lundi 30 novembre 2015

Le Vide repeuplé

Thibault Marconnet, Soleil de nuit I, 26 novembre 2015


Chair et Sang
valsent dans mon être.
Dans la nuit permanente
où s’englue notre conscience,
celui qui bavait dans le ventre du Monde
s’est étouffé dans ses langes.

L’homme qui parlait en moi
de la rosée fragile
qui se tient suspendue
aux paupières :
celui-là n’est plus.
Il faudra m’exister à nouveau
et me rompre dans une eau de lune.

Dans les épines de la peau
s’envolent les glaires magnétiques
et que respirent les yeux perdus
sur l’oreiller de la folie
qu’une lèvre inquiète
retrousse.

J’ai longtemps prêché dans le Vide
et me trompais de destination.
Ma parole naît dès lors
dans le sein de mon Vide :
terre d’orages aux fibres de cendres
parcourue de longs tremblements carnassiers
que la plume d’un œil soulève.


© Thibault Marconnet

2007


Thibault Marconnet, Soleil de nuit II, 26 novembre 2015

Armand Robin : Sous la lune d'été



Sous la lune d’été
J’ai rêvé de nuits plus claires.
J’aime la vie des hommes comme la vie des doux insectes
Qui ne naissent que pour un seul jour
Et laissent un nom qui tremble.

Proie pour la poésie,
Chaque homme vit des instants d’élite
Et j’ai pour tous admiration, pitié !

Il faut comprendre
Le monde d’émotions
Qu’un seul instant de nous enferme.
Le moins de mots possible et le silence !


© Armand Robin

(in Le cycle du pays natal, p. 46)


Vincent van Gogh, Promenade sous la lune au milieu des oliviers, 1890

Victor Segalen : Hommage à la Raison



J’enviais la Raison des hommes, qu’ils proclament peu faillible, et pour en mesurer le bout, j’ai proposé : Le Dragon a tous les pouvoirs ; en même temps il est long et court, deux et un, absent et ici, – et j’attendais un grand rire parmi les hommes, – mais,

Ils ont cru.

J’ai proclamé ensuite par Édit : que le Ciel inconnaissable avait crevé jadis comme une fleur étoilée, lançant au fond du Grand Vide ses pollens d’étés, de lunes, de soleils et de moments,

Ils ont fait un calendrier.

J’ai décidé que tous les hommes sont d’un prix équivalent et d’une ardeur égale, – inestimables, – et qu’il vaut mieux tuer le meilleur de ses chameaux  de bât que le chamelier boiteux qui se traîne. J’espérais un dénégateur, – mais,

Ils ont dit oui.

J’ai fait alors afficher par tout l’Empire que celui-ci n’existait plus, et que le peuple, désormais Souverain, avait à se paître lui-même, les marques de gloire, abolies, reprenant au chiffre un :

Ils sont repartis de zéro.

°

Alors, rendant grâces à leur confiance, et service à leur crédulité, j’ai promulgué : Honorez les hommes dans l’homme et le reste en sa diversité.

Et c’est alors qu’ils m’ont qualifié de rêveur, de traître, de régent dépossédé par le Ciel de sa vertu et de son trône.


Victor Segalen

(in Stèles, p. 51-52)


Victor Segalen

vendredi 20 novembre 2015

Lettre à Rūmī

Djalāl ad-Dīn Muhammad Rūmī




« Élève tes mots, pas le son de ta voix. C’est la pluie qui fait pousser les fleurs et non le tonnerre. »
Djalāl ad-Dīn Muhammad Rūmī

