jeudi 20 novembre 2014

André Suarès : “Voyage du Condottière” [Extraits]



« […] Musique qu’on ne peut trop aimer ! Amour, le premier et le dernier ! Charme du cœur, aile de la chair, sensualité qui se dépouille ; vraie province de l’âme, quand elle s’abandonne à son propre mouvement et cherche la pure volupté. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 52)

« […] Monteverde a été nourri dans la vieille Crémone, où rien ne le rappelle. […] Son harmonie a découvert un monde. Tous les musiciens de son temps lui ont rendu les armes ; il n’y a guère eu que les critiques pour lui disputer son rang. En tout siècle, les sourds sont les juges rigoureux de la musique, de celle qui est légale et de celle qui ne l’est pas. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 52-53)

« […] Lui aussi, Monteverde, a souffert, toute sa vie, de la gêne et des sots. Lui aussi, une religion profonde l’a seule soutenu : il était catholique à la façon de ce siècle fort, où les voluptueux ont un pied à la Trappe. […] L’amour de la musique lui rend encore des forces, quand il croit n’en avoir plus à perdre. Sa vie intérieure n’est jamais tarie. […] Et ce n’est pas à dire qu’il n’y ait en lui que la puissance de l’instinct : tout au contraire, avec plus de don naturel, pas un artiste n’a eu plus conscience de son art que Monteverde. En vérité, Monteverde est l’un des plus nobles fils que la vieille Italie ait donnés au monde. Et plus je le connais, plus je l’admire. Dans une médiocre estampe, sans goût et sans accent, on le voit qui médite, vers la cinquantaine : il ressemble à saint Vincent de Paul et au bon marquis de Peiresc, ce vaste esprit. Qu’il est triste et pensif ! Certes, il a le front brûlant. Une lueur de fièvre modèle ses traits, et les lime. Il a l’air égaré et calme ; sa rêverie tient du délire. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 53)

« […] Chaque grand musicien passe pour le dernier. Et l’art, dit-on, ne peut aller au-delà. Monteverde fut le Wagner de son temps ; il a été le magicien de la tendre septième, cette fée. Mais toute musique est pauvre d’émotion, et paraît vide après quelque cent ans. Pourtant, l’idée n’est qu’endormie sous la poussière. Car enfin tout art, quel qu’il soit, n’est qu’un moyen pour l’homme d’exprimer sa pensée et sa passion. Où sont-elles, si l’expression ne nous en émeut plus ? Et ne cesse-t-on pas d’y être sensible ? Trop de chair en cet art : il périt avec la chair. Tant de passion s’épuise et se refroidit avec ceux que passionna la même idole. Rien ne demeure qu’un accord, une note, un souvenir. Ce qui fut une conquête enivrante, devient une habitude. Les musiciens s’en vont, et la musique reste. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 54-55)

« […] Le violon est le roi du chant. Il a tous les tons et une portée immense : de la joie à la douleur, de l’ivresse à la méditation : de la profonde gravité à la légèreté angélique, il parcourt tout l’espace du sentiment. L’allégresse sereine ne lui est pas plus étrangère que la brûlante volupté ; le râle du cœur et le babil des sources, tout lui est propre ; et il passe sans effort de la langueur des rêves à la vive action de la danse. […] Qu’il est beau, ce violon, de couleur et de forme.
Ses lignes sont un poème de grâce : elles tiennent de la femme et de l’amphore ; elles sont courbes, comme la vie. Et tant de grâce exprime l’équilibre de toutes les parties, la fleur de la force.
Dans un violon, tout est vivant. Si je prends un violon dans mes mains, je crois tenir une vie. Tout est d’un bois vibrant et plastique, aux ondes pressées : ainsi l’arbre, le violon brut de la forêt, rend en vibrations tous les souffles du ciel et toutes les harmonies de l’eau. C’est pourquoi il ne faut qu’un rien pour changer la sonorité du violon : le chevalet un peu plus haut ou un peu plus bas, plus étroit ou plus large, et le son maigrit ou s’étouffe, s’altère et pâlit. Le grand Stradivarius en a réglé la forme et la place pour toujours. Les luthiers de Crémone voyageaient dans le Tyrol, pour y choisir les bois les plus purs, les plus belles fibres, et l’érable le plus sonore. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 55-56)

