lundi 26 mai 2014

Le poème

Vincent Van Gogh, Paysage d'automne aux quatre arbres, 1885


Des jours que je n’avais rien mangé. Je traînais mon ventre creux de villages en hameaux, dans une campagne rouillée par une pluie qui n’en finissait pas de ramper et de faire son lit dans la terre.

Dans mon sac : une plume abîmée, quelques feuillets orphelins de mots, un encrier à moitié vide et un recueil de poèmes de Federico Garcia Lorca. Je voyageais léger mais le corps lourd de faim.

Inutile de préciser que je n’avais plus un sou en poche. Les derniers m’ayant servi à acheter le recueil de Garcia Lorca à un vieux libraire, au moins aussi ancien que les murs effrités de son commerce.
Tout cela avait eu lieu dans un petit village du Nord de l’Espagne.
Maintenant je déroulai ma carne vide sur des chemins de France.

Mon père était français et ma mère espagnole. Je savais donc parler le français, mais j’éprouvais maintes difficultés pour l’écrire.

Voici pour mon état civil.

Je marchai sur un petit chemin de campagne, l’air était saturé d’humidité.
Des paysans passaient, les charrettes vides. Ils me regardaient d’un air curieux. Mon pantalon de toile était crasseux et mon visage dévoré par une barbe de plusieurs semaines. Je n’avais pu faire de toilette. C’est ainsi que j’avançai, négligé, le ventre plus concave que celui d’une guitare.

Un paysan portait sur l’épaule un sac rempli de pommes. Je m’approchai de lui.
« Accepteriez-vous de me donner une de vos pommes ? Je n’ai malheureusement pas de quoi vous payer.

- Ben ça, attends mon gars que je r’garde voir.
Il fouilla dans le sac pendant quelque temps et en sortit un fruit qu’il me tendit.

- Merci. Merci beaucoup. 

Je m’éloignai avec ma pomme et croquai dedans, le corps tenaillé par la faim. Je recrachai dans un seul élan, une mine de nausée sur les lèvres. Elle était gâtée. Je me retournai et la lançai sur le paysan. Celui-ci l’attrapa au passage, croqua à son tour dedans et me dit, goguenard :

- Pour sûr, elle est pas bien bonne ! J’dirai même qu’elle est pourrie ! Une pomme bonne à manger se paye l’ami !

Je ne répondis rien. Je poursuivis ma route, une bave de pomme rance mélangée à ma salive.

Le jour allait étouffer son feu lorsque je parvins en vue d’une vieille maison isolée. Du bois brûlait dans la cheminée et je frappai doucement contre la porte. Une vieille femme vint m’ouvrir. Elle se tenait dans l’embrasure et me dévisageait de ses grands yeux bruns, sans aucune espèce de méfiance à mon égard. Un sourire fleurit sur son visage.

- Entrez donc monsieur, la nuit est pas chaude.
- Merci beaucoup, Madame.
- Oh, vous embarrassez pas.

Elle me proposa une chaise et je m’assis devant la table. Elle était en train de faire bouillir des légumes et de la viande dans une marmite ébréchée.

- Madame, vous savez, je n’ai rien pour vous payer. Je comprendrai tout à fait que vous me refusiez le repas.
- Vous tracassez pas, quand y’en a pour une, y’en a bien pour deux, c’est-y pas vrai ?

Je lui répondis par un sourire. Mon ventre dansait le flamenco, la valse, la bourrée, la polka… Mon ventre voltigeait de toutes les danses du monde.

Elle me servit une grande assiette toute fumante, odorant de parfums de terre et de chair.

Elle se servit à son tour et nous mangeâmes. C’est à peine si mes dents s’occupaient de découper mes aliments : ceux-ci s’engouffraient dans ma bouche pour faire chanter les cordes de la guitare affamée.

Après qu’elle m’eût resservi plusieurs fois et que la guitare chanta jusqu’à sa dernière note de contentement, elle me proposa du tabac ainsi qu’une pipe appartenant à son défunt mari.

Je la remerciai chaleureusement et savourai le tabac qui emplit ma gorge et mes narines de longues volutes de nuages blonds.

Je me mis debout et enfourchai mon sac sur mes épaules.

- Ben alors, vous allez pas partir dans la nuit, et puis où c’est qu’vous y dormirez ?
- Vous avez été déjà très bonne pour moi et je ne tiens pas à abuser de votre hospitalité.
- Ta ta ! Pas d’courbettes chez moi ! Restez dormir. Vous r’partirez d’main.

Elle me fit entrer dans sa chambre.

- Je ne peux pas, où allez-vous dormir ?
- J’dormirai pas mon bon monsieur. J’resterai près d’ma cheminée. P’têtre même que j’tricoterai un peu.
- Je ne veux pas m’imposer comme ça madame.
- Allez ! Au lit ! Vous en pouvez plus de fatigue. Dormez y bien !

Elle referma la porte et j’entendis son pas s’éloigner.

Je ne sus que dire face à tant de bonté désintéressée. Je décidai de lui écrire un poème pour la remercier de la seule manière qui m’était possible. Je me démenai pour écrire dans le français le plus correct. Tous mes feuillets furent utilisés. J’y passai la nuit. Je n’en pris conscience que lorsqu’un rai de lumière vint apposer sa griffe sur le feuillet noirci par l’encre qui me restait.