           
                        Cher Rūmī,

Peut-être es-tu auprès de tes frères derviches à tournoyer dans la nuit du vin et le feu de la danse pour célébrer la musique des planètes et la ronde des atomes. Quoi qu’il en soit, je t’espère en paix. Ici, les ennemis de l’Homme continuent de tuer et d’éclabousser le soleil de sang. Apôtres de la destruction, leur seul véritable cri de ralliement est : « Vive la mort ! » Ils ne savent même pas qui tu es, quels furent ta sagesse et ton amour, toi le maître soufi, l’homme de paix, le poète du cosmos et le chantre du divin en l’Homme. Que tu sois du XIIIe siècle importe peu : un vivant tel que toi ne meurt pas. Je ne sais où cette lettre te parviendra, sur quelle route poussiéreuse et sous quelle lune, mais je fais confiance aux étoiles d’où nous provenons tous : elles sauront l’acheminer jusqu’à toi.
Un écrivain grec du XXe siècle et que tu ne connais peut-être pas, Níkos Kazantzákis, a écrit quelque part : « Nous humanisons Dieu au lieu de déifier l’Homme. » Voilà qui devrait trouver résonance en toi. À l’heure où je t’écris, beaucoup de peuples vivent dans la peur, la douleur et la peine car les assassins sans foi rôdent et sèment la mort partout où ils le peuvent. Tu dois certainement avoir le cœur déchiré face à une telle ignominie. Le mystique Hallâj, que tu admirais, avait déjà été condamné à mort en son temps parce qu’il avait proclamé en place publique : « Je suis la Vérité (Dieu) ! » Superbe intuition de poète, qui a su relier le Ciel à la Terre dans la compréhension que le créateur et la créature ne font qu’un ! Et la poésie, fille sauvage et libre qui se rit de tous les dogmes religieux, sera toujours une insulte pour ceux qui aiment détruire. Car elle est, au sens le plus ancien, l’acte de créer par excellence.
Vénérable Rūmī, si je m’adresse à toi c’est pour te remercier de tous ces fruits de beauté, toutes ces semailles de lumière que tu as prodigués à tes frères et sœurs en humanité. Pour ma part, je ne suis pas croyant mais je suis pour la liberté de chacun à vivre pleinement sa foi. Et je suis fatigué, assommé par les adversaires de l’humanité qui prennent plaisir dans le meurtre de leurs semblables. Pour parler vrai je me moque bien qu’il y ait ou non des dieux, car ce que je sens au plus profond de ma chair c’est que l’Homme doit retrouver, ici et maintenant, sa place au centre du Soleil.
La paix soit sur toi, cher prince des poètes et digne fils des étoiles.
Puisse-t-elle également régner un jour en nos cœurs meurtris.
Fraternellement, je te salue.

Thibault


© Thibault Marconnet

le 20 novembre 2015


« Le Cantique des oiseaux » d’Attar – « Sceau salomonique », vers 1645

lundi 16 novembre 2015

Extraits du “Récital” de Mahmoud Darwich (Théâtre de l'Odéon - 2007)



Le 07 octobre 2007, le poète palestinien Mahmoud Darwich (en arabe : محمود درويش) faisait une lecture de quelques-uns de ses poèmes les plus récents au Théâtre de l'Odéon (Odéon - Théâtre de l'Europe). France Culture avait enregistré ce récital et fait paraître un CD. Traduction de l'arabe vers le français : Elias Sanbar. Lecture de la traduction française : Didier Sandre. 




Rien que la lumière

Rien que la lumière.
Je n’ai arrêté mon cheval
que pour cueillir une rose rouge
dans le jardin d’une Cananéenne
qui a séduit mon cheval
et s’est retranchée dans la lumière :
“N’entre pas, ne sors pas…”
Je ne suis pas entré et je ne suis pas sorti.
Elle a dit : Me vois-tu ?
J’ai murmuré : Il me manque, pour le savoir, 
l’écart 
entre le voyageur et le chemin,
le chanteur et les chants…
Telle une lettre de l’alphabet,
Jéricho s’est assise dans son nom
et j’ai trébuché dans le mien
à la croisée des sens…
Je suis ce que je serai demain.
Je n’ai arrêté mon cheval
que pour cueillir une rose rouge
dans le jardin d’une Cananéenne 
qui a séduit mon cheval
et je suis reparti en quête de mon lieu,
plus haut et plus loin,
encore plus haut, encore plus loin
que mon temps…

