« […] Musique qu’on ne peut trop aimer ! Amour, le premier et le dernier !
Charme du cœur, aile de la chair, sensualité qui se dépouille ; vraie
province de l’âme, quand elle s’abandonne à son propre mouvement et cherche la
pure volupté. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 52)
« […] Monteverde a été nourri dans la vieille Crémone, où rien ne le rappelle. […] Son harmonie a découvert un monde. Tous les musiciens de son temps lui ont rendu
les armes ; il n’y a guère eu que les critiques pour lui disputer son
rang. En tout siècle, les sourds sont les juges rigoureux de la musique, de
celle qui est légale et de celle qui ne l’est pas. » André Suarès (in
Voyage du Condottière, p. 52-53)
« […] Lui aussi, Monteverde, a souffert, toute sa vie, de la gêne et des sots. Lui
aussi, une religion profonde l’a seule soutenu : il était catholique à la
façon de ce siècle fort, où les voluptueux ont un pied à la Trappe. […] L’amour
de la musique lui rend encore des forces, quand il croit n’en avoir plus à
perdre. Sa vie intérieure n’est jamais tarie. […] Et ce n’est pas à dire qu’il
n’y ait en lui que la puissance de l’instinct : tout au contraire, avec
plus de don naturel, pas un artiste n’a eu plus conscience de son art que
Monteverde. En vérité, Monteverde est l’un des plus nobles fils que la vieille
Italie ait donnés au monde. Et plus je le connais, plus je l’admire. Dans une
médiocre estampe, sans goût et sans accent, on le voit qui médite, vers la
cinquantaine : il ressemble à saint Vincent de Paul et au bon marquis de
Peiresc, ce vaste esprit. Qu’il est triste et pensif ! Certes, il a le
front brûlant. Une lueur de fièvre modèle ses traits, et les lime. Il a l’air
égaré et calme ; sa rêverie tient du délire. » André Suarès (in
Voyage du Condottière, p. 53)
« […] Chaque grand musicien passe pour le dernier. Et l’art, dit-on, ne peut aller
au-delà. Monteverde fut le Wagner de son temps ; il a été le magicien de
la tendre septième, cette fée. Mais toute musique est pauvre d’émotion, et
paraît vide après quelque cent ans. Pourtant, l’idée n’est qu’endormie sous la
poussière. Car enfin tout art, quel qu’il soit, n’est qu’un moyen pour l’homme
d’exprimer sa pensée et sa passion. Où sont-elles, si l’expression ne nous en
émeut plus ? Et ne cesse-t-on pas d’y être sensible ? Trop de chair
en cet art : il périt avec la chair. Tant de passion s’épuise et se
refroidit avec ceux que passionna la même idole. Rien ne demeure qu’un accord,
une note, un souvenir. Ce qui fut une conquête enivrante, devient une habitude.
Les musiciens s’en vont, et la musique reste. » André Suarès (in Voyage du
Condottière, p. 54-55)
« […] Le
violon est le roi du chant. Il a tous les tons et une portée immense : de
la joie à la douleur, de l’ivresse à la méditation : de la profonde
gravité à la légèreté angélique, il parcourt tout l’espace du sentiment.
L’allégresse sereine ne lui est pas plus étrangère que la brûlante
volupté ; le râle du cœur et le babil des sources, tout lui est
propre ; et il passe sans effort de la langueur des rêves à la vive action
de la danse. […] Qu’il est beau, ce violon, de couleur et de forme.
Ses lignes
sont un poème de grâce : elles tiennent de la femme et de l’amphore ;
elles sont courbes, comme la vie. Et tant de grâce exprime l’équilibre de
toutes les parties, la fleur de la force.
