« Et
je chantais cette romance / En 1903 sans savoir / Que mon amour à la semblance
/ Du beau Phénix s’il meurt un soir / Le matin voit sa renaissance. » Les
doigts hésitent, l’esprit recule : quels mots bredouiller pour parler
d’une telle œuvre, qu’il s’agisse
du long poème ciselé par le grandiose Apollinaire et de la non moins sublime
incarnation de cette Chanson du mal-aimé
par un Léo Ferré alors au sommet de son art ? Oui, comment en parler si ce
n’est en amoureux qui dépose le genou auprès de sa belle pour la mieux servir ?
Turbulent chevalier dont l’épée ne risquait pas de rouiller dans son fourreau, Apollinaire
n’a que faire de l’amour courtois : c’est en amoureux fou qu’il s’exprime
ici, avec le crâne brûlant de toutes les fées
vertes avalées dans sa bouche d’ogre.
Ce poème fleuve, Guillaume
Apollinaire semble le tisser ainsi qu’un flamboyant brocart où se mêlent l’or
et l’argent. Son aiguille – pointe d’un croissant de lune –, tricote dans la
chair moite des amants pour assembler entre elles les mailles de la peine, du
rêve et de l’indicible joie retrouvée. Dans ce poème où scintillent des
étoiles, l’auteur du recueil Alcools
fait bouillir son alambic du rêve pour chanter un amour aussi bien terrestre
que cosmique. Mais, pas dévot pour deux sous, l’encens qu’il fait monter jusqu’aux
seins lunaires de sa dulcinée est un bouquet de vin rouge. Et défilent alors,
pour notre plus grand émerveillement, de troublantes évocations : rues
brumeuses de Londres, Cosaques Zaporogues, récits légendaires...
Né à Rome en
1880, fruit d’une grossesse non désirée et de père inconnu, Apollinaire – dont
l’impossible nom de baptême polonais, s’il l’avait conservé lui aurait sans
doute valu de passer toutes ses nuits à la belle étoile –, fut un météore dans
le ciel souvent trop sage de la poésie française. Ferré lui vouait un amour et
une admiration sans failles. Avant de s’atteler à sa tâche, le chanteur et
compositeur raconte comment il procédait : « Quel que fût le poète
que je voulais mettre en musique, je plaçais le texte sur le piano et la
musique devait venir avant que j’aie lu le poème, comme une sœur. J’arrêtais si
je ne trouvais pas immédiatement au premier vers […] Cette improvisation me
garantissait la vérité et l’humilité. » C’est en 1953 que Ferré présente
pour la première fois cet opus au comité de la RDF (Radio Diffusion Française)
qui refusera de l’aider pour monter cette titanesque cathédrale de musique et
de vers. En allant récupérer sa partition, ce génial trublion de la chanson
française ne manquera pas d’asséner quelques mots bien sentis à ces sinistres imbéciles :
« Je suis venu vous dire bonjour et au revoir, je m’en vais parce
qu’Apollinaire m’attend dans la rue, il n’a pas voulu monter. »
Pour que
Ferré puisse enfin coucher cette œuvre sur microsillon, il lui faudra attendre
l’année 1972 : soit environ 20 ans après avoir accouché de ce joyau ! Cet
album n’est peut-être pas le plus facile d’accès pour découvrir Léo Ferré lorsqu’il
chante les poètes. Mais c’est une œuvre qui n’a sans doute pas d’égale. Ferré
fait ici le double exploit de diriger l’orchestre et de chanter Apollinaire.
Lui que d’aucuns ont traité dédaigneusement de “mélodiste”, voilà qu’il
contredit toutes les critiques ânonnées par de pâles individus. Sa composition,
il la polit ainsi qu’un miroir magique pour refléter chaque couleur de cet
incomparable poème et, durant les 46 minutes qui en constituent la folle architecture,
cet oratorio ne cesse de nous surprendre. Pour Ferré, Apollinaire était le plus
grand poète du XXe siècle. C’est en vain que les Surréalistes, sous la houlette
d’André Breton, tentèrent de se l’approprier. Car un tel poète ne peut être
rattaché à aucune école et encore moins se retrouver encagé dans un mouvement
artistique qui allait rapidement montrer des tendances sectaires… C’est en
homme libre qu’Apollinaire a écrit et aimé.
Je ne connais peut-être pas de vers
plus mélodieux et plus profonds que ceux-ci, issus de Marizibill (que Ferré chantera également) : « Je connais des gens
de toutes sortes / Ils n’égalent pas leurs destins / Indécis comme feuilles
mortes / Leurs yeux sont des feux mal éteints / Leurs cœurs bougent comme
leurs portes. » Apollinaire quant à lui, sera allé jusqu’au bout de son
destin, fauché en 1918 dans sa trente-huitième année par la grippe espagnole. Tête
rouge trépanée, cœur d’opium exalté, Apollinaire est un coquelicot couché dessous
la terre endeuillée : un amant de feu qui brûle encore aux lèvres mortes
des femmes aimées.