*



Pour décrire les fleurs d'amandier

Pour décrire les fleurs d'amandier, l'encyclopédie 
des fleurs et le dictionnaire
ne me sont d'aucune aide...
Les mots m'emporteront
vers les ficelles de la rhétorique
et la rhétorique blesse le sens
puis flatte sa blessure,
comme le mâle dictant à la femelle ses sentiments.
Comment les fleurs d'amandier 
resplendiraient-elles
dans ma langue, moi l'écho ?
Transparentes comme un rire aquatique,
elles perlent de la pudeur de la rosée
sur les branches...
Légères, telle une phrase blanche mélodieuse...
Fragiles, telle une pensée fugace
ouverte sur nos doigts
et que nous consignons pour rien...
Denses, tel un vers
que les lettres ne peuvent transcrire.
Pour décrire les fleurs d'amandier,
j'ai besoin de visites
à l'inconscient qui me guident aux noms
d'un sentiment suspendu aux arbres.
Comment s'appellent-elles ?
Quel est le nom de cette chose
dans la poétique du rien ?
Pour ressentir la légèreté des mots,
j'ai besoin de traverser la pesanteur et les mots
lorsqu'ils deviennent ombre murmurante,
que je deviens eux et que, transparents blancs,
ils deviennent moi.
Ni patrie ni exil que les mots,
mais la passion du blanc
pour la description des fleurs d'amandier.
Ni neige ni coton. Qui sont-elles donc
dans leur dédain des choses et des noms ?
Si quelqu'un parvenait
à une brève description des fleurs d'amandier,
la brume se rétracterait des collines
et un peuple dirait à l'unisson :
Les voici,
les paroles de notre hymne national !

*



 Il est paisible, moi aussi

Il est paisible, moi aussi.
Il sirote un thé citron
je bois un café,
c'est ce qui nous distingue.
Comme moi, il est vêtu d'une chemise rayée
trop grande.
Comme lui, je parcours les journaux du soir.
Il ne me surprend pas quand je l'observe de biais.
Je ne le surprends pas quand il m'observe de biais.
Il est paisible, moi aussi.
Il parle au serveur.
Je parle au serveur...
Un chat noir passe entre nous.
Je caresse la fourrure de sa nuit,
il caresse la fourrure de sa nuit...
Je ne lui dis pas : Le ciel est limpide aujourd'hui,
plus bleu.
Il ne me dit pas : Le ciel est limpide aujourd'hui.
Il est vu et il voit.
Je suis vu et je vois.
Je déplace la jambe gauche,
il déplace la droite.
Je fredonne une chanson,
il fredonne un air proche.
Je me dis :
Est-il le miroir dans lequel je me vois ?

Puis je cherche son regard,
mais il n'est plus là...
Je quitte précipitamment le café,
et je me dis : C'est peut-être un assassin
ou peut-être un passant qui m'a pris
pour un assassin.

Il a peur, moi aussi.

*



Le cyprès s'est brisé

« Le cyprès n'est pas l'arbre mais le chagrin de l'arbre ; il n'a pas d'ombre car il n'est que l'ombre de l'arbre. »
BASSÂM HAJJÂR

Le cyprès s'est brisé comme un minaret
et il s'est endormi
en chemin sur l'ascèse de son ombre,
vert, sombre,
pareil à lui-même. Tout le monde est sauf.
Les voitures
sont passées, rapides, sur ses branches.
La poussière a recouvert
les vitres... Le cyprès s'est brisé mais
la colombe n'a pas quitté son nid déclaré
dans la maison voisine.
Deux oiseaux migrateurs ont survolé
ses environs et échangé quelques symboles.
Une femme a dit à sa voisine :
Dis, as-tu vu passer une tempête ?
Elle répondit : Non, ni un bulldozer...
Le cyprès
s'est brisé. Les passants sur ses débris ont dit :
Il en a eu assez d'être négligé,
il a sans doute vieilli
car il est grand
comme une girafe,
aussi vide de sens qu'un balai
et il n'ombrage pas les amoureux.
Un enfant a dit : Je le dessinais parfaitement,
sa silhouette est facile. Une fillette a dit :
Le ciel est incomplet
aujourd'hui que le cyprès s'est brisé.
Un jeune homme a dit :
Le ciel est complet
aujourd'hui que le cyprès s'est brisé.
Et moi, je me suis dit :
Nul mystère,
le cyprès s'est brisé, un point c'est tout.
Le cyprès s'est brisé !

