La chose la mieux partagée est sans doute la violence inhérente à
l’être humain (“la violence est sans raison” comme le dit René Girard) et ce
besoin vital d’exorciser cette violence, de la déplacer en un lieu où celle-ci
ne sera pas nuisible à la communauté. Toute société, qu’elle soit primitive ou
non, a un lien avec le sacré. Ce qui sous-tend toute pratique religieuse, c’est
la notion de sacrifice. Les sociétés primitives n’ayant pas de système judiciaire
pour endiguer le phénomène de la vengeance, c’est par les pratiques de rites
sacrificiels que l’action cathartique prendra effet. La substitution se fera
sur un animal ou un être humain (le pharmakos), institué pour polariser sur lui
la violence latente, lui donner un visage unifié, tous contre un seul. C’est à
travers ce ciment unificateur de violence tournée vers une cible désignée
qu’une société primitive peut garder un certain équilibre, ne pas dépasser le
seuil de violence réciproque (violence dispersée à travers tous les individus),
et de ce fait persévérer malgré tout. Ce bouc émissaire, René Girard le nomme
aussi la victime émissaire.
Point important : les pratiquants du rite doivent conserver une
certaine forme de crédulité face au but cathartique pour que celui-ci ne perde
pas sa force qui se trouve dans le déguisement de la violence humaine concrète
dérivée sur un aspect transcendant, par le truchement d’une divinité et des
différents rituels qui lui sont liés. En fait ils sont nécessairement crédules
aux motivations intestines du rite qu’ils accomplissent, sans cela sa pratique
en perdrait toute valeur, sa visée serait nulle.
Les rites font peut-être office de répétition d’un acte originel
contenant en lui une violence telle qu’il faille la perpétuer en l’écartant de
soi sur le plan du symbole.
Dans la violence réciproque, c’est la perte des différences qui se fait
sentir, par une mimesis qui anime les personnes. C’est dans la violence
unanime, contenue dans une victime émissaire qui en est la dépositaire que la
communauté sort du cercle mimétique et de la déstructuration.
René Girard s’attache à étudier le mythe et la tragédie grecque
ensemble, en regard l’un de l’autre et non plus de manière séparée. Dans Œdipe
Roi de Sophocle, Œdipe est en quelque sorte la victime émissaire qui aimante
sur elle à la fois un aspect maléfique et bénéfique (maléfique de par le
parricide et l’inceste ; bénéfique de par sa mise à l’écart finale de la
ville de Thèbes). René Girard montre bien l’analogie qu’on peut y voir avec la
peste qui ravage la ville de Thèbes : Œdipe va attirer et canaliser sur
lui toute la violence contenue pour l’empêcher de se répandre au cœur de la
cité grecque.
Dans des monarchies africaines, le rite de l’inceste royal est
pratiqué. Le roi est chargé de porter sur lui toute la laideur et toute la
violence que la communauté souhaite exorciser. Un taureau et une vache,
substituts de la personne du roi, sont immolés à sa place.
Dans la tragédie grecque, selon René Girard, les personnages ne sont
pas différenciables, car leurs positions, leurs émotions sont interchangeables.
Quand l’un sera en colère, un autre sera conciliant et inversement. Chacun
d’eux a pour mission de focaliser sur lui à tour de rôle différents états.
René Girard évoque la figure du double monstrueux en s’attachant à la
tragédie Les Bacchantes d’Euripide. Dans cette pièce, Dionysos est l’une des
figures centrales, figure qui rassemble en elle trois aspects : dieu,
homme et taureau d’où l’idée du monstre.
Selon René Girard, le désir est mimétique : je ne désire la même
chose que mon rival que parce que celui-ci l’a désignée comme étant désirable.
De ce cas relève dans la tragédie grecque la notion des frères ennemis, la
rivalité mimétique. Les formes revêtues par cette notion sont le modèle et le
disciple. L’homme ne peut probablement se fonder que dans un rapport mimétique.
