« Que servait
de répandre sur les plus proches du sable et de la chaux, de jeter sur eux une
toile de tente pour échapper au spectacle constant des visages noirs et enflés.
Il y en avait trop ; partout la bêche heurtait de la chair ensevelie. Tous
les mystères du tombeau s’étalaient dans une hideur à faire pâlir les rêves les
plus fous. Les cheveux tombaient des crânes par touffes, comme le feuillage
pâli des arbres à l’automne. Plus d’un se défaisait en verdâtre gelée de
poisson qui luisait dans les nuits sous les lambeaux des uniformes. Quand on
marchait sur eux, le pied laissait des traces phosphorescentes. D’autres se
desséchaient en momies calcifiées qui se desquamaient lambeau par lambeau. Chez
d’autres encore, les chairs coulaient des os en gélatine brun rougeâtre. Dans
les nuits lourdes, des cadavres boursouflés s’éveillaient à une vie de fantôme
lorsque les gaz comprimés s’échappaient des blessures à grands sifflets et
gargouillis. Mais le plus terrifiant était le grouillement frénétique où se
dissolvaient les corps qui ne se composaient plus que de vers innombrables.
À quoi bon ménager
vos nerfs ? Ne sommes-nous pas restés une fois, quatre jours de suite,
dans un chemin creux entre des cadavres ? N’étions-nous pas tous, morts et
vivants, recouverts d’un épais tapis de grandes mouches bleu sombre ?
Peut-on encore aller plus loin ? Oui : plus d’un gisait là avec qui nous
avions partagé mainte veille nocturne, mainte bouteille de vin, maint quignon
de pain. Qui peut parler de la guerre, qui n’a point été dans nos rangs ?
Lorsque après de
telles journées le soldat du front traversait les villes de l’arrière, en
colonnes grises et muettes, voûté, dépenaillé, sa vue parvenait à figer sur
place l’insouciant train-train des écervelés de ces lieux. “On les a sortis des
cercueils”, chuchotaient-ils à l’oreille de leur bonne amie, et tous ceux
qu’effleuraient le vide des yeux morts se mettaient à trembler. Ces hommes
étaient saturés d’horreur, ils eussent été perdus sans l’ivresse. Qui peut
mesurer cela ? Un poète seul, un poète maudit dans le voluptueux enfer de
ses rêves. » Ernst Jünger (in La
guerre comme expérience intérieure, p. 47-48)
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Otto Dix, Assaut sous les gaz, 1924 |
« Une autre
fois, alors que je tuais le temps interminable d’une veille nocturne en
compagnie d’un vieux briscard, dans l’angle sombre d’un épaulement, je
m’enquis, au cours d’une conversation chuchotée, de son expérience la plus
horrible. Sa cigarette rougeoyait à brefs intervalles sous le casque d’acier,
inondant le visage décharné d’un rouge éclat. Il raconta :
“Au début de la
guerre, nous avons pris d’assaut une maison qui avait été une auberge. Nous
avons envahi la cave barricadée, luttant dans le noir comme des bêtes qui se
prennent à la gorge, alors que déjà la maison brûlait au-dessus. Soudain,
déclenché sans doute par la chaleur de l’incendie, on entendit là-haut le piano
mécanique qui démarrait comme un automate. Jamais je n’oublierai, mêlés aux
rugissements des hommes aux prises et aux râles des mourants, les flonflons
insouciants de cette musique de danse.”
Il y aurait encore
beaucoup à raconter : ces hommes qui n’arrêtaient pas de pousser des rires
stridents, alors qu’un projectile venait de leur fracasser le crâne ; cet
autre qui, en pleine bataille d’hiver, se dépouilla de son uniforme et courut
ricanant par les champs de neige rougie ; l’humour satanique des grands
postes de secours, et bien d’autres choses. Mais nous autres, fils de ce temps,
nous avons bien soupé des faits bruts. Tellement soupé.