Dans un
violon, tout est vivant. Si je prends un violon dans mes mains, je crois tenir
une vie. Tout est d’un bois vibrant et plastique, aux ondes pressées :
ainsi l’arbre, le violon brut de la forêt, rend en vibrations tous les souffles
du ciel et toutes les harmonies de l’eau. C’est pourquoi il ne faut qu’un rien
pour changer la sonorité du violon : le chevalet un peu plus haut ou un
peu plus bas, plus étroit ou plus large, et le son maigrit ou s’étouffe,
s’altère et pâlit. Le grand Stradivarius en a réglé la forme et la place pour
toujours. Les luthiers de Crémone voyageaient dans le Tyrol, pour y choisir les
bois les plus purs, les plus belles fibres, et l’érable le plus sonore. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 55-56)
« […] Le
Stradivarius est géant, la passion même. Un son si puissant, si ardent qu’il
vous brûle et vous emplit. L’élégance s’efface sous la force : le feu est
ce qu’il y a de plus élégant ; mais qui y pense, tandis qu’il
dévore ? C’est le mâle, le ton d’or : le crépuscule de juin. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 58)
« O
divins violons, bruns enfants de Crémone,
Plus beaux
que l’or du soir, vous etes faits de sang
Et de chair,
et d’amour et de tout ce qui sent
La passion
qui chante et follement raisonne.
Votre voix
est une âme, un feu d’ardeur naissant,
Le baiser de
l’Aurore aux vergers de Pomone,
Le soupir de
Didon, le cri de Desdémone,
Un grand
désir blessé, un grand désir blessant.
Pétales
d’harmonie, ô claires chanterelles,
L’archet vous
fait gémir comme des tourterelles,
Et vous
penchez le col, violettes des pleurs.
Vous êtes
l’accent pur, le parfum des paroles,
Et dans les
prés du ciel, c’est vous qui chantez, fleurs,
Oiseaux du
paradis, violons et violes ! »
André Suarès
(in Voyage du Condottière, p. 58-59)
« […] Il
faudrait accepter cet art pour ce qu’il est (à propos de la Chartreuse de
Pavie) : c’est là comprendre. Mais on ne peut se borner à comprendre :
vivre va bien au-delà. Ni philosophe, ni historien, je suis homme. J’aime ou
n’aime pas. L’art est une passion ; et l’on vit en art, comme on vit en
passion : le goût est le tact délicat de ce qui nous flatte ou de ce qui
nous blesse. Peut-être le goût est-il le sens le plus subtil de la vie. On me
prend le cœur, si on l’émeut ; et faute de l’émouvoir, on le dégoûte. Qui
a goûté de l’émotion, ne se plaît plus à rien, sinon à être ému. En art,
l’émotion, c’est l’amour. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p.
60-61)
« […] La
façade qui ne révèle pas le monde intérieur est un masque. Les façades sont des
visages. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 62)
« […] La
grande beauté surprend ; mais elle nous contente. La beauté des traits
seuls ne me touche point : elle est sotte ; elle est bête, et souvent
même sans bonhomie. C’est le caractère qui fait la beauté. Du moins, pour nous.
En d’autres termes, c’est l’expression de la vie.
De là, que
tant de beautés vantées, dans la nature et dans l’art, nous ennuient. On les
appelle classiques, pour ne pas dire qu’elles sont mortes. J’entends rire les
Grecs de ce classique-là.
Ce qui ne
m’émeut point, ou ne fait pas penser, m’ennuie.
Je n’ai point
encore vu en Italie une femme vraiment séduisante, je dis une Italienne.
Beaucoup de beautés bêtes, ou très charnelles : pas une qui induise en
passion. Pas une femme longue, souple, aux seins menus, au teint de fleur, aux
cheveux d’herbe solaire et d’or changeant. Une foule de dahlias et de fortes roses
rouges : pas un narcisse, pas un grand iris féminin, ou l’un de ces
œillets qui mettent du délire dans les rêves et qui, je crois, rendent folles
les roses elles-mêmes.
La défaite de
Pavie, ce n’est pas la bataille où François 1er fut pris, et où il a sauvé
l’honneur, mais le champ de la Chartreuse, où l’architecture est en déroute. La
façade de Pavie est un masque sur une œuvre non faite pour vivre, le masque de
la Renaissance. Elle ne répond à rien qu’à un désastre. Mais il faut l’avoir
vue.