Les sociétés primitives qui, à nos yeux d’occidentaux « baignent
dans le sacré », font en réalité tout pour ne pas y entrer, c’est à dire
en appliquant les divers rites qui leur permettront de conjurer ce sacré, de le
tenir à l’écart en sa place assignée.
Les victimes émissaires sont avant tout des êtres duels,
indifférenciés, contenant en eux un côté bénéfique et maléfique, et c’est ce
qui leur permet d’être placé dans le giron du sacré.
Citations du livre :
« Derrière les apparences joyeuses et fraternelles de la fête
déritualisée, privée de toute référence à la victime émissaire et à l’unité
qu’elle refait, il n’y a plus d’autre modèle en vérité que la crise
sacrificielle et la violence réciproque. C’est bien pourquoi les vrais
artistes, de nos jours, pressentent la tragédie derrière l’insipidité de la
fête transformée en vacances à perpétuité, derrière les promesses platement
utopiques d’un « univers des loisirs ». Plus les vacances sont fades,
veules, vulgaires, plus on devine en elles l’épouvante et le monstre qui
affleurent. Le thème des vacances qui commencent à mal tourner, spontanément
redécouvert, mais déjà traité ailleurs sous des formes différentes, domine
l’œuvre cinématographique d’un Fellini.
La fête qui tourne mal n’est pas seulement un thème esthétique
décadent, riche en paradoxes séduisants, elle est l’horizon réel de toute
« décadence ». Pour s’en assurer, il suffit de constater ce qu’il
advient de la fête dans des sociétés sans doute malades, comme les Yanomamö,
chez qui sévit la guerre perpétuelle ou, pis encore, dans des cultures en
pleine décomposition violente comme les Kaingang. La fête a perdu tous ses
caractères rituels et elle tourne mal en ce sens qu’elle retourne à ses
origines violentes ; au lieu de tenir la violence en échec, elle amorce un
nouveau cycle de vengeance. Elle n’est plus un frein mais l’alliée des forces
maléfiques, par un processus d’inversion analogue à celui que nous avons
observé pour le sacrifice et dont il est clair que tous les rites peuvent faire
l’objet :
« On invitait les futures victimes à une fête, on les faisait
boire et ensuite on les massacrait. Les Kaingang associaient toujours l’idée de
fête aux querelles et aux meurtres ; ils savaient chaque fois qu’ils
risquaient leur vie mais ils ne refusaient jamais une invitation. Au cours
d’une fête qui rassemblait dans un but de réjouissances une grande partie de la
tribu, on aurait pu croire que les liens de parenté se seraient renouvelés et
renforcés, que les sentiments de bienveillance éprouvés par les hommes les uns
pour les autres se seraient développés dans l’atmosphère chaleureuse engendrée
par la réunion.
« C’est bien ainsi parfois que les choses se passaient, mais les
fêtes Kaingang étaient aussi fréquemment marquées par des querelles et des
violences que par des témoignages d’affection et de solidarité. Hommes et
femmes s’enivraient ; les hommes se vantaient de leurs prouesses
sanglantes auprès de leurs enfants. Ils se vantaient de leur waikayu
(hubris) ; ils circulaient d’un air arrogant, brandissant leurs lances et
leurs massues, et faisaient siffler l’air avec ces armes ; ils rappelaient
bruyamment leurs triomphes passés et annonçaient leurs meurtres à venir. Dans
l’excitation et l’ivresse grandissantes, ils se tournaient contre leurs voisins
et leur cherchaient querelle, soit parce qu’ils les soupçonnaient d’avoir
possédé leur femmes, soit au contraire parce qu’ils avaient possédé les leurs
et se croyaient l’objet de leur haine. »
Le folklore Kaingang abonde en histoires de fêtes qui se terminent en
massacres et l’expression « préparer de la bière pour quelqu’un » a
un sens assez sinistre pour se passer de commentaires. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 188-189)
« Le désir du parricide et de l’inceste ne peut pas être une idée
de l’enfant, c’est de toute évidence l’idée de l’adulte, l’idée du modèle. Dans
le mythe c’est l’idée que l’oracle souffle à Laïos, longtemps avant qu’Œdipe
soit capable de désirer quoi que ce soit. C’est aussi l’idée de Freud et elle
n’est pas moins fausse que dans le cas de Laïos. Le fils est toujours le
dernier à apprendre qu’il est en marche vers le parricide et l’inceste, mais
les adultes, ces bons apôtres, sont là pour le renseigner. » René Girard
(in La violence et le sacré, p. 257)
« La conception mimétique détache le désir de tout objet ; le
complexe d’Œdipe enracine le désir dans l’objet maternel ; la conception
mimétique élimine toute conscience et même tout désir réel du parricide et de
l’inceste ; la problématique freudienne est au contraire tout entière
fondée sur cette conscience.