*



Ils ne se retournent pas

Ils ne se retournent pas pour dire adieu à l'exil,
un autre les attend. Ils se sont habitués
à tourner en rond,
sans devant, sans arrière,
sans nord ou sud. “Ils migrent”
de la clôture vers le jardin et laissent un testament
dans chaque mètre du patio de la maison :
“Après nous, ne vous souvenez
que de la vie...”
“Ils voyagent” du matin verdoyant
à la poussière du midi,
portant leurs cercueils emplis
des objets de l'absence :
une carte d'identité et une lettre d'amour
pour une femme à l'adresse inconnue :
“Après nous, ne te souviens
que de la vie...”
“Ils migrent” des maisons vers les rues,
faisant le V blessé de la victoire en disant
à quiconque les voit :
“Nous vivons encore,
ne vous souvenez pas de nous !”
Ils sortent du récit pour respirer et s'ensoleiller.
Ils rêvent de voler plus haut...
et encore plus haut.
Ils s'élèvent et se posent, partent et reviennent,
sautent des céramiques anciennes
vers les étoiles
et reviennent dans le récit...
Pas de fin au commencement.
Ils fuient la somnolence
vers l'ange du sommeil, 
blanc. Leurs yeux ont rougi
d'avoir tant contemplé
le sang répandu :
“Après nous,
ne vous souvenez
que de la vie...”

Source : France Culture

Thibault Marconnet
le 16 novembre 2015

samedi 14 novembre 2015

Cassandre assassinée



Massoud, l'Afghan est un poignant documentaire signé par Christophe de Ponfilly et sorti en 1998. Les films rassemblés dans ce coffret 2 DVD paru aux éditions Montparnasse, témoignent tous de l'indéfectible amitié du réalisateur à l'égard de Massoud et du peuple afghan. Malgré toutes les tentatives de Christophe de Ponfilly pour alerter l'Occident quant au rôle capital de Massoud sur le plan mondial, Cassandre n'a pas été écoutée une fois de plus. Massoud luttait pour la liberté de son peuple, pour un islam de paix, pour favoriser l'éducation, le vote des femmes, etc. Depuis la mort de ce dernier, le fanatisme n'a cessé de croître et de développer ses métastases cancéreuses un peu partout sur la surface du globe. En homme lucide, Massoud avait bien compris qu'avec la mondialisation, c'est le monde entier qui aurait à subir l'attaque de fous furieux dont le seul but est de détruire toute dignité humaine. L'Occident est resté sourd à cet appel et il en paye aujourd'hui le prix. 





Christophe de Ponfilly s'est donné la mort en 2006 mais ses films demeurent un témoignage essentiel sur le merveilleux peuple afghan, insoumis et rieur même dans les moments les plus durs. Que Massoud et Christophe de Ponfilly reposent en paix : ils l'ont bien mérité après s'être tant battus, l'un par les armes, l'autre à l'aide de sa caméra. Voilà des hommes qui méritent tout notre respect. 


© Thibault Marconnet

le 13 novembre 2015

No One Is Innocent - Massoud





Ahmad Shah Massoud (1953-2001)
Christophe de Ponfilly (1951-2006)

