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Vincent Van Gogh, Paysage d'automne aux quatre arbres, 1885 |
Des
jours que je n’avais rien mangé. Je traînais mon ventre creux de villages en
hameaux, dans une campagne rouillée par une pluie qui n’en finissait pas de
ramper et de faire son lit dans la terre.
Dans
mon sac : une plume abîmée, quelques feuillets orphelins de mots, un
encrier à moitié vide et un recueil de poèmes de Federico Garcia Lorca. Je
voyageais léger mais le corps lourd de faim.
Inutile
de préciser que je n’avais plus un sou en poche. Les derniers m’ayant servi à
acheter le recueil de Garcia Lorca à un vieux libraire, au moins aussi ancien
que les murs effrités de son commerce.
Tout
cela avait eu lieu dans un petit village du Nord de l’Espagne.
Maintenant
je déroulai ma carne vide sur des chemins de France.
Mon
père était français et ma mère espagnole. Je savais donc parler le français,
mais j’éprouvais maintes difficultés pour l’écrire.
Voici
pour mon état civil.
Je
marchai sur un petit chemin de campagne, l’air était saturé d’humidité.
Des
paysans passaient, les charrettes vides. Ils me regardaient d’un air curieux.
Mon pantalon de toile était crasseux et mon visage dévoré par une barbe de
plusieurs semaines. Je n’avais pu faire de toilette. C’est ainsi que j’avançai,
négligé, le ventre plus concave que celui d’une guitare.
Un
paysan portait sur l’épaule un sac rempli de pommes. Je m’approchai de lui.
« Accepteriez-vous de me donner une de vos pommes ? Je n’ai malheureusement
pas de quoi vous payer.
-
Ben ça, attends mon gars que je r’garde voir.
Il
fouilla dans le sac pendant quelque temps et en sortit un fruit qu’il me
tendit.
-
Merci. Merci beaucoup.
Je
m’éloignai avec ma pomme et croquai dedans, le corps tenaillé par la faim. Je
recrachai dans un seul élan, une mine de nausée sur les lèvres. Elle était
gâtée. Je me retournai et la lançai sur le paysan. Celui-ci l’attrapa au
passage, croqua à son tour dedans et me dit, goguenard :
- Pour
sûr, elle est pas bien bonne ! J’dirai même qu’elle est pourrie ! Une
pomme bonne à manger se paye l’ami !
Je
ne répondis rien. Je poursuivis ma route, une bave de pomme rance mélangée à ma
salive.
Le
jour allait étouffer son feu lorsque je parvins en vue d’une vieille maison
isolée. Du bois brûlait dans la cheminée et je frappai doucement contre la
porte. Une vieille femme vint m’ouvrir. Elle se tenait dans l’embrasure et me
dévisageait de ses grands yeux bruns, sans aucune espèce de méfiance à mon
égard. Un sourire fleurit sur son visage.
-
Entrez donc monsieur, la nuit est pas chaude.
-
Merci beaucoup, Madame.
-
Oh, vous embarrassez pas.
Elle
me proposa une chaise et je m’assis devant la table. Elle était en train de
faire bouillir des légumes et de la viande dans une marmite ébréchée.
-
Madame, vous savez, je n’ai rien pour vous payer. Je comprendrai tout à fait
que vous me refusiez le repas.
-
Vous tracassez pas, quand y’en a pour une, y’en a bien pour deux, c’est-y pas
vrai ?
Je
lui répondis par un sourire. Mon ventre dansait le flamenco, la valse, la
bourrée, la polka… Mon ventre voltigeait de toutes les danses du monde.
Elle
me servit une grande assiette toute fumante, odorant de parfums de terre et de
chair.
Elle
se servit à son tour et nous mangeâmes. C’est à peine si mes dents s’occupaient
de découper mes aliments : ceux-ci s’engouffraient dans ma bouche pour
faire chanter les cordes de la guitare affamée.
Après
qu’elle m’eût resservi plusieurs fois et que la guitare chanta jusqu’à sa
dernière note de contentement, elle me proposa du tabac ainsi qu’une pipe
appartenant à son défunt mari.