Freud, de toute évidence, est bien décidé à se donner son
« complexe ». Quand il lui faut choisir entre les effets mimétiques
et un désir parricide et incestueux pleinement épanoui, il choisit résolument
ce dernier. Cela ne veut pas dire qu’il renonce à explorer les possibilités
prometteuses de la mimesis. Ce qu’il y a d’admirable chez Freud, c’est
précisément qu’il ne renonce jamais à rien. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 264)
« Dans les textes traités par nous, revient à plusieurs reprises
un terme fondamental de la problématique freudienne, ambivalence dont on peut
montrer qu’il traduit à la fois la présence de la configuration mimétique dans
la pensée freudienne et l’impuissance du penseur à articuler correctement les
rapports des trois éléments de la figure, le modèle, le disciple et l’objet que
forcément celui-ci et celui-là se disputent puisque l’un le désigne à l’autre
par son désir, puisqu’il est objet commun. Tout ce qui est commun, dans le
désir, on croit le savoir mais on ne le sait pas, signifie non l’harmonie mais
le conflit. » René Girard (in La
violence et le sacré, p. 266)
« Si le mouvement historique de la société moderne est la
dissolution des différences, il est très analogue à tout ce qu’on a nommé ici
crise sacrificielle. Et sous bien des rapports, en effet, moderne apparaît
comme synonyme de crise culturelle. Il faut noter, toutefois, que le monde
moderne réussit sans cesse à retrouver des paliers d’équilibre, précaires,
assurément, et à des niveaux d’indifférenciation relative qui s’accompagnent de
rivalités toujours plus intenses mais jamais suffisantes pour détruire ce même
monde […] Ce n’est pas la « loi », sous aucune forme concevable,
qu’on peut rendre responsable des tensions et aliénations auxquelles l’homme
est exposé, c’est l’absence toujours plus complète de toute loi. La
dénonciation perpétuelle de la loi relève d’un ressentiment typiquement
moderne, c’est-à-dire d’un ressac du désir qui se heurte non à la loi, comme il
le prétend, mais au modèle-obstacle dont le sujet ne veut pas reconnaître la
position dominante. Plus la mimesis devient frénétique et désespérée, dans le
tourbillon des modes successives, plus les hommes se refusent à reconnaître
qu’ils font du modèle un obstacle et l’obstacle un modèle. Le véritable
inconscient est là, et il est évident qu’il peut se moduler de bien des
manières.
Ce n’est pas Freud ici, qui peut servir de guide, ce n’est pas
Nietzsche non plus qui réserve le ressentiment aux « faibles », qui
s’efforce vainement d’instaurer une différence stable entre ce ressentiment et
un désir vraiment « spontané », une volonté de puissance qu’il
pourrait dire sienne, sans jamais percevoir dans son propre projet l’expression
suprême de tout ressentiment… mais c’est peut-être Kafka, un des rares à
reconnaître dans l’absence de loi la même chose que la loi devenue folle, le
vrai fardeau qui pèse sur les hommes. Une fois de plus, peut-être, le meilleur
guide est un de ces écrivains dont nos hommes de science dédaignent les
intuitions. Au père qui n’est plus qu’un rival écrasant, le fils demande le
texte de la loi, n’obtenant, en réponse, que des bredouillements.