Je rentre à
Milan. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 62-63)
« […] L’intelligence est la passion des jeunes gens. Mais la vie est la passion de
l’homme. C’est le cœur seul qui fait vivre. » André Suarès (in Voyage
du Condottière, p. 63)
« […] Si
elle ne dure, qu’est-ce que la lumière ? Plus que personne, en Italie,
Léonard a poursuivi la lumière ; plus que personne, il a cru la
saisir ; et pensant l’avoir prise entre ses mains, elle s’est évanouie. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 64)
« [...] La vérité profonde, c’est l’émotion. » André Suarès (in Voyage du
Condottière, p. 68)
« […] L’art est le drame de la nature, le caractère rendu par le sentiment du poète
qui reçoit la vie et la crée. » André Suarès (in Voyage du Condottière,
p. 71-72)
« […] L’arbre, c’est l’eau chevelue qui se condense : l’eau qui s’est faite
corps et qui, délivrée de la pesanteur, libre enfin de se fixer et de laisser
sa pente, s’élève vers la lumière. L’arbre est un essai de l’homme vers le
ciel ; mais il reste prisonnier de la terre. Il est tenu par les
pieds ; il ne peut se mouvoir ; il paie ainsi rançon de la
solidité ; il faut que sa tête, si haut qu’il la porte, sente toujours
l’esclavage des racines. L’arbre est une espérance ; l’arbre est vert et
ne doit pas être blanc. Dans le frémissement de la feuillée, que le murmure de
l’eau m’accueille ! Je veux boire aux branches. » André Suarès
(in Voyage du Condottière, p. 138-139)
« […] La
puissance de l’artiste, je ne la reconnais qu’à la profondeur du coup qu’il
frappe ; et de même, à la beauté de la mélodie, qu’il révèle une fois pour
toutes ; à l’intensité de l’harmonie qu’il est capable de produire. Un
petit tableau y suffit, sur un chevalet. Mille lieues de peinture y peuvent échouer.
La couleur de Tintoret est noire, lourde, monotone. Son style, plus que
l’éloquence, est l’emphase continue. On n’est pas puissant parce qu’on lance
cinq cents figures sur une muraille : un seul visage qui ne s’oublie plus,
telle est la force. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p.
152-153)
« […] Au
tard d’une journée humide et chaude, j’entrai dans l’étuve de Ravenne, sous un
ciel ouaté d’orage. Le vent pluvieux, mol et doux comme les lèvres sans dents
d’un enfant à la mamelle, pressait les nuages rouges. La planure infinie des
champs et des marécages, la plaine de l’Adriatique et le firmament vaste, trois
espaces immenses dérobent les abords de la métropole ensevelie. Quand il pleut,
l’eau tiède tombe sur cette terre, comme un marais sur un marais. Le sol trempé
se jalonne d’arbres mouillés ; les saules blancs ruissellent comme des
noyés, et les peupliers gris font une herse, fichés entre deux mares pensives.
Mais trois rayons de soleil parent, soudain, de flammes les rizières qui
scintillent. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 156-157)
« […] O
révélation du monde intérieur. Au-delà de la pourriture, au-delà du sépulcre,
voici le trésor de l’âme, la toison d’or chrétien, le rêve : la couleur.
Passé les murs moroses, Ravenne est un prisme dansant une ronde sacrée, d’un
mouvement si lent qu’elle semble immobile. Cette nonne, enfoncée dans la boue,
prie en cachant ses monceaux de pierreries : voluptueuse, extatique, son
sourire ambigu a presque le dessin de la souffrance. » André Suarès
(in Voyage du Condottière, p. 158)
« […] Telle est la grandeur de cette invention : le Christ de Ravenne révèle la
beauté dans la douleur, et à quelle profondeur inconnue peut aller la
tristesse. Le nouvel homme est né : il sera douloureux, et n’aura pas
honte de l’être ; il sera dans les pleurs, sans être avili ; il
pourra souffrir et n’en sera pas accablé. La beauté demeure et se renouvelle.
Un monde sépare le Christ ravennate des dieux romains. Avec tant de douceur, la
divine figure est sans faiblesse. Que ce Christ est près de nous. Combien sa
triste gravité me touche. Il nous ressemble par la méditation sur soi-même, et
par les pensées qu’il endure. Il est bien loin de tous les jeux. Voilà l’homme
en qui s’est faite la conscience d’être homme entre les hommes. La tristesse
mortelle est en lui d’avoir la vie, d’être né pour la mort, de le savoir, et
enfin, dis-je, la douleur d’être un homme. » André Suarès (in
Voyage du Condottière, p. 165)
« J’ai
fini la journée, cherchant la mer, à travers la forêt.