Et ce ne sont pas
tant les faits que précisément l’incertain, l’indescriptible, les sourds
pressentiments dont le feu jaillit parfois au grand jour comme la fumée d’un
incendie qui couvait au creux d’un navire. Peut-être tout cela n’est-il
qu’élucubration. Et pourtant c’était tellement palpable, pesant sur les sens
d’un tel plomb, lorsqu’une troupe abandonnée sous la voûte de la nuit
patrouillait en terre inconnue, dans le fracas des masses de métal qui s’écrasaient
lointaines et proches. Si tout à coup, en plein milieu, un jet de feu
s’arrachait à la terre, on entendait jaillir dans l’infini le cri bouleversant
d’une prise de conscience intégrale. Peut-être, dans les derniers feux de ces
cerveaux, le noir rideau de l’horreur s’était-il envolé à fins
bruissements : mais ce qui restait tapi derrière, la bouche pétrifiée ne
pouvait plus en donner le message. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 51-52)
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Otto Dix, Le soldat blessé, 1924 |
« La
tranchée. Le travail, l’horreur et le sang ont riveté le mot en tour d’acier
pesant sur cerveaux anxieux. Rempart et bastion entre mondes qui se combattent,
mais pas seulement cela : rempart et antre de ténèbres pour les cœurs
qu’elle aspirait et rejetait en incessante alternance. Moloch brûlant qui
lentement réduit en scories la jeunesse des peuples, réseau de veines
recouvrant de ses entrelacs ruines et champs avilis, d’où le sang des hommes a
coulé dans la terre à fort giclement.
Même de loin, elle
restait emprise d’un poing glacé, lors des réglages d’armes et des beuveries
dans les villages aux rives de l’horreur, là où le combattant reprenait pied,
recommençait à trimer le jour et dormir la nuit. Sans trêve les fenêtres
tressautaient comme des enclumes quand le char de l’écrasement grondait à
longueur de front, broyant tout de son indifférence. Chez nous autres blasés du
sanglant, personne ou presque ne l’entendait plus. Parfois seulement, lorsque
l’œil rouge de l’âtre béait stupide sur la chambre obscurcie, et qu’au cerveau
vagabondant s’ouvraient toutes les fleurs du monde, à force couleurs vives et
parfums entêtants, mégalopoles en marées de lumière, rivages du Midi ourlés de
ressacs bleus et d’écumes perlantes, femmes gainées de soie, reines du
boulevard : c’est alors que ça se mettait à tinter, tout doux, mais bien
coupant comme une lame de sabre, et que la menace bruissait noire à travers les
vitres. C’est là qu’on frissonnait, et qu’on criait d’apporter de la lumière et
du vin.
Parfois aussi tout
se mettait à bouillir, lave cuisant en chaudrons gigantesques ; à l’ouest,
une rougeur sombre entamait les brouillards matinaux, ou c’étaient des écharpes
de fumée sale qui flottaient devant un soleil en déclin. Alors tous, jusque
bien avant dans les terres, se tenaient prêts à bondir, colons du bas pays dans
l’angoisse du mascaret rugissant. Tout comme on bourre de madriers et de sacs
de sable la gueule des digues éclatées, on lançait bataillons et régiments dans
la brèche en flamme des tranchées rompues. Quelque part, un homme était au téléphone,
visage de granit au-dessus du col écarlate, et proférait le nom d’un tas de
ruines qui avait été un village. Suivait le cliquetis des ordres et du métal
des harnachements, et une fièvre sombre tremblait dans des milliers de
prunelles.
Et même lorsque le
laminoir de la guerre allait moins fort, toujours le poing osseux de la camarde
restait suspendu sur les espaces dévastés. Dans le large ourlet de terrain de
part et d’autre des tranchées, elle régnait avec rigueur, et point ne valaient
jeunesse, humilité ni talent lorsque son martinet de plomb faisait pleuvoir les
coups sur la chair et les os. Parfois même il semblait qu’elle ménageât avec
prédilection l’insolent qui tendait la main, le rire à la bouche, vers son
masque qu’il prétendait arracher. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 52-53-54)
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Otto Dix, Cadavre dans les barbelés, 1924 |
« La bravoure
est comparable à la danse. La personne du danseur est forme, est accessoire,
seul compte ce qui sous le voile de ses mouvements se hausse et retombe. La
bravoure n’est jamais que l’expression d’un savoir ancré au plus profond des
consciences : l’être humain se sait réceptacle de valeurs éternelles et
indestructibles. Comment sinon y’en aurait-il un seul pour marcher sciemment à
la rencontre de la mort ? » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 91-92)
« Une autre
fois, alors que la petite ville de Combles s’écroulait sous une canonnade
écrasante, dans une averse de pierres et d’acier, nous vîmes deux hommes courir
parmi les décombres tournoyants, affublés de robes de femmes, des ombrelles
rouges à la main. Ces gens étaient de la même trempe que le groupe de choc qui
remonta toute une tranchée à coups de chopines vides, que les Ecossais d’une
troupe d’assaut montant à l’attaque en poussant leur ballon de football vers
les lignes ennemies, ou que le sous-lieutenant allemand dont on racontait sur
le front qu’il avait trouvé une manière de faire exploser les grenades à manche
au-dessus de sa tête, droites comme une torche, sans qu’un seul éclat le
touchât.
Libre à d’aucuns
de se signer devant de tels exemples de divine insolence ; pour moi, je
serais chagrin de m’en priver. C’est justement aux heures où le poids
terrifiant des choses menaçait de ramollir l’âme de ses coups de masse que des
hommes se trouvaient pour aller leur chemin sans y prendre garde, d’un pas
dansant comme sur des vétilles. Et cette seule idée qui convienne à des
hommes : que la matière n’est rien et que l’esprit est tout, cette idée
sur laquelle repose tout entière la grandeur humaine, ils l’exaspéraient
jusqu’au paradoxe. On sentait bien alors que ces mousqueteries accumulées, ces
orages d’acier mugissants qui se cabraient jusqu’aux nues pour dévorer tout
n’étaient jamais que machinerie, que décors de théâtre, qu’il leur fallait pour
prendre sens le jeu que l’humain jouait sur ce fond de scène.
Il est
profondément significatif que ce soit justement l’existence la plus forte qui
se sacrifie le plus volontiers. Mieux vaut s’abîmer comme un météore, dans une
gerbe d’étincelles, que s’éteindre à petit feu vacillant. Le sang des
lansquenets ne cessait d’écumer sous les pales tournoyantes de la vie, et pas
seulement lorsque l’ivresse de fer du combat les emportait sur la crête des
vagues. Il leur fallait exprimer et façonner une vie sauvage et violente, telle
qu’elle sourdait continûment en eux depuis les profondeurs. Si jeunesse et
virilité leur tenaient lieu d’ivresse et de flamme, le combat, le vin et
l’amour les chauffaient à blanc, jusqu’à courir follement à la mort. Chaque
heure exigeait d’être remplie, les jours leur coulaient entre les doigts
colorés et brûlants, comme les perles d’un chapelet de feu qu’il leur fallait
égrener jusqu’au bout pour remplir leur propre mesure. Tout l’être jaillissait
flamboyant d’une seule et même source, qu’il se reflétât dans un verre rempli,
dans les yeux fous de l’adversaire ou le doux sourire d’une fille. L’ivresse
réveillait leur âme de vainqueurs, les cimes de la bataille leur versaient
l’ivresse, dans les bras de l’amour tous deux ne leur étaient plus qu’un.
Comme d’autres
dans l’art ou dans la vérité, ils cherchaient leur accomplissement dans la
lutte. Nos voies sont diverses, chacun porte en son cœur une autre boussole.
Pour chacun, vivre veut dire autre chose, pour l’un le chant du coq au matin
clair, pour l’autre l’étendue qui dort au midi, pour un troisième les lueurs
qui passent dans les brumes du soir.
Pour le
lansquenet, c’était le nuage orageux qui couvre au loin la nuit, la tension qui
règne au-dessus des abîmes. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure, p. 104-106)
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Otto Dix, Machine Gunners Advancing, 1924 |
« Que l’on
tue des hommes, cela n’est rien, il faut bien qu’ils meurent un jour, mais on
n’a pas le droit de les nier. Non, on n’en a pas le droit. Le plus terrible,
pour nous, ce n’est pas qu’ils veuillent nous tuer, c’est qu’ils ne cessent pas
de déverser sur nous des flots de haine, qu’ils ne sachent nous nommer
autrement que boches, Huns, barbares. Cela rend amer. C’est pourtant vrai, tout
peuple a son sale type, et c’est justement celui-là que les voisins aiment à
prendre pour norme. Nous ne sommes pas meilleurs que les autres, tout Anglais
nous est un Shylock, tout Français un marquis de Sade. On en rira peut-être
dans cent ans, à moins qu’on ne soit encore en guerre, pour changer. A toute
contemplation, il faut du recul. Du recul dans l’espace, dans le temps, dans
l’esprit. » Ernst Jünger (in La
guerre comme expérience intérieure, p.107)
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Otto Dix, Meal Time In the Trenches, 1924 |
« Oui, j’ai
passé des heures, hier encore, à fixer tel un paquet de nerfs pétrifié la paroi
de glaise en train de s’ébouler en face de moi. Je l’ai encore très précisément
devant les yeux, cette paroi brune, parsemée de silex noirs et de blocs de
craie, dont le bas tournait en bouillie d’où émergeaient des douilles et des
têtes rouillées de grenades à manche. Il y avait aussi un mort dont on ne
voyait qu’une jambe. Il devait être couché là depuis longtemps. Le pied n’avait
pu soutenir la lourde botte et s’était détaché à hauteur de la cheville. On
voyait distinctement l’os dégagé de sa gangue de chair brune et gangrenée. Puis
venaient le caleçon de grossier tricot et le pantalon gris que la pluie avait
déjà lavé de sa glaise.