Si, par rapport au primitif, le patriarcal doit déjà se définir comme
moindre structuration, la « civilisation occidentale », à en juger
par ce qui s’est passé depuis, pourrait bien être gouvernée, d’un bout à
l’autre de son histoire, par un principe de moindre structuration ou de
déstructuration, que l’on peut presque comparer à une espèce de vocation. Un
certain dynamisme entraîne l’Occident d’abord puis l’humanité entière vers un
état d’indifférenciation relative jamais connu auparavant, vers une étrange
sorte de non-culture ou d’anti-culture que nous nommons, précisément, le
moderne. » René Girard (in La
violence et le sacré, p. 276–277)
« Les interdits ont une fonction primordiale ; ils réservent
au cœur des communautés humaines une zone protégée, un minimum de non-violence
absolument indispensable aux fonctions essentielles, à la survie des enfants, à
leur éducation culturelle, à tout ce qui fait l’humanité de l’homme. S’il y a
des interdits capables de jouer ce rôle, on ne peut pas voir là un bienfait de
Dame Nature, cette providence de l’humanisme satisfait, dernière héritière des
théologies optimistes engendrées par la décomposition du christianisme
historique. Le mécanisme de la victime émissaire doit nous apparaître désormais
comme essentiellement responsable du fait qu’il existe une chose telle que
l’humanité. On sait, désormais, que dans la vie animale, la violence est
pourvue de freins individuels. Les animaux d’une même espèce ne luttent jamais
à mort ; le vainqueur épargne le vaincu. L’espèce humaine est privée de
cette protection. Au mécanisme biologique individuel se substitue le mécanisme
collectif et culturel de la victime émissaire. Il n’y a pas de société sans
religion parce que sans religion aucune société ne serait possible. […] Dans le
religieux, la pensée moderne choisit toujours les éléments les plus absurdes,
au moins en apparence, ceux qui semblent défier toute interprétation
rationnelle, elle s’arrange toujours, en somme, pour confirmer le bien-fondé de
sa décision fondamentale au sujet du religieux, à savoir qu’il n’a aucun
rapport d’aucune sorte avec aucune réalité.
Cette méconnaissance ne va plus durer longtemps. Déjà découverte puis
aussitôt oubliée par Freud, la vraie fonction des interdits est formulée à
nouveau et de façon très explicite dans L’Erotisme de Georges Bataille. Il
arrive à Bataille, certes, de parler de la violence comme si elle n’était que
le piment ultime, seul capable de réveiller les sens blasés de la modernité. Il
arrive aussi que cette œuvre bascule au-delà de l’esthétisme décadent dont elle
est une expression extrême :
L’interdit élimine la violence
et nos mouvements de violence (entre lesquels ceux qui répondent à l’impulsion
sexuelle) détruisent en nous la calme ordonnance sans laquelle la conscience
humaine est inconcevable.
(in L’Érotisme de Georges
Bataille) » René Girard (in La
violence et le sacré, p. 323-325)
« Le fait que le processus fondateur joue dans la vie primitive un
rôle de premier plan, alors qu’il s’est effacé en apparence de la nôtre, change
énormément de choses dans notre vie et dans notre connaissance, mais absolument
rien à la méconnaissance fondamentale qui continue à nous gouverner et à nous
protéger de notre propre violence, et du savoir de cette violence. C’est le
primitif perpétué qui nous fait qualifier de phantasmes tout ce qui pourrait
nous éclairer si nous le regardions d’un peu près ; c’est le primitif
perpétué qui nous interdit de reconnaître que le faux, même sur le plan
religieux, est tout autre chose qu’une erreur grossière, et c’est lui qui
empêche les hommes de s’entre-détruire.
