mardi 18 novembre 2014

Ange - Guet-Apens [1978]



« Mille excuses si je suis en retard / Mais j’attendais que les enfants s’endorment ; / Il a fallu raconter une histoire… / Quand le gardien a fait chanter la grille / De ton caveau nimbé de brouillard, / Alors je me suis avancé sans bruit… » Désormais les enfants sont couchés et une folle nuit d’amour va pouvoir commencer. Tandis que ça s’en donnait à cœur joie question rock progressif de l’autre côté de la Manche, la langue de Molière décida de s’encanailler elle aussi dans les draps défaits de cette muse échevelée à la poitrine nue. 

Quelques feux de joie s’allumèrent ici et là. Mais le plus incandescent de tous reste à mes yeux celui que fit flamber au début des années 70 un groupe de centaures bien décidés à ressusciter le désir dans les forêts noires de leur Franche-Comté natale et faire perler du ventre des arbres une sève à gros bouillons. 

Pour cette guerre électrique avec les Anglois, il ne nous fallait rien de moins qu’une bande de joyeux drilles, des François adeptes de bonne chère, de dive bouteille et de chairs nues aux moiteurs d’humus. Quant à ce qui est de la poésie, nous n’avions alors rien à envier aux Angliches : le vers était déjà depuis longtemps dans le fruit. Mais pour aller dépuceler cette nouvelle lune, nous avions besoin d’un nouveau Saint-Michel aux allures de Pan : un chevalier qui saurait faire gicler la semence d’acier de sa lance dans les cratères de Séléné, la mythique déesse de la pleine lune. 

Pour aller compisser gaiement la perfide Albion, la franchise était de mise et nos larrons en foire n’en étaient pas dépourvus. Pas fesse-mathieu pour deux sous, c’est en fils prodigue qu’Ange nous fait don de ses orgasmes lyriques. Pour ce Guet-Apens crapuleux, Christian Décamps se montre plus satyre que jamais et sa voix fait se pâmer d’extase toutes les bacchantes assemblées ; dans les ruisseaux, les ondines pleurent toute l’eau de leurs cuisses mouillées. S’il est une divinité qui préside à la folie géniale d’un groupe tel que Ange, c’est évidemment Dionysos. 

Si votre libido est en berne, Ange saura en hisser le drapeau, vous pouvez m’en croire. Cet album est furieusement érotique et il s’agit sans nul doute de leur meilleur opus, le plus inspiré qui soit sorti de leur brûlant athanor. Cet Ange-là n’est pas castré, loin de là ! Il brandit bien haut le manche de sa guitare en érection et les éclairs fusent : foutre musical sur la toison déflorée du silence. Avec Réveille-Toi, ça va bramer dans les chaumières : « Réveille-toi ! / J’entame un long chorus de liquide vagabond / Sur ta chair à musique… / Non! Non! Non! Je ne crois plus en ce coma éternel, / Tombé comme un satyre, / Détenant le plaisir que tu avais de vivre… » 

Avec un Ian Anderson outre-Manche (le pâtre fol de Jethro Tull), je ne connais guère que Christian Décamps qui puisse, en pays rabelaisien, soutenir la comparaison. Et ce n’est pas avec ces deux-là que les moutons seront bien gardés : leur bergerie est un moulin ouvert à tous les loups de passage. Capitaine Cœur De Miel, morceau fleuve de l’album, vient clore en apothéose cette bacchanale de notes et de mots : « Poisson-scie, gouvernail / Filaient entre les mailles / Il était là, planté sur le pont ! / À châtrer les étoiles, à maudire les écueils, / Une bouteille de rhum blanc / À la main… » 

Nouvel Ulysse aux côtés de ses précieux compagnons d’ivresse, Christian Décamps accomplit ici sa plus enivrante odyssée et la fièvre charnelle fait tanguer plus d’une fois leur navire qui fend les flots de la jouissance. Que Calypso, Circé et toutes les autres donzelles énamourées ou courroucées prennent garde : leurs sortilèges n’y pourront rien faire et leurs jupes risquent fort d’être troussées avant même qu’elles n’aient eu le temps de s’en apercevoir ! Quant à Pénélope, elle peut continuer à tisser et à défaire sa toile chaque nuit, son Ulysse de mari n’est pas près de revenir s’ennuyer ferme au bercail : saoul comme un cochon, il a bien d’autres bergères mutines à lutiner joyeusement dans les vertes prairies plutôt que de rejoindre la froideur du triste lit conjugal… 