La mer
là-bas, la mer, toujours plus loin, toujours plus près. Enfin, c’est elle,
l’Adriatique verte. O flot tragique. […] Des voiles latines vont contre le
vent. J’épouse la querelle de Rome contre les Barbares. Je revendique cette mer
pour la grande Rome, avec elle et contre eux. Flot tragique, et surtout d’avoir
laissé derrière soi la dernière capitale, morte, invisible et muette. Une
frange d’écume ourle les vagues glauques. Un long nuage noir coupe le ciel par
le travers, du nord au sud. Je suis tenté par la négation. Un rire amer me
prend, qui moque l’espoir de toute la terre. Un rire contre leur vaine
antiquité, et même contre Rome. Où donc est-elle plus qu’ici enfoncée jusqu’aux
cheveux ? En tous leurs triomphes, ils n’oublient que la fin. Ici donc,
ont fini les consuls, les légions, le Sénat, les Augustes. Ils ont reculé
devant le roi de la cendre et l’empereur de la poussière : une éminente
dignité, s’il en fut, et qui brave les révolutions. Une ville vue de haut, un
empire, tout un monde, qu’est-ce après tout ? Ce n’est qu’un homme, un
rien, un peu de fièvre, le souffle d’une ombre, une mousse sur un pan de
décombres. On est toujours assez haut, sur le bord désert de la mer. N’ont-ils
pas cru noyer la mort, aussi, en la faisant chrétienne ? La mer, la pleine
eau de l’oubli, son règne est bien à l’horizon de Ravenne. L’écume meurt sur le
sable hagard ; les serpents endormis des algues roulent paresseusement de
la grève à la vague.
Mais je ne
ferai pas séjour dans la pensée qui nie. Le plus vaste et le plus désolé des
espaces, même aux portes de Ravenne, et sur le seuil visible de la mort, ce
n’est pas pour me livrer au flot que je retrouve la mer. Sublime, elle n’est
pas sans espoir. Car l’heure, non plus que l’action, ne s’arrête pas. Voici que
l’ombre se charge d’écarlate : la mer attend le soleil ; et pour le
moment prescrit, infaillible, le soleil viendra. » André Suarès (in Voyage
du Condottière, p. 166)
« […] Toute la main des branches, en son duvet d’aiguilles innombrables, s’offre en
miroir au firmament. Et quand l’heure du soir s’avance, le ciel est sur le dos
de ces mains vertes ; et par-dessous, la paume voûtée retient le feu du
soleil rouge. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 168)
« […] Le
soleil me tient par la nuque ; il me mord au cou, comme le lion d’Assyrie
enfonce ses crocs dans la nuque du roi. Je n’ai pas mangé depuis trente heures.
La lumière nourrit. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 176)
« […] Cependant, le vieux Carme, épanouissant son tranquille sourire, me confie que
le nouveau maître de l’Italie rend les cloîtres aux moines et les moines aux
antiques demeures de la religion. […] Soudain, ses yeux s’éteignent. Une sorte
de cendre se répand sur son regard et sur son front. Il baisse un peu la
tête ; il serre la clef entre ses doigts et ramène sa large manche jusque
sur ses ongles. On dirait d’une eau qui se retire. Il n’est plus là : il a
rejoint le lieu réel de la présence. » André Suarès (in Voyage du
Condottière, p. 306-307)
« […] On
n’aime vraiment rien où l’on se donne l’air de tout aimer. » André
Suarès (in Voyage du Condottière, p. 334)
« […] La
mystique est la quatrième dimension : que sont les hommes qui ne se
soucient pas de Dieu ? et que savent-ils de l’Amour ? » André
Suarès (in Voyage du Condottière, p. 378)
« […] Quel est le péché des hommes ? Qu’ils aiment et qu’ils vivent. Ainsi ils
donnent l’aliment à la mort. Pureté des enfants, où es-tu, illusion ?
innocence ? Ils ignorent l’amour et la mort. Ils sont la vie encore
éphémère, l’herbe fraîche qui n’a pas senti la faux. Heureux l’enfant mort dans
les bras et les baisers de sa mère, avant d’avoir grandi. » André
Suarès (in Voyage du Condottière, p. 381)
« […] “Ne vous livrez pas à la tentation du néant, dernier refuge du feu sans aliment
et de ceux que rien ne rassasie. Ami plein de beauté, ne t’égare pas. O triste
saint celui qui se lance à la poursuite d’un plus beau que lui-même. Cruelle
sainteté sans paradis, celle qui n’exige et ne conquiert rien qu’elle ne dédaigne.
