livre de Sartre et quelques textes critiques sur lui ici ou là, j'estime au fond n'en savoir pas plus que toi à son sujet. Ceci étant dit, je viens de publier sur ma chaîne youtube une conférence donnée par Sartre à la Sorbonne en 1946, dans laquelle (pour ce que j'ai écouté jusqu'à présent), il interroge le rôle de l'écrivain dans la société ainsi que sa responsabilité. Voici le lien, qui pourra sans doute t'intéresser :

      http://www.youtube.com/watch?v=nBK8zYuFiPQ

      En ce qui concerne les auteurs orientaux, j'en ai assez peu lu pour le moment. Mais l'un de ceux qui m'a le plus marqué est incontestablement Djalâl ad-Dîn Rûmî : mystique soufi du XIIIe siècle, c'est lui qui a fondé l'ordre des derviches tourneurs. Une de ses phrases restera, je le crois, gravée à jamais dans ma mémoire : "[...] la parole est un morceau de chair..." Voici deux livres que je te recommande chaleureusement : son "Rubâi'yât" publié par Albin Michel, dans la collection Spiritualités vivantes en 2003 et qui est un magnifique recueil de quatrains sur l'expérience mystique ; ainsi que le "Le livre du dedans" édité par Actes Sud dans la collection Babel. Je t'avouerai n'avoir pas toujours tout compris mais je crois que le propos de Rûmî ne se situe pas dans l'intellect pur mais dans le ressenti, la perception de notre essence divine : sa parole se veut avant tout passage de témoin ; elle est une torche dans la nuit qui nous environne. Sa lecture m'a permis de changer mon regard vis-à-vis de l'Islam et d'entrevoir toute la richesse vivante de cette spiritualité orientale - qui est tout sauf ce qu'en font les intégristes rachitiques du bulbe. Car au fond, ce qui m'intéresse dans les religions, c'est toujours l'Esprit, jamais le dogme (qui enferme bien trop souvent et conduit au fanatisme). Il y a également, sur le rapport entre Orient et Occident, un petit livre que j'ai trouvé prodigieux et très éclairant quant au malaise qui sévit encore de nos jours (et sans doute plus que jamais) : "La Crise du monde moderne" de René Guénon. Tu pourras le trouver aux Éditions Gallimard dans la collection Folio Essais. Pour ma part, j'en ai trouvé la lecture plutôt facile d'accès et très revivifiante. C'est surtout ce livre que je te conseille en premier lieu : à mon sens, tu as là une très belle porte d'entrée sur le monde oriental.

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    5. Merci pour ces conseils précieux, qu'il s'agisse des lectures (je vais voir si je trouve ça en bibliothèque) ou les liens Youtube.
      Je te rejoins totalement sur l'Islam. La différence entre l'esprit et ce qu'en font certains extrémistes est énorme mais fondamentale.
      C'est même plus globalement que j'ai été amené à faire évoluer ma vision des choses : autour de la religion. Bien que profondément non-croyant, je vois désormais des bienfaits dans les diverses religions pour l'apport de sérénité et d'espoir qu'elles peuvent engendrer chez certains individus.
      Les dérives liées aux religions constituent un autre problème. C'est un sujet qui m'intéresse au plus haut point, je pense qu'il est urgent que chacun s'équipe au maximum de billes pour réfléchir à toutes ces thématiques, et je me rends compte, au vu de l'aspect brouillon de mon propos ici, combien c'est urgent dans mon cas.

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