mercredi 10 septembre 2014

Sensibilité et intelligence (à propos d'une conférence de Paul Valéry)



Le 16 janvier 1935, Paul Valéry donnait une conférence à l’université des Annales sous le titre Le Bilan de l’intelligence : laquelle conférence n’a rien perdu avec le temps de la justesse de son constat.
La parole de Valéry se déploie avec la limpidité d’un cristal de roche : le propos est lumineux en tous points et nous conduit à mieux discerner les parois de cette caverne où nous passons notre vie à jouer avec des ombres.
C’est ici que les vers de Boileau (issus de son Art poétique) prennent leur plein sens : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

Loin de tout dualisme réducteur, Paul Valéry affirme la nécessaire coexistence de la sensibilité et de l’intelligence. Si l’une vient à manquer, l’autre s’éteint aussitôt, de même que la flamme d’une bougie par manque d’oxygène. Car, sans un minimum de sensibilité, comment nous serait-il possible de “comprendre” quoi que ce soit ? Sans cette clef de voûte, nulle intelligence véritable. Allons donc boire à la source première des mots, au ruisseau de l’étymologie qui toujours désaltère et empêche à la pensée de trop s’assécher.
“Intelligence” provient du latin “intelligere”, qui signifie “connaître”. “Sensibilité” est, quant à lui, issu de “sensibilitas” qui annonce, entre autres, le “sens” et la “signification”. Nous pouvons donc voir ici l’harmonie de ces deux termes et en quoi leur mariage est pleinement légitime et pas morganatique pour deux sous ! Abolissons donc le divorce stérile imposé à ces deux notions si étroitement mêlées et laissons-les dès lors coucher dans le même lit !

En 1935 déjà, Paul Valéry nous démontrait à quel point la sensibilité avait une fâcheuse tendance à s’émousser, laissant ainsi le champ large à la barbarie sous toutes ses formes. Les totalitarismes à venir, qu’ils fussent hitlériens ou communistes, allaient douloureusement corroborer son discours. Une fois de plus, Cassandre ne fut pas écoutée.
L’autre argument fort de cette conférence concerne l’inanité des diplômes et le tort que ceux-ci ne cessent de causer à l’éveil de l’esprit ainsi qu’à sa liberté propre. Pour finir, laissons parler Paul Valéry :

« Disons-le : l’enseignement a pour objectif réel, le diplôme. Je n’hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l’ennemi mortel de la culture. Plus les diplômes ont pris d’importance dans la vie (et cette importance n’a fait que croître à cause des circonstances économiques), plus le rendement de l’enseignement a été faible. Plus le contrôle s’est exercé, s’est multiplié, plus les résultats ont été mauvais. […] Du jour où vous créez un diplôme, un contrôle bien défini, vous voyez aussitôt s’organiser en regard tout un dispositif non moins précis que votre programme, qui a pour but unique de conquérir ce diplôme par tous moyens. Le but de l’enseignement n’étant plus la formation de l’esprit, mais l’acquisition du diplôme, c’est le minimum exigible qui devient l’objet des études. » (p. 43-45)

« Enfin, la question si difficile et si controversée des rapports entre l’individu et l’État se pose : l’État, c’est-à-dire l’organisation de plus en plus précise, étroite, exacte, qui prend à l’individu toute la portion qu’il veut de sa liberté, de son travail, de son temps, de ses forces et, en somme, de sa vie, pour lui donner… Mais quoi lui donner ? Pour lui donner de quoi jouir du reste, développer ce reste ?... Ce sont des parts bien difficiles à déterminer. Il semble que l’État actuellement l’emporte et que sa puissance tende à absorber presque entièrement l’individu.
Mais l’individu, c’est aussi la liberté de l’esprit. Or, nous avons vu que cette liberté (dans son sens le plus élevé) devient illusoire par le seul effet de la vie moderne. Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les contradictions, à toutes les dissonances qui déchirent le milieu de la civilisation actuelle. L’individu est déjà compromis avant même que l’État l’ait entièrement assimilé. » (p. 58-59)


© Thibault Marconnet

10/09/2014


Paul Valéry (1872-1945)



9 commentaires:

  1. Ravi de relire tes articles, Thibault. La citation de Boileau s'applique aussi à ton article, qui se lit clairement. Particulièrement d'accord avec Paul Valery concernant l'aberration que consistent les diplômes et le nivellement vers le bas (ou plutôt vers le minimum) qu'ils engendrent. Je les vois comme une limite (minimale, toujours) alors que la liberté (d'apprendre en l'occurrence) s'oppose à mon sens à l'idée de limite. Ce n'est pas un système qui pousse à être curieux.

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    1. Ton commentaire, cher El Norton, m'apporte du réconfort. J'aime savoir que ce que j'offre à la lecture de tous, ne tombe pas dans des yeux d'aveugle : ainsi une "communion" spirituelle a lieu, qui est fort salutaire par les temps qui courent. Un grand merci à toi !
      Ps : Pour tout te dire, depuis quelques temps j'avais l'impression que "Le Sémaphore" était en train de sombrer dans l'oubli. Il faut dire aussi qu'alors je l'alimentais peu.

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    2. A vrai dire, je crois que c'est le cas pour la majorité de nos blogs : l'été, nous n'avons plus autant de motivation (et de raison ?) de les alimenter, et tous les visiteurs ont un petit peu moins le temps de les visiter, eux aussi. Ravi que tu reprennes la plume en tout cas !

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  2. Ca continue à s'appliquer aujourd'hui, non?! ;)

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    1. Tout d'abord, chère Chris, je tiens à te remercier pour ton petit mot qui m'encourage à persévérer dans l'élaboration de ce blog. Oui, la situation telle que la décrivait Paul Valéry en 1935 n'a fait que s'accentuer depuis, force est de le constater. Comment faire barrage à toute la m.... qui nous menace ? En établissant des digues et des passerelles qui amènent à penser, qui fournissent un aliment spirituel en ces temps de "famine" croissante. Que "Le Sémaphore" puisse être l'un de ces lieux qui apportent du réconfort face à un monde totalement "cinglé", voilà tout ce qu'il m'est loisible de souhaiter.

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    2. J'ai vu tes commentaires et si ça peut te rassurer, sache que je viens toujours lire ce que tu proposes mais je ne commente pas souvent parce que je n'ai pas forcément quelque chose d'intéressant à dire (je manque d'imagination!)....:)
      D'ailleurs mon commentaire n'était pas forcément indispensable mais c'était aussi une manière de te faire un petit coucou...;)

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    3. Chère Chris,
      Rassure-toi, je ne demande rien en retour de ce que j'offre à lire ici. Je suis heureux de savoir que tu suis les signaux transmis par "Le Sémaphore" : cela me suffit amplement. Et puis, notre société est tellement brouillée par un "bavardage" continuel qu'un peu de silence ne fait pas de mal. Merci pour tout.

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  3. Bonjour Thibault,merci pour ce blog qui me nourrit tellement qu'il serait dommage de ne pas continuer à l'alimenter. J'y viens régulièrement pour élaborer mes ressources, prendre des notes, des conseils de lectures, des pistes de réflexion ... merci encore

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    1. Bonsoir Golochise,
      Rassurez-vous, je compte bien continuer d'alimenter ce blog. Votre gratitude me touche et je vous en remercie fort ! "Le Sémaphore" a encore bien des signaux à transmettre.

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