« Music for a while / Shall all your cares beguile… » (« La musique, un moment / Trompera tous vos tourments… ») Comme cela est profond et vrai ! Et combien de fois ai-je pu en faire la prodigieuse expérience… Alfred Deller est l’homme qui fit le pari fou de remettre au goût du jour le chant contreténor – ou haute-contre ou encore “castrat” ainsi qu’on le nommait en Italie dans une époque plus reculée. Et pourtant, rien de moins castrateur qu’un tel chant qui vous donne littéralement des ailes, qui vous projette dans l’immensité du ciel rouge, à cette heure où, entre chien et loup, vous retrouvez votre rythme lunaire de Pierrot et cheminez en funambule endormi, le long d’un fil d’or qui vous conduit à cette pomme blanche ou ce cimeterre d’argent qui veille infatigablement sur son troupeau d’étoiles.
C’est dans les années 40 d’un XXe siècle de triste mémoire que le jeune Alfred
Deller décida de faire entendre à nouveau ce tissu vocal enchanteur, taillé à
même la soie des nuages. Il est bon de savoir que le chant haute-contre n’était
plus pratiqué depuis au moins deux siècles et qu’il ne subsistait pour ainsi
dire, pas d’enseignement pour l’apprentissage de cette technique si
particulière. Le jeune Alfred Deller se mit à la tâche avec ferveur. Il ne
s’agissait rien de moins que de ressusciter cette tessiture : langue morte
et ignorée depuis au moins deux cents ans. Imaginez donc un peu un poète
contemporain qui voudrait écrire à nouveau dans la langue élisabéthaine et vous
aurez une vague idée d’une telle gageure !
C’est donc en autodidacte
qu’Alfred Deller exhuma le chant contreténor. Je ne saurais trop dire comment il
s’y prit – toujours est-il que c’est à lui seul que l’on doit une telle
résurrection, et le mot n’est pas de trop ! D’autres ont depuis suivi sa
riche et précieuse offrande sans jamais l’égaler à mon sens, ne cessant de se référer
toujours à ce maître incontesté, ne pouvant faire l’impasse sur cet homme à la
voix d’ange tout entier habité par la grâce de la Poésie. Car il est une
anecdote essentielle à mentionner ici : Alfred Deller passait tout son
temps à lire des poètes – c’était sa plus constante occupation. La pure
technique vocale n’avait aucun intérêt pour lui : seul comptait à ses yeux
le sens du texte, qu’il se donnait pour mission de faire mûrir dans la poitrine
de ses auditeurs. Il ne répétait pour ainsi dire jamais avant d’accomplir un
récital. Non pas qu’il prenait un tel exercice à la légère, oh que non ! Mais
il était sans doute tellement imprégné du Verbe créateur, si rajeuni par l’eau
de jouvence poétique qu’il ne lui était nullement nécessaire de faire des
redondances d’avant concert.
Car cette forme ancienne qu’est le chant haute-contre
– est-il encore besoin de le rappeler aux lecteurs qui se seraient assoupis ?
–, c’est bien lui qui la ramena à la vie, tel Jésus permettant à Lazare de
sortir enfin de son tombeau de terre noire pour regagner la lumière. Et ce sens
du texte, que Alfred Deller s’attachait à rendre corps et âme, est sans doute
la clef du souffle divin diffusé en chacune de ses incarnations vocales.
Au
cours de sa vie, Alfred Deller se fit le réceptacle et le messager de chants
grégoriens, de chansons shakespeariennes, de compositeurs tels que Bach, Haendel
ou encore François Couperin. Mais à n’en pas douter, c’est avec Purcell que se
révèlent toutes les subtiles nuances de son âme tressée dans le chant. Purcell
qui sut créer des compositions inoubliables à partir de l’œuvre de divers
poètes. Music for a while est le tout
dernier enregistrement de Deller, donné en avril 1979, quelques trois mois
avant que ne sonnât pour lui la dernière cloche. C’est avec une sobriété de
moyens d’une pureté sans égale, que Deller déroule dans l’air les pages de son
testament musical.
Plusieurs personnes – dont je fais partie –, pensent
qu’arrive un moment où l’on accueille pleinement sa mort, où l’on baisse enfin
les armes pour se reposer. Hormis lors d’accidents imprévus, je pense que la
plupart des êtres vivants savent quand vient pour eux le moment du mourir :
l’heure de tracer une croix blanche sur une vie riche de tant d’émotions
diverses. Alfred Deller, pour ce dernier témoignage chanté n’avait plus rien à
perdre, plus rien à prouver – ce qui fait toute la grâce et le caractère unique
d’un tel enregistrement.
Le tombeau d’Alfred Deller n’est pas de marbre ni même
de terre. Sa tombe se trouve dans tous les chants qui habitèrent sa vivante
bouche ; son linceul est tout entier tissé de musique, de poésie et de
beauté. Ainsi s’est-il creusé un lit pour l’Eternité.
© Thibault Marconnet
le 26 avril 2014
Tracklist :
01
- The Plaint
02
- If Music Be The Food Of Love
03
- I Attempt From Love’s Sickness
04
- Fairest Isle
05
- Sweeter Than Roses
06
- Not All My Torments
07
- Thrice Happy Lovers
08
- An Evening Hymn
09
- From Rosy Bow’rs
10
- O Lead Me To Some Peaceful Gloom
11
- Retired From Any Mortal’s Sight
12
- Music For A While
13
- Since From My Dear Astrea’s Sight
14 - O Solitude
14 - O Solitude
Alfred Deller |
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