Une chose est certaine : la musique d’Ange n’a rien à envier à nos insulaires cousins. Cet album a sans doute choqué en son temps autre chose que des verres – et il est certain que de bien trop chastes oreilles n’ont voulu pour rien au monde goûter de ce puissant breuvage ni même tâter de la doulce cuisse qui se cache sous les plis de sa robe. Qu’importe ! Quand le vin est tiré, il faut le boire. De son fier goulot tendu, Ange crache le vin blanc de son orgiaque messe. Et dès lors, que tous les pisse-froid mécontents s’en aillent donc au diable ou à confesse ! 




© Thibault Marconnet
le 09 mai 2014


Tracklist :

04 - Virgule


Ange : Christian Décamps (clope au bec semble-t-il) et sa bande de Pierrots lunaires

 

6 commentaires:

  1. Non seulement Ange n'a rien à envier aux perfides Anglais, mais il possède un son absolument unique et original. Par contre, ce n'est plus l'excellentissime Jean-Michel Brézovar qui tient la guitare sur ce "Guet-Apens".
    Merci pour cette piqûre de rappel !

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    1. Salut Keith !

      Ton commentaire me fait chaud au coeur. Tes interventions ici sont toujours un plaisir. Tiens, j'ai une petite question : en tant qu'amateur d'Ange “première période”, que penses-tu de la nouvelle formation qui comprend Tristan (le fils), Caroline Crozat (hélas partie en cours de route), Hassan Hajdi (formidable guitariste !) et bien entendu, Christian Décamps himself ? Pour ma part, je n'ai écouté qu'un ou deux albums et j'avoue avoir été un peu désappointé. Ceci dit, l'album “Culinaire Lingus” a des envolées bien inspirées. Thierry Louton, l'un de mes cousins, est devenu proche de la sphère “Angélique” lorsqu'il s'occupait d'un festival à Sarlat en Dordogne, qui accueillait principalement des groupes de rock et de métal. Tristan Décamps (le fils), a d'ailleurs participé à un concept-album de mon cousin, intitulé “Le Testament du Diable ou La Seconde Apocryphe” auquel j'ai consacré un billet sous l'intitulé “Athanor”. Quelque chose me dit que certains aspects de cet opus pourraient te plaire. Je crois que le “style” s'apparente à du “dark métal progressif symphonique...” Ah, ces appellations... Enfin, qu'importe le genre pourvu qu'on ait l'ivresse ! Encore merci pour ton commentaire.

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    2. Depuis une bonne quinzaine d'années, nous n'avons plus réellement affaire à l'Ange originel, mais plutôt à un projet solo de Christian Décamps. Le résultat n'est pas monstrueux… mais les envolées lyriques de Francis Décamps et les interventions musclée de Jean-Michel Brézovar font cruellement défaut au cœur des aficionados de la première heure ! Nous avons désormais le choix entre deux Ange(s) différents.
      Par contre, je ne connais pas l'album de Thierry Louton dont tu parles.

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    3. Il est normal que tu ne connaisses pas cet album, Keith : en vérité peu de gens en ont entendu parler. Mon cousin l'a autoproduit à 1000 exemplaires je crois. Je viens de trouver un bon article de 2007 qui en parle : http://www.eklektik-rock.com/2007/10/athanor-le-testament-du-diable/
      et voici leur page myspace :
      https://myspace.com/athanormusique/music/songs
      Bonne écoute à toi !

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    4. Je viens de trouver un album intitulé "Vos cités sont des "tombeaux" également signé Athanor et paru en 2013. Est-ce qu'il s'agit du même auteur ?

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    5. Non. Aucun rapport entre les deux. Les groupes homonymes sont parfois nombreux.
      J'ai mis sous le libellé “Athanor” quelques liens youtube extraits de ce concept-album, si l'envie te prend de les écouter. Belle soirée à toi.

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