Les mots

Thibault Marconnet, Déchirure des mots, avril 2010

Depuis des milliers d’années les mots doux sont en guerre avec les gros mots. Et, comme les mots doux ont un caractère résolument pacifiste, ils lancent des fleurs qui sont souvent piétinées par les lourds sabots des gros mots. Les mots lourds, austères et rigides, essayent tant bien que mal de faire respecter un minimum d’ordre au sein de ces conflits qui font couler beaucoup d’encre.
Sur le fil d’une plume les mots légers, quant à eux, s’épanouissent au soleil et fraternisent bien souvent avec les mots doux que les bouches des amants s’échangent entre deux étreintes, entre deux baisers. Les mots légers sont habillés d’un fin manteau de soie bleue et dorée. Les mots doux, d’un léger voile. De leur côté, les gros mots sont toujours nus et sales : ils aiment à se rouler dans la crasse et la boue, laquelle éclabousse bien souvent ceux qui les reçoivent. D’ailleurs, les gros mots s’introduisent chez les gens sans aucune délicatesse et plus ils font mal, mieux ils se portent.
Les mots lourds sont vêtus avec la pompe et le sérieux des habits de magistrats. Les mots graves, plus anciens, ont pour but de les seconder dans leur tâche afin que la loi de la jungle soit contrecarrée le plus possible. Ce qui est loin d’être aisé avec la brutalité et le sans-gêne dont font preuve les gros mots. 
Dans ces différentes communautés, il ne faudrait pas confondre les mots crus avec les gros mots car leurs intentions ne sont pas les mêmes. Les mots crus vivent également nus mais tiennent à garder une certaine élégance et ne sont pas là pour salir. Il arrive même qu’ils accompagnent les mots doux pour mettre un peu de piment au corps à corps torride et épicé des amants. Tout est question de dosage et d’accord entre les individus. Pour ce qui est des mots légers, ils flottent dans l’air avec l’ivresse des bulles de champagne et sont un réconfort pour les affligés. 
Il y a aussi les mots dits et les mots tus. Et les mots tus, comme leur nom l’indique, tuent bien souvent à force de n’être pas dits. Et puis, dans cette farandole bigarrée, on trouve également les mots faux et les mots vrais. Ils ne sont pas toujours faciles à distinguer les uns des autres. Les mots faux vivent sur des langues de bois tandis que les mots vrais ont leur place dans le cœur. 
Au sein de cette foule de mots divers, il est parfois difficile de choisir lesquels prononcer et, comme pour l’intention, c’est surtout le ton qui compte, la façon de les dire et la situation présente dans laquelle ils sont formulés.
Dans ce monde de brutes, les mots doux ont la vertu de faire du bien à l’âme. Alors, faisons en sorte de les offrir plus souvent à ceux que nous aimons. Le mot de la fin viendra bien assez tôt.


© Thibault Marconnet

le 13 novembre 2015

Thibault Marconnet, Déchirure des mots II, avril 2010

Voir le visage des femmes baigné de larmes...



Depuis Gengis Khan, le cœur de l’homme n’a pas changé, sa soif de massacre et de sang non plus. Seules la tactique et les armes diffèrent. Dans son admirable livre La poussière du monde, Jacques Lacarrière nous raconte l’histoire du derviche et poète turc soufi Yunus Emré, homme de foi qui, dans sa quête spirituelle et son aventure humaine, parcourait les steppes d’Anatolie de monastères en caravansérails à l’époque (XIIIe siècle) où les terribles hordes du Grand Khan massacraient sans vergogne les peuples qu’elles asservissaient, coupant des têtes à tour de bras. Comme l’auteur de L’Été grec nous le rappelle grâce à un témoignage de Gengis Khan “saisi à la source des lèvres et du cœur”, le véritable but des conquérants, leur seul appétit n’est au fond que de “voir le visage des femmes baigné de larmes”. De nos jours, les semeurs de discorde et de terreur n’ont pas d’autre visée. Ils tuent et sèment la mort pour leur seul bon plaisir. Nul Dieu dans cette affaire, nulle religion. « Viva la muerte ! » comme le hurlaient déjà en leur temps les membres de la Phalange espagnole. « Vive la mort ! » : c’est bien le seul cri de ralliement de ceux qui aiment faire couler le sang, hier comme aujourd’hui.