Les hommes sont plus tributaires encore de la victime émissaire que
nous ne l’avons supposé jusqu’ici ; ils lui doivent l’impulsion qui les
entraîne à la conquête du réel et l’instrument de toutes leurs victoires
intellectuelles après leur avoir fourni la protection indispensable sur le plan
de la violence. Les mythes de la pensée symbolique rappellent le cocon tissé
par la larve ; sans cet abri elle ne pourrait pas effectuer sa croissance. »
René Girard (in La violence et le sacré,
p. 348)
« Comme toujours quand elle avance, la pensée est aujourd’hui
malade ; elle présente des signes pathologiques incontestables, dans les
lieux fort rares où elle demeure vivante. La pensée est prise dans un cercle, le
cercle même que décrivait déjà Euripide dans son œuvre tragique. La pensée se
voudrait hors du cercle alors qu’en réalité elle s’y enfonce de plus en plus. À
mesure que le rayon diminue la pensée circule toujours plus vite dans un cercle
toujours plus réduit, le cercle même de l’obsession. Mais il n’y a pas
d’obsession qui soit pure et simple comme se l’imagine l’anti-intellectualisme
timoré qui s’étend à perte de vue. Ce n’est pas en sortant du cercle que la
pensée lui échappera, c’est en arrivant au centre, si elle le peut, sans tomber
dans la folie.
Pour l’instant, la pensée affirme qu’il n’y a pas de centre et elle
cherche à sortir du cercle pour le maîtriser du dehors. C’est bien là
l’entreprise de l’avant-garde qui veut toujours purifier sa pensée pour
échapper au cercle du mythe, et elle se rendrait totalement inhumaine si elle
le pouvait. Comme le doute l’étreint, elle cherche toujours à renforcer le
« coefficient de scientificité » ; pour ne pas voir que les
bases vacillent, elle se hérisse de théorèmes bien rébarbatifs ; elle
multiplie les signes incompréhensibles ; elle élimine tout ce qui
ressemble encore à une hypothèse intelligible. Elle chasse impitoyablement des
augustes parvis le dernier honnête homme découragé. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 356)
« De nos jours, le déchaînement dionysiaque n’est qu’un académisme
de plus ; les provocations les plus audacieuses, les scandales les plus
« effroyables » n’ont plus le moindre pouvoir, ni dans un sens ni
dans l’autre. Cela ne veut pas dire que la violence ne nous menace pas, bien au
contraire. Une fois de plus, le système sacrificiel est à bout d’usure ;
c’est pourquoi il devient possible de le révéler. » René Girard (in La violence et le sacré, p. 441)
« Durkheim affirme que la société est une et que son unité est
d’abord religieuse. Il ne faut voir là ni un truisme ni une pétition de
principe. Il ne s’agit ni de dissoudre le religieux dans le social ni de diluer
le social dans le religieux. Durkheim a pressenti que les hommes sont
redevables de ce qu’ils sont, sur le plan de la culture, à un principe
éducateur situé dans le religieux. Même les catégories de l’espace et du temps,
affirme-t-il, proviennent du religieux. Durkheim ne sait pas à quel point il a
raison car il ne voit pas quel obstacle formidable la violence oppose à la
formation des sociétés humaines. Et pourtant il tient de cet obstacle invisible
un compte plus exact sur certains points que ne le fait un Hegel dont on
pourrait croire, mais à tort, que c’est à lui que cet obstacle n’a pas échappé.
Le religieux est d’abord la levée de l’obstacle formidable qu’oppose la
violence à la création de toute société humaine. La société humaine ne commence
pas avec la peur de l’ « esclave » devant son
« maître » mais avec le religieux, comme l’a vu Durkheim. Pour
achever l’intuition de Durkheim il faut comprendre que le religieux ne fait
qu’un avec la victime émissaire, celle qui fonde l’unité du groupe à la fois
contre et autour d’elle. Seule la victime émissaire peut procurer aux hommes
cette unité différenciée, là où elle est la fois indispensable et humainement
impossible, au sein d’une violence réciproque qu’aucun rapport de maîtrise
stable ni aucune réconciliation véritable ne peut conclure. » René Girard
(in La violence et le sacré, p.