« […] Le Stradivarius est géant, la passion même. Un son si puissant, si ardent qu’il vous brûle et vous emplit. L’élégance s’efface sous la force : le feu est ce qu’il y a de plus élégant ; mais qui y pense, tandis qu’il dévore ? C’est le mâle, le ton d’or : le crépuscule de juin. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 58)

« O divins violons, bruns enfants de Crémone,
Plus beaux que l’or du soir, vous etes faits de sang
Et de chair, et d’amour et de tout ce qui sent
La passion qui chante et follement raisonne.

Votre voix est une âme, un feu d’ardeur naissant,
Le baiser de l’Aurore aux vergers de Pomone,
Le soupir de Didon, le cri de Desdémone,
Un grand désir blessé, un grand désir blessant.

Pétales d’harmonie, ô claires chanterelles,
L’archet vous fait gémir comme des tourterelles,
Et vous penchez le col, violettes des pleurs.

Vous êtes l’accent pur, le parfum des paroles,
Et dans les prés du ciel, c’est vous qui chantez, fleurs,
Oiseaux du paradis, violons et violes ! »

André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 58-59)

« […] Il faudrait accepter cet art pour ce qu’il est (à propos de la Chartreuse de Pavie) : c’est là comprendre. Mais on ne peut se borner à comprendre : vivre va bien au-delà. Ni philosophe, ni historien, je suis homme. J’aime ou n’aime pas. L’art est une passion ; et l’on vit en art, comme on vit en passion : le goût est le tact délicat de ce qui nous flatte ou de ce qui nous blesse. Peut-être le goût est-il le sens le plus subtil de la vie. On me prend le cœur, si on l’émeut ; et faute de l’émouvoir, on le dégoûte. Qui a goûté de l’émotion, ne se plaît plus à rien, sinon à être ému. En art, l’émotion, c’est l’amour. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 60-61)

« […] La façade qui ne révèle pas le monde intérieur est un masque. Les façades sont des visages. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 62)

« […] La grande beauté surprend ; mais elle nous contente. La beauté des traits seuls ne me touche point : elle est sotte ; elle est bête, et souvent même sans bonhomie. C’est le caractère qui fait la beauté. Du moins, pour nous. En d’autres termes, c’est l’expression de la vie.
De là, que tant de beautés vantées, dans la nature et dans l’art, nous ennuient. On les appelle classiques, pour ne pas dire qu’elles sont mortes. J’entends rire les Grecs de ce classique-là.
Ce qui ne m’émeut point, ou ne fait pas penser, m’ennuie.
Je n’ai point encore vu en Italie une femme vraiment séduisante, je dis une Italienne. Beaucoup de beautés bêtes, ou très charnelles : pas une qui induise en passion. Pas une femme longue, souple, aux seins menus, au teint de fleur, aux cheveux d’herbe solaire et d’or changeant. Une foule de dahlias et de fortes roses rouges : pas un narcisse, pas un grand iris féminin, ou l’un de ces œillets qui mettent du délire dans les rêves et qui, je crois, rendent folles les roses elles-mêmes.
La défaite de Pavie, ce n’est pas la bataille où François 1er fut pris, et où il a sauvé l’honneur, mais le champ de la Chartreuse, où l’architecture est en déroute. La façade de Pavie est un masque sur une œuvre non faite pour vivre, le masque de la Renaissance. Elle ne répond à rien qu’à un désastre. Mais il faut l’avoir vue.
Je rentre à Milan. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 62-63)

« […] L’intelligence est la passion des jeunes gens. Mais la vie est la passion de l’homme. C’est le cœur seul qui fait vivre. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 63)