« […] Gengis Khan savait pourquoi il entreprenait ces folles équipées qui lui valurent de constituer de son vivant, lui, le nomade, fils de nomade, le plus grand empire existant, non pour la seule gloire, les butins, les pillages et tout l’or du monde mais pour une raison plus profonde, qu’aucun conquérant avant lui ni même après lui n’osa jamais avouer, une raison inavouable en effet, révélée par un dialogue qu’il eut un jour avec Bo’ortchu, le plus vieux compagnon de son enfance nomade, à qui il avait demandé : “Quel est à ton avis le plus grand plaisir que puisse éprouver un homme ?” À quoi Bo’ortchu répondit : “C’est d’aller à la chasse un jour de printemps, monté sur un beau cheval, tenant au poing un épervier et un faucon et de les voir s’abattre sur la proie. – Non, dit Gengis Khan, pour moi la plus grande jouissance, c’est de vaincre ses ennemis, de les chasser devant soi, de leur ravir ce qu’ils possèdent, de voir les femmes qui leur sont chères le visage baigné de larmes, de monter leurs chevaux, de presser dans ses bras leurs filles et leurs épouses.” Voir le visage des femmes baigné de larmes ! Voici enfin l’aveu d’un conquérant, saisi à la source des lèvres et du cœur, un aveu dont aucun historien, spécialiste ou savant ne tiendra jamais compte car il est si étranger à tout ce qu’on pense être la cause des batailles et les buts des conquérants qu’il paraît incongru et même tout à fait incroyable. »

Jacques Lacarrière (in La poussière du monde, p. 68)


Aux pages 72 et 73 du même ouvrage, un merveilleux poème de Yunus Emré, traduit par Guzine Dino. La poésie, source de création originelle, est peut-être la seule arme spirituelle à opposer à tous les semeurs de mort.

« Nous avons plongé dans l’Essence
            et fait le tour du corps humain
Trouvé le cours de l’univers
            tout entier dans le corps humain

Et tous ces cieux qui tourbillonnent
            et tous ces lieux sous cette terre
Les soixante-dix mille voiles
            dans le corps humain découverts

Les sept ciels, les monts et les mers
            et les sept niveaux telluriques
L’envol ou la chute aux enfers
            tout cela dans le corps humain

Et la nuit ainsi que le jour
            et les sept étoiles du ciel
Les tables de l’initiation
            sont aussi dans le corps humain

Et le Sinaï de Moïse
            et la pierre et la Kaaba
L’Archange sonnant la trompette
            sont aussi dans le corps humain

Ce que dit Yunus est exact
            et confirmés furent ses dires
Là où va ton désir est Dieu :
            tout entier dans le corps humain. »

Et cet autre passage merveilleux à la page 79 et 80 : 


« Sablier liquide, clepsydres des pensées et des prières, l’eau du bassin qu’Haci Bektas avait fait creuser à proximité du mûrier s’écoulait comme une source discrète récitant le bréviaire des heures. À l’ombre de cet arbre, Yunus aime écouter ces bruits qui sans cesse recommencent et sans cesse se renouvellent selon une progression savante : écoulement, ruissellement, roucoulement. Il éprouve le sentiment d’être en un lieu paradisiaque mais qui serait ici l’œuvre de l’homme. Et il pense aussitôt, avec appréhension, que le sens et l’essence du paradis ne consistent pas à y demeurer ni à s’y endormir en une trompeuse félicité mais à savoir le quitter avant qu’on vous en chasse ! Ne pas recommencer la Chute, en quelque sorte ! Car le vrai paradis n’est ni derrière nous (comme voudraient nous le faire croire les traditions ésotériques et la plupart des religions) ni devant nous (comme voudraient aussi nous le faire croire les utopies de tous les siècles, marxistes ou non). Le paradis est en nous seuls et à l’inverse de l’autre, celui de tous les catéchismes, il s’agit justement non d’en sortir mais d’y entrer. L’enfer aussi est en nous-mêmes. De toute évidence, le Grand Horticulteur a mêlé en nos cœurs, quand il conçut ses fleurs édéniques, la rose et l’aconit, le jasmin et la belladone. »


© Thibault Marconnet
le 14 novembre 2015

Odilon Redon, Pégase et l'hydre, 1907