vendredi 16 mai 2014

Cercle de feu

Thibault Marconnet, Déchirure, 2013


Il se tient là, debout devant moi, l’air menaçant. Nous sommes au milieu d’un cercle de feu et la lumière est noire, tapissée de charbon.
Sa musculature est celle d’un chêne qu’aucune hache ne saurait fendre. Il me fait face mais je sais me défendre. Ses yeux sont injectés de sang : on dirait deux rubis, deux fers rouges qui luisent dans l’obscurité. Le cercle de feu qui nous environne est disposé au centre d’une clairière : maigre rempart face à la nuit dévorante. Des gens se tiennent tout autour, gueules d’assassins aux sourires de cran d’arrêt.
Ce n’est pas mon premier combat, alors j’attends que pleuve la grêle des premiers coups – avec toujours cette angoisse qui me tord le ventre…
Les spectateurs vocifèrent et aboient comme des chiens de l’enfer. Certains se battent, d’autres s’écorchent les lèvres à des goulots brisés de bouteilles de vodka ; ils boivent comme ils crachent, avec mépris. Certains pissent pour éteindre le feu mais celui-ci s’élève davantage ainsi qu’un essaim d’oiseaux rouges.
On ne me privera pas de ce combat, dussé-je en crever. Mon adversaire fait quelques pas dans ma direction : ses mains sont entourées d’un linge blanc auquel sont collés des tessons de verre. La soif du sang l’appelle et il veut que ça fuse comme une saignée pour recouvrir jusqu’à la face pâle de la lune. Gueule de loup, dents d’acier, il s’avance vers moi.
Je suis pétrifié : j’ai des rochers dans les jambes et des pierres dans la bouche. Impossible de crier, d’appeler au secours. Cette nuit, le combat sera décisif : il signera d’un sceau de sang la mort de l’un de nous deux.
Sur ses poings, les bris de verre reflètent l’ardeur fiévreuse du feu qui rugit tel un monstre fou. Il s’apprête à frapper. Pile dans l’estomac. Plié en deux, j’essaie en vain de reprendre mon souffle. Un sourire cruel se dessine sur ses lèvres bleues. J’ai mal, je me tords de douleur et une écume blanche coule de ma bouche.
Les gens crient de plus belle : on dirait des hurlements de bêtes furieuses. Mon poing droit se serre. Ce n’est pas notre premier combat mais je n’ai encore jamais pu le frapper. Mon corps se tend et mon poing lui bondit au visage. Je ne m’en croyais pas capable. Mon adversaire a reculé d’un ou deux pas et une affreuse grimace envahit toute sa face.
Il me fixe, surpris. Contre toute attente, il va plus loin et s’assied dans l’herbe jaune, roussie par la présence des flammes. Les hurleurs qui entourent notre cercle de feu se sont tus. Tout semble revenu au silence. La nuit épaisse reflue comme une marée basse laisse apparaître un sable d’or fin. Le feu diminue d’intensité. J’ai toujours horriblement mal mais au moins je me tiens debout. Les spectateurs s’en vont, silencieux.
Je commence à percevoir les premiers chants d’oiseaux qui annoncent la venue de l’aurore. Désormais, le feu s’est éteint et la nuit n’est plus que cendres. Une lumière monte au ciel et s’agrandit. Mon adversaire me salue et se retire à son tour, un sourire narquois aux lèvres.
Ce n’est pas notre dernier combat, je le sais pertinemment. Mais ce soir, j’ai fait quelque chose d’inattendu. Dans les crocs boueux de la nuit, j’ai frappé mon ennemi au visage et rien ne le préparait à cela. Alors il s’en va dans le matin naissant, enveloppé de brume.
Un soir prochain, le combat reprendra mais je me sais plus fort désormais. Car cette nuit, j’ai boxé ma peur et je lui ai fait mal. Mon poing se desserre et la lumière du jour vient guérir mon corps meurtri.


© Thibault Marconnet

15/05/2014


Thibault Marconnet, Le visage capturé, 2007

1 commentaire:

  1. En effet, mon cher Jimmy et j'y compte bien. Le seul être qui puisse me gêner dans mon chemin et me mettre des bâtons dans les roues, c'est moi-même : ma part de ténèbres. Je vais continuer de les boxer, cette peur et cette tentation destructrice - et leur faire de plus en plus mal jusqu'à ce qu'elles me fichent la paix.

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