« […] Si elle ne dure, qu’est-ce que la lumière ? Plus que personne, en Italie, Léonard a poursuivi la lumière ; plus que personne, il a cru la saisir ; et pensant l’avoir prise entre ses mains, elle s’est évanouie. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 64)

« [...] La vérité profonde, c’est l’émotion. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 68)

« […] L’art est le drame de la nature, le caractère rendu par le sentiment du poète qui reçoit la vie et la crée. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 71-72)

« […] L’arbre, c’est l’eau chevelue qui se condense : l’eau qui s’est faite corps et qui, délivrée de la pesanteur, libre enfin de se fixer et de laisser sa pente, s’élève vers la lumière. L’arbre est un essai de l’homme vers le ciel ; mais il reste prisonnier de la terre. Il est tenu par les pieds ; il ne peut se mouvoir ; il paie ainsi rançon de la solidité ; il faut que sa tête, si haut qu’il la porte, sente toujours l’esclavage des racines. L’arbre est une espérance ; l’arbre est vert et ne doit pas être blanc. Dans le frémissement de la feuillée, que le murmure de l’eau m’accueille ! Je veux boire aux branches. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 138-139)

« […] La puissance de l’artiste, je ne la reconnais qu’à la profondeur du coup qu’il frappe ; et de même, à la beauté de la mélodie, qu’il révèle une fois pour toutes ; à l’intensité de l’harmonie qu’il est capable de produire. Un petit tableau y suffit, sur un chevalet. Mille lieues de peinture y peuvent échouer. La couleur de Tintoret est noire, lourde, monotone. Son style, plus que l’éloquence, est l’emphase continue. On n’est pas puissant parce qu’on lance cinq cents figures sur une muraille : un seul visage qui ne s’oublie plus, telle est la force. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 152-153)

« […] Au tard d’une journée humide et chaude, j’entrai dans l’étuve de Ravenne, sous un ciel ouaté d’orage. Le vent pluvieux, mol et doux comme les lèvres sans dents d’un enfant à la mamelle, pressait les nuages rouges. La planure infinie des champs et des marécages, la plaine de l’Adriatique et le firmament vaste, trois espaces immenses dérobent les abords de la métropole ensevelie. Quand il pleut, l’eau tiède tombe sur cette terre, comme un marais sur un marais. Le sol trempé se jalonne d’arbres mouillés ; les saules blancs ruissellent comme des noyés, et les peupliers gris font une herse, fichés entre deux mares pensives. Mais trois rayons de soleil parent, soudain, de flammes les rizières qui scintillent. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 156-157)

« […] O révélation du monde intérieur. Au-delà de la pourriture, au-delà du sépulcre, voici le trésor de l’âme, la toison d’or chrétien, le rêve : la couleur. Passé les murs moroses, Ravenne est un prisme dansant une ronde sacrée, d’un mouvement si lent qu’elle semble immobile. Cette nonne, enfoncée dans la boue, prie en cachant ses monceaux de pierreries : voluptueuse, extatique, son sourire ambigu a presque le dessin de la souffrance. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 158)

« […] Telle est la grandeur de cette invention : le Christ de Ravenne révèle la beauté dans la douleur, et à quelle profondeur inconnue peut aller la tristesse. Le nouvel homme est né : il sera douloureux, et n’aura pas honte de l’être ; il sera dans les pleurs, sans être avili ; il pourra souffrir et n’en sera pas accablé. La beauté demeure et se renouvelle. Un monde sépare le Christ ravennate des dieux romains. Avec tant de douceur, la divine figure est sans faiblesse. Que ce Christ est près de nous. Combien sa triste gravité me touche. Il nous ressemble par la méditation sur soi-même, et par les pensées qu’il endure. Il est bien loin de tous les jeux. Voilà l’homme en qui s’est faite la conscience d’être homme entre les hommes. La tristesse mortelle est en lui d’avoir la vie, d’être né pour la mort, de le savoir, et enfin, dis-je, la douleur d’être un homme. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 165)