© Thibault Marconnet
le 05 juin 2014
Superbe ! j'aime léo Ferré depuis des années et adorerais avoir ce Cd. Est il possible de me le dropper sur mon pseudo chez gmail.com ?
RépondreSupprimerMerci & belle semaine à venir. Ph
Salut shadok, ton enthousiasme me fait plaisir ! (Je me permets de te tutoyer si tu n'y vois pas d'inconvénients). Les amoureux du grand Ferré se font rares. Peux-tu me donner le pseudo de ta dropbox afin que je t'envoie cette pépite ? À très vite ! Belle semaine également et merci pour ton commentaire chaleureux.
RépondreSupprimerThibault
Ps : Ma dropbox s'intitule "thibaultmarconnet", tout simplement (du moins je crois : je m'en sers très peu à vrai dire).
Bonsoir, Je me suis réécouté tout l'album "la violence et l'ennui" avec un bonheur total...tu m'as relancé sur Léo et j'ai envie de réécouter...Merci. La Dropbox se trouve sur
RépondreSupprimer1shadok@gmail.com mais ne sait pas trop comment ca marche (à part que je recois des trucs fantastiques dessus puisqu'on a la gentillesse de me les envoyer).
Tu sais je n'ai vu Léo qu'une fois sur scène mais c'est un des concerts les + rocks que j'ai vu...
Bonsoir 1shadok, je suis bien heureux de t'avoir redonné envie d'écouter le grand Léo. "La violence et l'ennui" est l'un de mes disques préférés (avec "L'Opéra du Pauvre", "Et Basta !", tant d'autres...) : il tambourine contre mon coeur... "Words Words Words", "La Tristesse", "Géométriquement tien", "La mer noire", "Frères humains / L'amour n'a pas d'âge" : que de beauté ! Quand Ferré est mort, je devais avoir 9 ou 10 ans, et je n'ai donc jamais pu le voir en concert. Ceci dit, je peux imaginer l'ouragan émotionnel que ce fut pour toi. Me reste pour consolation deux superbes captations de concerts en DVD : "Léo chante les poètes" et "Léo Ferré au Théâtre des Champs-Élysées".
SupprimerJe viens d'envoyer le lien à ton adresse mail. Je pense que cela a fonctionné mais, tout comme toi, j'utilise très peu Dropbox donc je découvre peu à peu. Peux-tu me faire savoir si tu l'as bien reçu ?
Amicalement,
Thibault
Excuse du retard...J'ai bien recu le fichier et t'en remercie. Il n'y a qu'un titre de 42mn. Je vais voir si je peux le couper pour faire plus simple à écouter... J'ai un souvenir précis de l'album "la violence et l'ennuie" dans une émission de TV présentée par Drucker, et Léo y chantait 2 titres en direct...imagine 2 titres de presque 6mn chacuns ou il y a bcp de parties parlées...la tête de drucker je m'en souviens encore; et le public ne comprenait pas d'ou sortait une musique pareille. Des trucs comme ça à la télé c'était pas tous les jours...je crois bien que MD n'a jamais ré-invité Léo après ça. Je pense que c'est avec cet album que je l'ai découvert et aimé découvrir le reste...comme quoi la télé...Ph
SupprimerBonsoir Ph,
SupprimerJe suis content de savoir que le fichier t'est bien parvenu. Oui, le tout est d'une traite, tel que Ferré l'a voulu. Tailler dans une telle oeuvre me paraît délicat car je pense pour ma part que l'écoute en souffrirait quelque peu : c'est d'un seul tenant. "Et Basta !" est d'un seul souffle également (d'une trentaine de minutes je crois). Ceci dit, fais ce qui te semble le mieux pour apprécier ton écoute.
En effet, j'imagine la tronche de Drucker ! "De quoi dégueuler vraiment !" comme le clame Ferré à la fin de "Words...Words...Words..." Pour ma part, la découverte de Ferré s'est faite avec l'album d'un récital à Bobino en 69 : Ferré creuse à l'os, sa voix semble au bord de la cassure (on dirait qu'il est enrhumé) et il est seulement accompagné au piano par son ami, Paul Castanier. J'avais alors 16 ou 17 ans (j'en aurai bientôt trente dans peu de temps) et j'ai mis du temps avant d'apprécier l'oeuvre de Ferré. Mon père m'a ensuite confié que dans sa jeunesse (il est né en 1955), lors de vacances d'hiver, son cousin et lui gueulaient à gorge déployée "Les Anarchistes" sur le télésiège qui les transportait vers les pentes poudreuses. Il me semble que mon amour fou pour l'oeuvre de Ferré s'est produit également avec "La Violence et l'Ennui". Et quel choc !... Je ne m'en suis pas encore remis. Merci pour ton chaleureux commentaire. "Ph" pour "Philippe" ?
Belle soirée à toi et au plaisir d'échanger de nouveau !
Amicalement,
Thibault