vendredi 17 octobre 2014

Élégie pour l'absent




Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas est une sorte de long poème en prose qu’Imre Kertész déroule comme un parchemin aux lettres couvertes de cendre.
Le thrène, l’élégie qui constitue l’ossature de ce texte bouleversant est le poème Todesfuge de Paul Celan. « Lait noir de l’aube nous le buvons le soir / le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous buvons et buvons /nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré… » Œuvre véritablement musicale, ce thème surgit tout le long du récit ainsi que les lèvres d’une plaie qui s’entrouvrent, la mélodie sourde et obsédante d’une âme blessée à mort.

Il existe plusieurs versions du Kaddish au sein de la tradition juive. Certains sont chants de sanctification, d’autres expriment la peine qui s’exhale de la bouche des vivants endeuillés pour tenter d’accompagner les morts dans leur traversée inconnue. Mais ici, Kertész fait le deuil impossible d’un “enfant qui ne naîtra pas”, qui ne verra jamais la lumière du jour. Car cette lumière, pour l’auteur d’Être sans destin est froide et fuligineuse : c’est cette aube glacée au visage souillé de suie qui émane d’Auschwitz, de ce lieu “sans destin” où Imre Kertész a laissé une partie de lui-même qui, pour le dire avec les mots de Charlotte Delbo, n’est sans doute “pas revenue”.

Celui qui, dans le judaïsme est l’Innommable par excellence et que nous autres chrétiens nommons Dieu, dit à son peuple (Deutéronome 30, 19) : « Choisis donc la vie pour que toi et ta postérité vous viviez… » Et Kertész s’y oppose en décidant, en son âme et conscience, de ne pas faire acte de descendance.  Il refuse de donner la vie, lui qui a trop connu la mort.
Celle qui à l’époque, accompagnait sa douloureuse existence, ne comprendra pas ce refus car elle croit encore que la vie peut renaître du sein froid des cendres. Et cet enfant qui ne naîtra pas, dans son absence irrévocable entraînera la lente et inexorable rupture du couple.

Ce livre est le récit d’un deuil étrange car l’être pleuré n’est sorti d’aucun ventre de femme : il n’est littéralement jamais venu au monde. Me vient à l’esprit que ce “Kaddish”, Imre Kertész le déclame avant tout pour lui-même, au nom de cette adolescence morte dans les camps et sur laquelle personne n’a pleuré. Dans cette prière funèbre, Kertész se fait accompagner de Paul Celan, tel Dante conduit par Virgile dans le givre des enfers.
Et la morsure du froid le plus intense est aussi douloureuse que celle du feu.
Ce livre est d’une “terrible beauté” : son chant s’inscrit dans l’âme du lecteur aussi sûrement qu’un tatouage de déporté.


© Thibault Marconnet
le 17 octobre 2014

Imre Kertész : Entretien avec Laure Adler (Hors-champs) [2010] 



Anselm Kiefer, Twilight of the West [Abendland], 1989

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