« J’ai fini la journée, cherchant la mer, à travers la forêt.
La mer là-bas, la mer, toujours plus loin, toujours plus près. Enfin, c’est elle, l’Adriatique verte. O flot tragique. […] Des voiles latines vont contre le vent. J’épouse la querelle de Rome contre les Barbares. Je revendique cette mer pour la grande Rome, avec elle et contre eux. Flot tragique, et surtout d’avoir laissé derrière soi la dernière capitale, morte, invisible et muette. Une frange d’écume ourle les vagues glauques. Un long nuage noir coupe le ciel par le travers, du nord au sud. Je suis tenté par la négation. Un rire amer me prend, qui moque l’espoir de toute la terre. Un rire contre leur vaine antiquité, et même contre Rome. Où donc est-elle plus qu’ici enfoncée jusqu’aux cheveux ? En tous leurs triomphes, ils n’oublient que la fin. Ici donc, ont fini les consuls, les légions, le Sénat, les Augustes. Ils ont reculé devant le roi de la cendre et l’empereur de la poussière : une éminente dignité, s’il en fut, et qui brave les révolutions. Une ville vue de haut, un empire, tout un monde, qu’est-ce après tout ? Ce n’est qu’un homme, un rien, un peu de fièvre, le souffle d’une ombre, une mousse sur un pan de décombres. On est toujours assez haut, sur le bord désert de la mer. N’ont-ils pas cru noyer la mort, aussi, en la faisant chrétienne ? La mer, la pleine eau de l’oubli, son règne est bien à l’horizon de Ravenne. L’écume meurt sur le sable hagard ; les serpents endormis des algues roulent paresseusement de la grève à la vague.
Mais je ne ferai pas séjour dans la pensée qui nie. Le plus vaste et le plus désolé des espaces, même aux portes de Ravenne, et sur le seuil visible de la mort, ce n’est pas pour me livrer au flot que je retrouve la mer. Sublime, elle n’est pas sans espoir. Car l’heure, non plus que l’action, ne s’arrête pas. Voici que l’ombre se charge d’écarlate : la mer attend le soleil ; et pour le moment prescrit, infaillible, le soleil viendra. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 166)

« […] Toute la main des branches, en son duvet d’aiguilles innombrables, s’offre en miroir au firmament. Et quand l’heure du soir s’avance, le ciel est sur le dos de ces mains vertes ; et par-dessous, la paume voûtée retient le feu du soleil rouge. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 168)

« […] Le soleil me tient par la nuque ; il me mord au cou, comme le lion d’Assyrie enfonce ses crocs dans la nuque du roi. Je n’ai pas mangé depuis trente heures. La lumière nourrit. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 176)

« […] Cependant, le vieux Carme, épanouissant son tranquille sourire, me confie que le nouveau maître de l’Italie rend les cloîtres aux moines et les moines aux antiques demeures de la religion. […] Soudain, ses yeux s’éteignent. Une sorte de cendre se répand sur son regard et sur son front. Il baisse un peu la tête ; il serre la clef entre ses doigts et ramène sa large manche jusque sur ses ongles. On dirait d’une eau qui se retire. Il n’est plus là : il a rejoint le lieu réel de la présence. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 306-307)

« […] On n’aime vraiment rien où l’on se donne l’air de tout aimer. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 334)

« […] La mystique est la quatrième dimension : que sont les hommes qui ne se soucient pas de Dieu ? et que savent-ils de l’Amour ? » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 378)

« […] Quel est le péché des hommes ? Qu’ils aiment et qu’ils vivent. Ainsi ils donnent l’aliment à la mort. Pureté des enfants, où es-tu, illusion ? innocence ? Ils ignorent l’amour et la mort. Ils sont la vie encore éphémère, l’herbe fraîche qui n’a pas senti la faux. Heureux l’enfant mort dans les bras et les baisers de sa mère, avant d’avoir grandi. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 381)