459-460)
À propos du livre Les origines de
la culture :
René Girard explique dans un long entretien intitulé Les origines de la culture, sa
préférence pour le christianisme, car à ses yeux cette religion est pleinement
consciente de la rivalité mimétique présente pour chaque individu et qui
engendre la crise sacrificielle et la désignation du bouc émissaire. C’est
grâce au christianisme que le bouc émissaire devient innocent, ce qu’il n’était
pas dans le religieux archaïque car les hommes croyaient en la culpabilité de
la victime désignée par eux. C’est en suivant la doctrine de Jésus que nous
pouvons peut-être tenter de nous dégager de la rivalité mimétique en essayant
de ne plus désirer le même objet qu’autrui ou ce qui lui appartient ainsi qu’en
apprenant le pardon. Peut-être pouvons-nous atteindre ici à une liberté bien
plus grande que celle que nous pensions avoir.
« En repérant le mensonge qui structure la polarisation de la
foule contre Jésus, les Evangiles nous fournissent une clef qui ouvre
d’innombrables serrures et transforme radicalement la culture, non seulement de
l’Occident, mais du monde entier.
Tant que le monde occidental était chrétien, il donnait au mot mythe,
spontanément, le sens de mensonge. Il ne pouvait pas dire pourquoi, mais il y
avait en lui un instinct de vérité que nous avons perdu. Il importe d’en
retrouver le goût.
Les Evangiles tiennent pour fausse la croyance des lyncheurs qui sont
assurément coupables, mais pardonnables, car leur illusion est involontaire.
C’est ce que dit le Christ de ses persécuteurs : « Seigneur,
pardonne-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. » Et c’est aussi
ce que dit Pierre dans les Actes des Apôtres. Vous et vos chefs, vous êtes
moins coupables que vous ne l’imaginez.
On se trompe complètement quand on s’efforce de rendre les textes
chrétiens et le premier christianisme responsables de l’acharnement, des
siècles plus tard, des païens mal christianisés contre les Juifs, perçus comme
seuls responsables de la Passion du Christ.
Tous les hommes sont également responsables de la Passion du Christ
car, en elle, se résume la vérité de toute l’humanité, enracinée dans des
cultures forcément tributaires, elles aussi, de quelque violence collective à
laquelle, pour le meilleur et pour le pire, ces hommes sont redevables de leur
humanité.
Avant les Evangiles, personne ne savait que les lyncheurs mythiques
choisissent leurs victimes au hasard. Aujourd’hui tout le monde le sait, mais
sans se douter que c’est au biblique et à l’évangélique que notre monde est
redevable de ce savoir.
Si on ne parle pas de science, pour le savoir dont je parle en ce
moment, ce n’est pas parce que la certitude est insuffisante, c’est au
contraire parce qu’elle est trop forte. Ce genre de savoir est si puissant que
les logiciens le baptisent common
knowledge et on ne le tient plus pour scientifique. Il est si bien établi
qu’une humanité étrangère à lui est devenue en quelque sorte inimaginable. Cela
n’empêche pas ledit savoir de rester aussi scientifique que jamais. Qui peut le
plus peut le moins. » René Girard (in Les
origines de la culture, p. 277-278)
© Thibault Marconnet
2009/2010
René Girard |
Un thème qui me passionne. Et que dire de la loi symbolique et la loi implicite ? Quelles valeurs ont-elles dans nos sociétés actuelles ?
RépondreSupprimerEt je partage ce vif intérêt, El Norton. Je crois que les lois symboliques et implicites ont pris pas mal de plomb dans l'aile suite à la mondialisation...
RépondreSupprimerIl a écrit quelque chose l'entraîneur de foot? Nooooooon je déconne!
RépondreSupprimerPlus sérieusement, ce thème m'intéresse...j'y reviendrai
RépondreSupprimerSalut Joe,
SupprimerTout d'abord, merci pour ton commentaire ! Ce thème est fort riche et la manière dont René Girard l'aborde est certes parfois compliquée mais si enrichissante qu'il serait dommage d'en faire l'économie.
Au plaisir !
Girard est passionnant.
RépondreSupprimer