Kaddish pour l’enfant qui ne
naîtra pas est une sorte de long
poème en prose qu’Imre Kertész déroule comme un parchemin aux lettres couvertes
de cendre.
Le
thrène, l’élégie qui constitue l’ossature de ce texte bouleversant est le poème
Todesfuge de Paul Celan. « Lait
noir de l’aube nous le buvons le soir / le buvons à midi et le matin nous le
buvons la nuit / nous buvons et buvons /nous creusons dans le ciel une tombe où
l’on n’est pas serré… » Œuvre véritablement musicale, ce thème surgit tout
le long du récit ainsi que les lèvres d’une plaie qui s’entrouvrent, la mélodie
sourde et obsédante d’une âme blessée à mort.
Il
existe plusieurs versions du Kaddish au sein de la tradition juive. Certains
sont chants de sanctification, d’autres expriment la peine qui s’exhale de la
bouche des vivants endeuillés pour tenter d’accompagner les morts dans leur traversée
inconnue. Mais ici, Kertész fait le deuil impossible d’un “enfant qui ne naîtra
pas”, qui ne verra jamais la lumière du jour. Car cette lumière, pour l’auteur
d’Être sans destin est froide et
fuligineuse : c’est cette aube glacée au visage souillé de suie qui émane
d’Auschwitz, de ce lieu “sans destin” où Imre Kertész a laissé une partie de lui-même
qui, pour le dire avec les mots de Charlotte Delbo, n’est sans doute “pas revenue”.
Celui
qui, dans le judaïsme est l’Innommable par excellence et que nous autres
chrétiens nommons Dieu, dit à son peuple (Deutéronome 30, 19) : « Choisis
donc la vie pour que toi et ta postérité vous viviez… » Et Kertész s’y
oppose en décidant, en son âme et conscience, de ne pas faire acte de
descendance. Il refuse de donner
la vie, lui qui a trop connu la mort.
Celle
qui à l’époque, accompagnait sa douloureuse existence, ne comprendra pas ce
refus car elle croit encore que la vie peut renaître du sein froid des cendres.
Et cet enfant qui ne naîtra pas, dans son absence irrévocable entraînera la
lente et inexorable rupture du couple.
Ce
livre est le récit d’un deuil étrange car l’être pleuré n’est sorti d’aucun
ventre de femme : il n’est littéralement jamais venu au monde. Me vient à
l’esprit que ce “Kaddish”, Imre Kertész le déclame avant tout pour lui-même, au
nom de cette adolescence morte dans les camps et sur laquelle personne n’a
pleuré. Dans cette prière funèbre, Kertész se fait accompagner de Paul Celan, tel
Dante conduit par Virgile dans le givre des enfers.
Et
la morsure du froid le plus intense est aussi douloureuse que celle du feu.
Ce
livre est d’une “terrible beauté” : son chant s’inscrit dans l’âme du
lecteur aussi sûrement qu’un tatouage de déporté.
© Thibault Marconnet
le
17 octobre 2014
Imre Kertész : Entretien avec Laure Adler (Hors-champs) [2010]
Imre Kertész : Entretien avec Laure Adler (Hors-champs) [2010]
Anselm Kiefer, Twilight of the West [Abendland], 1989 |
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