« […] “Ne vous livrez pas à la tentation du néant, dernier refuge du feu sans aliment et de ceux que rien ne rassasie. Ami plein de beauté, ne t’égare pas. O triste saint celui qui se lance à la poursuite d’un plus beau que lui-même. Cruelle sainteté sans paradis, celle qui n’exige et ne conquiert rien qu’elle ne dédaigne. Il n’est pas de mort pour une âme toute vivante. Si tu meurs, c’est que tu ne veux pas assez vivre : tu n’es plus assez fort pour créer la vie. Tu ne succombes qu’à toi-même. Vous n’entendez pas comme il faut la voix de François (Saint François d’Assise). Son conseil n’est pas glacé ni de tout perdre : son renoncement ne sort pas de l’inerte Asie ni du Thibet. François fait à la mort un accueil d’amant, parce qu’il n’y croit pas : elle n’est que le manteau d’hiver de la vie : il l’en dépouillera dans la suprême étreinte, quand elle le serrera sur elle, pour embrasser à jamais, dans sa divine nudité, la vie éternelle.” » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 383)

« […] Tout art tend à la musique, dès qu’il cherche à se passer lui-même. Au-delà de ses moyens propres, chaque art a une expression musicale, par où l’artiste aspire à donner aux autres l’émotion pure qui l’anime.
Un langage est d’autant plus celui de l’art que le concept inerte en est absent : tout ainsi qu’un objet est d’autant plus vivant qu’il s’éloigne plus du cristal. Le concept n’est jamais tout à fait banni : comme le cristal, il peut ne plus être que le squelette invisible et le plan.
Voilà tel vers, telles chansons de Shakespeare qui restent suspendus pour le sens : l’idée se retire et tout s’achève en émotion. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 533)

« […] J’appelle amour une présence suprême, qui est la mélancolie de la joie, et la joie dans la souffrance : la présence de Dieu, en somme, au centre de l’universel néant, le bonheur d’être enfin, pour combler une pensée et un cœur d’homme. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 544-545)

« […] Notre croix est en nous et nous y naissons cloués pour la vie. À nous de nous en défaire. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 546)

« […] Ce monde marche par nous et marchera bien sans nous. Que l’esprit persévère dans son combat pour l’harmonie et la beauté. Mais nous n’avons que faire de jeter encore un geste discordant au milieu de la cohue, une autre vague dans le désordre de cette mer orpheline du calme. Bienheureuse l’action qui défend les hommes de se faire machines. Mais la pensée, en lutte perpétuelle avec le train mécanique de la vie, est une action suprême : l’esprit de beauté est l’arme divine qui défend l’homme de l’automate. […] La vie ne se justifie que par la grandeur et la beauté. Tout le reste est bassesse et sombre farce. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 549)

« […] Pour retrouver son chemin dans la forêt du monstre qui doit lui dévorer ses frères, le Poucet le plus frêle de tous, mais qui voit le plus loin, sème des cailloux tout le long de la route. Pierres de beauté, qu’on laisse tomber, qu’on égrène dans la nuit et qu’on reconnaît le matin, pour s’éloigner toujours plus sûrement de l’ogresse opinion et du monstre vulgarité. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 549)

« […] O désert du mystère, plan fatal de l’univers, le seul où notre esprit se meut, et le seul qu’animent nos passions : sans elles, le vide est l’envers des ténèbres. Rien ne peuple le désert ; rien ne comble l’abîme que notre pensée, le rêve renouvelé de notre vie intérieure. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 550)

« […] O nuits des lucioles à Sienne, où tout est amour, tout est lumière, tout est jeunesse. La ville du rêve est levée par la puissante main de la terre, vers le ciel, en calice d’ardeur. Toute nécessité, alors, s’efface : la vie passionnée est la vie nécessaire. Tout ce qui est médiocre ou nul, ici comme ailleurs, se retire dans les fossés, et n’est plus que les ténèbres d’en bas, d’où la gerbe de feu s’envole, d’où les lucioles s’élancent. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 554)



Georges Rouault, Portrait d'André Suarès

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