Je dégourdis mes membres ankylosés, remis l’encrier vide et la plume dans mon sac.

Je sortis de la chambre. La vieille femme regardait les dernières cendres grelotter dans l’âtre. Elle se tourna vers moi.

- Pourquoi qu’vous vous êtes pas couché ? Toute la nuit j’vous ai entendu pester et gratter comme une souris. Qu’est-ce que vous y faisiez donc ?

Je me sentis tout à coup gêné.

- Eh bien… J’écrivais un poème pour vous remercier.
- Un quoi ? C’est-y quelqu’chose comme une lettre ?
- Pas vraiment. La forme en est différente. Tenez, le voici.

Elle prit mon poème, parcourut la feuille du regard, puis comme une enfant timide elle me le rendit et me demanda :

- Vous pourriez pas m’le lire ? J’aimerai bien l’entendre lu par vous.

Je le lui en fis donc la lecture. Elle me regardait attentivement et tentait de déchiffrer les lettres qui prenaient forme en arrondis et en cassés sur mes lèvres, la mie de mots que je mâchai entre mes dents.

Le dernier vers s’en vint germer de ma bouche comme un épi de blé.

- Merci beaucoup monsieur. C’est encore mieux quand c’est vous qui l’dites.

Bien qu’elle s’en cachât, j’avais compris qu’elle ne savait pas lire. Cela me toucha d’autant plus.

- J’me d’mandais. Ça sert à quoi au juste votre… poème ? C’est y ça ?

Je lui souris, pensant à tous les grands poètes qui s’étaient escrimés leur vie durant à écrire ; certains étant morts avec si peu de reconnaissance.

Je lui répondis :

- Ça sert à remercier d’un bon repas.

Et ma phrase était emplie de rires et de joie toute simple.

- Alors j’le mettrai au-d’ssus d’la cheminée. Pour bien y montrer à mes prochains hôtes, qu’y pourront m’remercier du couvert en m’écrivant un poème.
- C’est une très bonne idée. »

Je la remerciai encore et repris ma route.

Le soleil cognait sec et chaud dans la poitrine. Je m’en allai jusqu’à un pré. Là, je m’allongeai dans l’herbe et, pour me protéger du soleil cuisant, je sortis le recueil de Garcia Lorca et m’en couvris le visage. À l’ombre des mots, je m’endormis, le cœur content.


© Thibault Marconnet

07/01/08

Vincent Van Gogh, Les Oliviers, 1889

5 commentaires:

  1. Mon poème espagnol préféré c' est celui-ci:



    La muerte del niño herido, Antonio Machado





    Otra vez en la noche...Es el martillo
    de la fiebre en las sienes bien vendadas
    del niño. - Madre, ¡el pájaro amarillo !
    ¡Las mariposas negras y moradas !

    -Duerme, hijo mío.- Y la manita oprime
    la madre, junto al lecho. - ¡Oh flor de fuego !
    ¿Quién ha de helarte, flor de sangre, ¿Dime ?
    Hay en la pobre alcoba olor de espliego ;

    fuera, la oronda luna que blanquea
    cúpula y torre a la ciudad sombría.
    Invisible avión moscardonea.

    -¿Duermes, oh dulce flor de sangre mía ?
    El cristal del balcón repiquetea.
    ¡Oh fría, fría, fría, fría, fría !

    Antonio Machado

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    1. Merci beaucoup, Isabelle, pour cette belle attention. Mais hélas! je ne sais pas un traître mot d'espagnol... Peut-être l'as-tu en français ?
      Tout est pure fiction dans cette nouvelle. Ceci dit, tu m'orientes vers un poète dont je n'avais jamais entendu parler et je viens de lire sur internet qu'il a beaucoup influencé Garcia Lorca et qu'il fût assassiné, lui aussi par les franquistes... J'essaierai de me procurer l'ouvrage "Champs de Castille", édité dans la collection Poésie/Gallimard.

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  2. Magnifique...
    Isabelle m'a fait part de sa propre traduction, que je trouve très poignante. Tu pourras la lire en dessous du poème d'Henri Michaux.

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  3. Merci, Jimmy !
    Non, je ne m'y suis pas encore rendu. Je t'avouerai que j'ai parfois peur d'être déçu en me rendant dans des habitations qui accueillirent pour un temps des artistes que j'aime au plus haut point.
    Mais ce que tu m'en dis, ne peut me laisser indifférent. Mon souvenir le plus intense (en parlant de pèlerinages de ce genre), fut lorsque je me rendis par deux fois auprès de la tombe de François Augiéras, sise dans le Périgord Noir. Cet écrivain est un feu vivant couché dans la terre. Mort en 1971 dans une grande misère, c'est au cimetière de Domme qu'il repose.
    Je crois n'avoir jamais fait de rencontre littéraire aussi décisive que celle-là, hormis avec Céline, c'est dire !
    Si un jour tu accomplis cette rencontre inoubliable et que tu plonges tes mains nues dans les braises du "Voyage des Morts", je puis gager que tu n'en ressortiras pas intact. Et c'est d'ailleurs tout le bien que je te souhaite, cher frère d'âme !

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  4. Merci beaucoup, chère Chris !
    Oui, une histoire, un conte...
    L'essentiel est que tu l'aies apprécié ;-)

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