Le
16 janvier 1935, Paul Valéry donnait une conférence à l’université des Annales
sous le titre Le Bilan de l’intelligence :
laquelle conférence n’a rien perdu avec le temps de la justesse de son constat.
La
parole de Valéry se déploie avec la limpidité d’un cristal de roche : le
propos est lumineux en tous points et nous conduit à mieux discerner les parois
de cette caverne où nous passons notre vie à jouer avec des ombres.
C’est
ici que les vers de Boileau (issus de son Art
poétique) prennent leur plein sens : « Ce qui se conçoit bien
s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément. »
Loin
de tout dualisme réducteur, Paul Valéry affirme la nécessaire coexistence de la
sensibilité et de l’intelligence. Si l’une vient à manquer, l’autre s’éteint aussitôt,
de même que la flamme d’une bougie par manque d’oxygène. Car, sans un minimum de
sensibilité, comment nous serait-il possible de “comprendre” quoi que ce soit ?
Sans cette clef de voûte, nulle intelligence véritable. Allons donc boire à la
source première des mots, au ruisseau de l’étymologie qui toujours désaltère et
empêche à la pensée de trop s’assécher.
“Intelligence”
provient du latin “intelligere”, qui signifie “connaître”. “Sensibilité” est,
quant à lui, issu de “sensibilitas” qui annonce, entre autres, le “sens” et la
“signification”. Nous pouvons donc voir ici l’harmonie de ces deux termes et en
quoi leur mariage est pleinement légitime et pas morganatique pour deux sous !
Abolissons donc le divorce stérile imposé à ces deux notions si étroitement mêlées
et laissons-les dès lors coucher dans le même lit !
En
1935 déjà, Paul Valéry nous démontrait à quel point la sensibilité avait une
fâcheuse tendance à s’émousser, laissant ainsi le champ large à la barbarie
sous toutes ses formes. Les totalitarismes à venir, qu’ils fussent hitlériens
ou communistes, allaient douloureusement corroborer son discours. Une fois de
plus, Cassandre ne fut pas écoutée.
L’autre
argument fort de cette conférence concerne l’inanité des diplômes et le
tort que ceux-ci ne cessent de causer à l’éveil de l’esprit ainsi qu’à sa
liberté propre. Pour finir, laissons parler Paul Valéry :
« Disons-le :
l’enseignement a pour objectif réel, le diplôme.
Je n’hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l’ennemi mortel de la culture.
Plus les diplômes ont pris d’importance dans la vie (et cette importance n’a
fait que croître à cause des circonstances économiques), plus le rendement de
l’enseignement a été faible. Plus le contrôle s’est exercé, s’est multiplié,
plus les résultats ont été mauvais. […] Du jour où vous créez un diplôme, un
contrôle bien défini, vous voyez aussitôt s’organiser en regard tout un
dispositif non moins précis que votre programme, qui a pour but unique de
conquérir ce diplôme par tous moyens. Le but de l’enseignement n’étant plus la
formation de l’esprit, mais l’acquisition du diplôme, c’est le minimum exigible
qui devient l’objet des études. » (p. 43-45)
« Enfin,
la question si difficile et si controversée des rapports entre l’individu et
l’État se pose : l’État, c’est-à-dire l’organisation de plus en plus
précise, étroite, exacte, qui prend à l’individu toute la portion qu’il veut de
sa liberté, de son travail, de son temps, de ses forces et, en somme, de sa
vie, pour lui donner… Mais quoi lui donner ? Pour lui donner de quoi jouir
du reste, développer ce reste ?... Ce sont des parts bien difficiles à
déterminer. Il semble que l’État actuellement l’emporte et que sa puissance
tende à absorber presque entièrement l’individu.
Mais
l’individu, c’est aussi la liberté de l’esprit. Or, nous avons vu que cette
liberté (dans son sens le plus élevé) devient illusoire par le seul effet de la
vie moderne. Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les
contradictions, à toutes les dissonances qui déchirent le milieu de la
civilisation actuelle. L’individu est déjà compromis avant même que l’État l’ait
entièrement assimilé. » (p. 58-59)
© Thibault Marconnet
10/09/2014
Paul Valéry (1872-1945) |
Ravi de relire tes articles, Thibault. La citation de Boileau s'applique aussi à ton article, qui se lit clairement. Particulièrement d'accord avec Paul Valery concernant l'aberration que consistent les diplômes et le nivellement vers le bas (ou plutôt vers le minimum) qu'ils engendrent. Je les vois comme une limite (minimale, toujours) alors que la liberté (d'apprendre en l'occurrence) s'oppose à mon sens à l'idée de limite. Ce n'est pas un système qui pousse à être curieux.
RépondreSupprimerTon commentaire, cher El Norton, m'apporte du réconfort. J'aime savoir que ce que j'offre à la lecture de tous, ne tombe pas dans des yeux d'aveugle : ainsi une "communion" spirituelle a lieu, qui est fort salutaire par les temps qui courent. Un grand merci à toi !
SupprimerPs : Pour tout te dire, depuis quelques temps j'avais l'impression que "Le Sémaphore" était en train de sombrer dans l'oubli. Il faut dire aussi qu'alors je l'alimentais peu.
A vrai dire, je crois que c'est le cas pour la majorité de nos blogs : l'été, nous n'avons plus autant de motivation (et de raison ?) de les alimenter, et tous les visiteurs ont un petit peu moins le temps de les visiter, eux aussi. Ravi que tu reprennes la plume en tout cas !
SupprimerTout d'abord, chère Chris, je tiens à te remercier pour ton petit mot qui m'encourage à persévérer dans l'élaboration de ce blog. Oui, la situation telle que la décrivait Paul Valéry en 1935 n'a fait que s'accentuer depuis, force est de le constater. Comment faire barrage à toute la m.... qui nous menace ? En établissant des digues et des passerelles qui amènent à penser, qui fournissent un aliment spirituel en ces temps de "famine" croissante. Que "Le Sémaphore" puisse être l'un de ces lieux qui apportent du réconfort face à un monde totalement "cinglé", voilà tout ce qu'il m'est loisible de souhaiter.
RépondreSupprimerChère Chris,
RépondreSupprimerRassure-toi, je ne demande rien en retour de ce que j'offre à lire ici. Je suis heureux de savoir que tu suis les signaux transmis par "Le Sémaphore" : cela me suffit amplement. Et puis, notre société est tellement brouillée par un "bavardage" continuel qu'un peu de silence ne fait pas de mal. Merci pour tout.
Bonjour Thibault,merci pour ce blog qui me nourrit tellement qu'il serait dommage de ne pas continuer à l'alimenter. J'y viens régulièrement pour élaborer mes ressources, prendre des notes, des conseils de lectures, des pistes de réflexion ... merci encore
RépondreSupprimerBonsoir Golochise,
SupprimerRassurez-vous, je compte bien continuer d'alimenter ce blog. Votre gratitude me touche et je vous en remercie fort ! "Le Sémaphore" a encore bien des signaux à transmettre.