À vrai dire, il y
a beau temps qu’on devrait être couché de la sorte. Avec un crâne de nègre tout
noir, dont la pluie a arraché les cheveux par touffes, et de petits yeux de
poisson, desséchés dans leurs orbites cireuses. Quelque part à se faire manger
les chairs, par les corbeaux en terrain libre, par les rats puants d’un abri
éboulé, par les essaims de balles qui ne cessaient de fouailler le no man’s
land. Ça n’est jamais tombé bien loin. Hier encore. Chaque jour où je respire
encore est un don, un grand don, divin, immérité, dont il faut jouir à longs
traits enivrés, comme d’un vin de prix. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure,
p.109-110)
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Otto Dix, Crâne, 1924 |
« Au régiment
qui nous flanque à gauche, une tempête de feu se déchaîne. C’est une manœuvre
de diversion pour déconcerter l’artillerie adverse et disperser ses feux. Ça va
être à nous tout de suite. À présent il faut se concentrer. Certes, c’est
peut-être dommage pour nous. Peut-être aussi nous sacrifions-nous pour quelque
chose d’inessentiel. Mais notre valeur à nous, on ne peut pas nous la prendre.
L’essentiel n’est pas ce pour quoi nous nous battons, c’est notre façon de nous
battre. Droit sur l’objectif, jusqu’à vaincre ou rester sur le carreau.
L’esprit combatif, l’engagement de la personne, et quand ce serait pour l’idée
la plus infime, pèse plus lourd que toute ratiocination sur le bien et le mal.
Cela commande le respect, confère l’auréole du saint, même chez le Chevalier de
la Triste Figure. Nous allons montrer ce que nous avons dans le ventre, et
dussions-nous tomber, nous aurons vécu notre soûl. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure,
p.123-124)
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Otto Dix, La Guerre, 1929-1932 |
« Oui, le
soldat, dans son rapport à la mort, dans le sacrifice de sa propre personne
pour une idée, ignore à peu près tout des philosophes et de leurs valeurs. Mais
en lui, en ses actes, la vie trouve une expression plus poignante et plus
profonde qu’elle ne peut l’avoir dans aucun livre. Et toujours, de tout le
non-sens d’un processus extérieur parfaitement insensé, ressort une vérité
rayonnante : la mort pour une conviction est l’achèvement suprême. Elle
est proclamation, acte, accomplissement, foi, amour, espérance et but ;
elle est, en ce monde imparfait, quelque chose de parfait, la perfection sans
ambages. La cause n’y fait rien, tout est dans la conviction. On peut bien
mourir enfoncé dans une erreur indubitable : c’est ce que l’on pouvait
faire de plus grand. L’aviateur de Barbusse peut bien voir, loin au-dessous de
lui, deux armées harnachées prier un Dieu unique pour la victoire de leur juste
cause, l’une ou l’autre, à coup sur, et probablement les deux, arborent une
erreur sur leurs drapeaux ; et pourtant Dieu les accueillera toutes deux
d’une même étreinte en son être. La folie et le monde ne font qu’un, et qui
mourut pour une erreur n’en reste pas moins un héros. » Ernst Jünger (in La guerre comme expérience intérieure,
p. 160)
Traduction : François Poncet
|
Félix Vallotton, Verdun, 1917 |