Il n’est pas de mort pour une âme toute vivante. Si tu meurs, c’est que tu ne
veux pas assez vivre : tu n’es plus assez fort pour créer la vie. Tu ne
succombes qu’à toi-même. Vous n’entendez pas comme il faut la voix de François
(Saint François d’Assise). Son conseil n’est pas glacé ni de tout perdre :
son renoncement ne sort pas de l’inerte Asie ni du Thibet. François fait à la
mort un accueil d’amant, parce qu’il n’y croit pas : elle n’est que le
manteau d’hiver de la vie : il l’en dépouillera dans la suprême étreinte,
quand elle le serrera sur elle, pour embrasser à jamais, dans sa divine nudité,
la vie éternelle.” » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 383)
« […] Tout art tend à la musique, dès qu’il cherche à se passer lui-même. Au-delà de
ses moyens propres, chaque art a une expression musicale, par où l’artiste
aspire à donner aux autres l’émotion pure qui l’anime.
Un langage
est d’autant plus celui de l’art que le concept inerte en est absent :
tout ainsi qu’un objet est d’autant plus vivant qu’il s’éloigne plus du
cristal. Le concept n’est jamais tout à fait banni : comme le cristal, il
peut ne plus être que le squelette invisible et le plan.
Voilà tel
vers, telles chansons de Shakespeare qui restent suspendus pour le sens :
l’idée se retire et tout s’achève en émotion. » André Suarès (in
Voyage du Condottière, p. 533)
« […] J’appelle amour une présence suprême, qui est la mélancolie de la joie, et la
joie dans la souffrance : la présence de Dieu, en somme, au centre de
l’universel néant, le bonheur d’être enfin, pour combler une pensée et un cœur
d’homme. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 544-545)
« […] Notre croix est en nous et nous y naissons cloués pour la vie. À nous de nous
en défaire. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 546)
« […] Ce
monde marche par nous et marchera bien sans nous. Que l’esprit persévère dans
son combat pour l’harmonie et la beauté. Mais nous n’avons que faire de jeter
encore un geste discordant au milieu de la cohue, une autre vague dans le
désordre de cette mer orpheline du calme. Bienheureuse l’action qui défend les
hommes de se faire machines. Mais la pensée, en lutte perpétuelle avec le train
mécanique de la vie, est une action suprême : l’esprit de beauté est l’arme
divine qui défend l’homme de l’automate. […] La vie ne se justifie que par la
grandeur et la beauté. Tout le reste est bassesse et sombre farce. »
André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 549)
« […] Pour retrouver son chemin dans la forêt du monstre qui doit lui dévorer ses
frères, le Poucet le plus frêle de tous, mais qui voit le plus loin, sème des
cailloux tout le long de la route. Pierres de beauté, qu’on laisse tomber,
qu’on égrène dans la nuit et qu’on reconnaît le matin, pour s’éloigner toujours
plus sûrement de l’ogresse opinion et du monstre vulgarité. » André
Suarès (in Voyage du Condottière, p. 549)
« […] O
désert du mystère, plan fatal de l’univers, le seul où notre esprit se meut, et
le seul qu’animent nos passions : sans elles, le vide est l’envers des
ténèbres. Rien ne peuple le désert ; rien ne comble l’abîme que notre
pensée, le rêve renouvelé de notre vie intérieure. » André Suarès (in
Voyage du Condottière, p. 550)
« […] O nuits des lucioles à Sienne, où tout est amour, tout est lumière, tout est jeunesse. La ville du rêve est levée par la puissante main de la terre, vers le ciel, en calice d’ardeur. Toute nécessité, alors, s’efface : la vie passionnée est la vie nécessaire. Tout ce qui est médiocre ou nul, ici comme ailleurs, se retire dans les fossés, et n’est plus que les ténèbres d’en bas, d’où la gerbe de feu s’envole, d’où les lucioles s’élancent. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 554)
Georges Rouault, Portrait d'André Suarès |
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