Je
la remerciai chaleureusement et savourai le tabac qui emplit ma gorge et mes
narines de longues volutes de nuages blonds.
Je
me mis debout et enfourchai mon sac sur mes épaules.
-
Ben alors, vous allez pas partir dans la nuit, et puis où c’est qu’vous y
dormirez ?
-
Vous avez été déjà très bonne pour moi et je ne tiens pas à abuser de votre
hospitalité.
- Ta
ta ! Pas d’courbettes chez moi ! Restez dormir. Vous r’partirez d’main.
Elle
me fit entrer dans sa chambre.
- Je
ne peux pas, où allez-vous dormir ?
-
J’dormirai pas mon bon monsieur. J’resterai près d’ma cheminée. P’têtre même
que j’tricoterai un peu.
- Je
ne veux pas m’imposer comme ça madame.
-
Allez ! Au lit ! Vous en pouvez plus de fatigue. Dormez y bien !
Elle
referma la porte et j’entendis son pas s’éloigner.
Je
ne sus que dire face à tant de bonté désintéressée. Je décidai de lui écrire un
poème pour la remercier de la seule manière qui m’était possible. Je me démenai
pour écrire dans le français le plus correct. Tous mes feuillets furent
utilisés. J’y passai la nuit. Je n’en pris conscience que lorsqu’un rai de
lumière vint apposer sa griffe sur le feuillet noirci par l’encre qui me
restait.
Je
dégourdis mes membres ankylosés, remis l’encrier vide et la plume dans mon sac.
Je
sortis de la chambre. La vieille femme regardait les dernières cendres
grelotter dans l’âtre. Elle se tourna vers moi.
-
Pourquoi qu’vous vous êtes pas couché ? Toute la nuit j’vous ai entendu
pester et gratter comme une souris. Qu’est-ce que vous y faisiez donc ?
Je
me sentis tout à coup gêné.
- Eh
bien… J’écrivais un poème pour vous remercier.
- Un
quoi ? C’est-y quelqu’chose comme une lettre ?
-
Pas vraiment. La forme en est différente. Tenez, le voici.
Elle
prit mon poème, parcourut la feuille du regard, puis comme une enfant timide
elle me le rendit et me demanda :
-
Vous pourriez pas m’le lire ? J’aimerai bien l’entendre lu par vous.
Je
le lui en fis donc la lecture. Elle me regardait attentivement et tentait de
déchiffrer les lettres qui prenaient forme en arrondis et en cassés sur mes
lèvres, la mie de mots que je mâchai entre mes dents.
Le
dernier vers s’en vint germer de ma bouche comme un épi de blé.
-
Merci beaucoup monsieur. C’est encore mieux quand c’est vous qui l’dites.
Bien
qu’elle s’en cachât, j’avais compris qu’elle ne savait pas lire. Cela me toucha
d’autant plus.
-
J’me d’mandais. Ça sert à quoi au juste votre… poème ? C’est y ça ?
Je
lui souris, pensant à tous les grands poètes qui s’étaient escrimés leur vie
durant à écrire ; certains étant morts avec si peu de reconnaissance.
Je
lui répondis :
- Ça
sert à remercier d’un bon repas.
Et
ma phrase était emplie de rires et de joie toute simple.
-
Alors j’le mettrai au-d’ssus d’la cheminée. Pour bien y montrer à mes prochains
hôtes, qu’y pourront m’remercier du couvert en m’écrivant un poème.
-
C’est une très bonne idée. »
Je
la remerciai encore et repris ma route.
Le
soleil cognait sec et chaud dans la poitrine. Je m’en allai jusqu’à un pré. Là,
je m’allongeai dans l’herbe et, pour me protéger du soleil cuisant, je sortis
le recueil de Garcia Lorca et m’en couvris le visage. À l’ombre des mots, je m’endormis,
le cœur content.
© Thibault Marconnet
07/01/08
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Vincent Van Gogh, Les Oliviers, 1889 |