dimanche 2 novembre 2014

Henry Purcell - Music for a while [1979]


























« Music for a while / Shall all your cares beguile… » (« La musique, un moment / Trompera tous vos tourments… ») Comme cela est profond et vrai ! Et combien de fois ai-je pu en faire la prodigieuse expérience… Alfred Deller est l’homme qui fit le pari fou de remettre au goût du jour le chant contreténor – ou haute-contre ou encore “castrat” ainsi qu’on le nommait en Italie dans une époque plus reculée. Et pourtant, rien de moins castrateur qu’un tel chant qui vous donne littéralement des ailes, qui vous projette dans l’immensité du ciel rouge, à cette heure où, entre chien et loup, vous retrouvez votre rythme lunaire de Pierrot et cheminez en funambule endormi, le long d’un fil d’or qui vous conduit à cette pomme blanche ou ce cimeterre d’argent qui veille infatigablement sur son troupeau d’étoiles. 

C’est dans les années 40 d’un XXe siècle de triste mémoire que le jeune Alfred Deller décida de faire entendre à nouveau ce tissu vocal enchanteur, taillé à même la soie des nuages. Il est bon de savoir que le chant haute-contre n’était plus pratiqué depuis au moins deux siècles et qu’il ne subsistait pour ainsi dire, pas d’enseignement pour l’apprentissage de cette technique si particulière. Le jeune Alfred Deller se mit à la tâche avec ferveur. Il ne s’agissait rien de moins que de ressusciter cette tessiture : langue morte et ignorée depuis au moins deux cents ans. Imaginez donc un peu un poète contemporain qui voudrait écrire à nouveau dans la langue élisabéthaine et vous aurez une vague idée d’une telle gageure ! 

C’est donc en autodidacte qu’Alfred Deller exhuma le chant contreténor. Je ne saurais trop dire comment il s’y prit – toujours est-il que c’est à lui seul que l’on doit une telle résurrection, et le mot n’est pas de trop ! D’autres ont depuis suivi sa riche et précieuse offrande sans jamais l’égaler à mon sens, ne cessant de se référer toujours à ce maître incontesté, ne pouvant faire l’impasse sur cet homme à la voix d’ange tout entier habité par la grâce de la Poésie. Car il est une anecdote essentielle à mentionner ici : Alfred Deller passait tout son temps à lire des poètes – c’était sa plus constante occupation. La pure technique vocale n’avait aucun intérêt pour lui : seul comptait à ses yeux le sens du texte, qu’il se donnait pour mission de faire mûrir dans la poitrine de ses auditeurs. Il ne répétait pour ainsi dire jamais avant d’accomplir un récital. Non pas qu’il prenait un tel exercice à la légère, oh que non ! Mais il était sans doute tellement imprégné du Verbe créateur, si rajeuni par l’eau de jouvence poétique qu’il ne lui était nullement nécessaire de faire des redondances d’avant concert. 

Car cette forme ancienne qu’est le chant haute-contre – est-il encore besoin de le rappeler aux lecteurs qui se seraient assoupis ? –, c’est bien lui qui la ramena à la vie, tel Jésus permettant à Lazare de sortir enfin de son tombeau de terre noire pour regagner la lumière. Et ce sens du texte, que Alfred Deller s’attachait à rendre corps et âme, est sans doute la clef du souffle divin diffusé en chacune de ses incarnations vocales. 

Au cours de sa vie, Alfred Deller se fit le réceptacle et le messager de chants grégoriens, de chansons shakespeariennes, de compositeurs tels que Bach, Haendel ou encore François Couperin. Mais à n’en pas douter, c’est avec Purcell que se révèlent toutes les subtiles nuances de son âme tressée dans le chant. Purcell qui sut créer des compositions inoubliables à partir de l’œuvre de divers poètes. Music for a while est le tout dernier enregistrement de Deller, donné en avril 1979, quelques trois mois avant que ne sonnât pour lui la dernière cloche. C’est avec une sobriété de moyens d’une pureté sans égale, que Deller déroule dans l’air les pages de son testament musical. 

Plusieurs personnes – dont je fais partie –, pensent qu’arrive un moment où l’on accueille pleinement sa mort, où l’on baisse enfin les armes pour se reposer. Hormis lors d’accidents imprévus, je pense que la plupart des êtres vivants savent quand vient pour eux le moment du mourir : l’heure de tracer une croix blanche sur une vie riche de tant d’émotions diverses. Alfred Deller, pour ce dernier témoignage chanté n’avait plus rien à perdre, plus rien à prouver – ce qui fait toute la grâce et le caractère unique d’un tel enregistrement. 

Le tombeau d’Alfred Deller n’est pas de marbre ni même de terre. Sa tombe se trouve dans tous les chants qui habitèrent sa vivante bouche ; son linceul est tout entier tissé de musique, de poésie et de beauté. Ainsi s’est-il creusé un lit pour l’Eternité.


© Thibault Marconnet
le 26 avril 2014


Tracklist :

01 - The Plaint
02 - If Music Be The Food Of Love
03 - I Attempt From Love’s Sickness
04 - Fairest Isle
05 - Sweeter Than Roses
06 - Not All My Torments
07 - Thrice Happy Lovers
08 - An Evening Hymn
09 - From Rosy Bow’rs
10 - O Lead Me To Some Peaceful Gloom
11 - Retired From Any Mortal’s Sight
12 - Music For A While
13 - Since From My Dear Astrea’s Sight
14 - O Solitude








Alfred Deller

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire