En
ces temps misérables où l’intégrisme nie l’intégrité de chacun, il ne faudrait
pas oublier que la parole engage le corps et la vie mêmes ; or, quelques dangereux intégristes agités du bocal, par leurs paroles de destruction n’engagent que
mort et néant : en ce sens, ils sont bien les apôtres de la négation.
Quand on massacre au nom d’une force d’Amour, on en souille le message en se
souillant soi-même irrémédiablement.
L’œuvre
poétique d’Omar Khayam, enivrante et ironique, est plus que jamais salutaire en
ces temps où l’homme n’en finit pas d’être un loup féroce à l’égard de son semblable :
c’est une ode tout entière qui célèbre la vie.
Né
au XIIe siècle à Nichapur en Perse et reconnu surtout pour ses travaux de
mathématicien, de philosophe et d’astronome, c’est dans le secret que le poète
persan chantre du vin écrivit ses Rubayat car, bien
tôt, il avait compris qu’en terre hostile à la liberté de l’esprit il faut
toujours s’avancer masqué ; et garder sa parole la plus intime par-devers
soi. Les Rubayat d’Omar Khayam ont le
don de revivifier l’âme et le corps dans un même élan par leur sagesse, leur
bon sens, leur sauvagerie dionysiaque et leur irrévérence. La traduction du
poète Armand Robin est d’une vigueur exemplaire.
Dans
le très beau livre Samarcande (que je
recommande chaleureusement à tous ceux qui aiment l’œuvre d’Omar Khayam), le romancier
libanais Amin Maalouf nous narre avec passion les quelques éléments connus de l’histoire
tumultueuse de ce prince des poètes dont la parole demeure toujours essentielle.
À
présent, quoi de mieux pour vous donner le “vin” à la bouche, que de verser dans
la coupe de vos lèvres, tel un échanson fidèle, quelques “quatrains” du grand
poète de Nichapur (en persan, le mot “rubayat” signifie “quatrains”).
© Thibault Marconnet
« Dieu, tu m’as
cassé mon pot de vin !
Tu m’as ainsi fermé la
porte du plaisir.
C’est moi qui bois,
Seigneur, et c’est toi qui es ivre !
Ma terre sur ta
bouche ! Es-tu ivre, Dieu ? »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 11, traduction : Armand
Robin)
« Tant et tant
j’en aurai bu, du vin ! que ce parfum de vin
Sortira de la terre
quand je serai sous la terre
Qu’en passant sur ma
tombe l’ivrogne à jeun
Tombera frappé de mort
par le parfum de mon vin ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 13, traduction : Armand
Robin)
« Ils disent
tous : “Il y aurait, il y a même un enfer !”
Blablabla ! le
cœur ne doit pas s’émouvoir !
Si tous ceux qui font
l’amour et qui boivent sont de l’enfer,
Demain le Paradis,
comme le creux de ma main, est désert. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 14, traduction : Armand
Robin)
« Dans la mosquée
si, maintien dévot, je viens,
En vérité ce n’est pas
pour prier que je viens :
Un jour j’y ai volé un
tapis de prière ;
Ce tapis devenant
vieux, pour un autre je viens. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 15, traduction : Armand
Robin)
« Prends
peur ! ton âme de toi va se débarrasser !
Dans les mystérieuses
terres de Dieu tu vas entrer !
Bois du vin ! tu
ne sais pas d’où tu es venu !
Vis la vie !
sais-tu, vers où t’en iras-tu ? »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 16, traduction : Armand
Robin)
Edmond Dulac, Human or Divine, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam |
« Ils disent
tous : après la mort il y aura des jolies pour le désir !
Il y aura là-bas du
lait, du miel, du sincère vin, pour le désir !
Hé bé ! c’est que
donc le vin et les jolies, c’est permis ici
Puisque là-bas il y en
a, il n’y a même que cela, pour le désir ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 18, traduction : Armand
Robin)
« Semblable à
l’eau du fleuve, au vent du désert,
Une journée encore a
quitté mes jours ;
Dans mes jours deux
journées dont je n’ai souci jamais :
La journée passée, la
journée à passer. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 18, traduction : Armand
Robin)
« Le vin, bien
que la sainte loi l’insulte, est délicieux ;
Versé par une jolie,
il est tout à fait délicieux ;
Même amer, même
interdit, je l’aime beaucoup ;
Puis c’est une vieille
loi, ce qui est interdit est délicieux. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 41, traduction : Armand
Robin)
« Tiens le verre
dans ta main comme tulipe du mois de mai !
Puis avec la jolie aux
joues de tulipe sois gai !
Bois du vin !
fais la fête ! parmi les douces journées
Le jour qui rend vieux
dans l’argile va t’allonger. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 48, traduction : Armand
Robin)
« Au vin ne
renonce personne d’esprit résolu !
Le vin, c’est ce qui
fortifie l’individu !
Le mois du Jeûne, s’il
faut renoncer à quelque chose,
Que ce soit aux
prières ! C’est, semble-t-il, la meilleure chose. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 53, traduction : Armand
Robin)
Edmond Dulac, The Blowing Rose, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam |
« Puisque ma
venue au monde ne fut pas mon choix dès le premier jour,
Que mon départ,
irrévocable, est fixé sans mon vouloir
Debout ! sangle
tes reins, vive serveuse !
Je veux avec du vin
détruire la tristesse de l’univers ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 57, traduction : Armand
Robin)
« Les journées
qui passent font honte à celui
Qui reste là chagrin
sur ses jours ;
Bois du vin en
écoutant l’élégie de la flûte
Avant que le verre
soit brisé contre la pierre ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 57, traduction : Armand
Robin)
« Cette chair, ce
costume corporel, c’est rien !
Cette enceinte, cette
voûte tentière des cieux, c’est rien !
Fais la fête !
dans ce tintamarre de vie et de mort
Nous ne tenons que par
un souffle, et ce souffle c’est rien. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 58, traduction : Armand
Robin)
Edmond Dulac, A new marriage, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam |
« Dieu, tu es
Bonté ; or la Bonté, c’est d’être bon !
Alors pourquoi le
pécheur est-il tenu loin du Paradis ?
Me vendre ton pardon
contre la docilité, ce n’est pas être bon ;
Tout me pardonner, mes
péchés et tout ! Cela, selon moi, c’est être bon ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 58, traduction : Armand
Robin)
« Avant que le
sort tombe sur toi comme un voleur dans les ténèbres,
Fais appel au vin
couleur de rose épanouie ;
Rêveur ignorant, tu
n’es pas un lingot d’or
Qu’on enterre et
qu’ensuite on extrait de la terre. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 59, traduction : Armand
Robin)
« Ne suis pas la
loi de la Sunnah ! ne te soucie d’aucun commandement !
Mais ne refuse pas de
communiquer cette religion que tu as :
“Ne médire de
personne ! n’attrister le cœur de personne !”
Si tu le fais, l’autre
monde est à toi, je te l’assure. Apportez du vin ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 67, traduction : Armand
Robin)
« Tout homme qui
eut une affection, une amitié dans son cœur,
Qu’il soit de ceux qui
prient ou de ceux qui jamais en public ne prient,
Tout homme dont le nom
a été inscrit sur le livre de l’affection,
Est libéré de l’Enfer,
n’a plus besoin du Paradis. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 68, traduction : Armand
Robin)
« Si je Te dis
mes secrets dans la maison du vin,
C’est mieux que
d’aller faire des oraisons sans Toi dans un lieu pieux ;
Ô toi, début et fin de
la création,
Brûle-moi, si Tu
veux ! aime-moi, si Tu veux ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 72, traduction : Armand
Robin)
Edmond Dulac, That Spring should vanish with the Rose, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam |
« Dans une main
le Livre, le verre dans l’autre main,
Je suis tantôt pour le
permis, tantôt pour l’interdit ;
Ainsi, sous la solide
voûte lapis-lazuli
Nous ne sommes
parfaitement ni avec Dieu ni sans Dieu. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 72, traduction : Armand
Robin)
« Je suis un
esclave rebelle : Ta clémence, où est-elle ?
J’ai l’âme dans les
ténèbres : la clarté de Ta pureté où est-elle ?
Si contre notre
docilité Tu nous offres le Paradis
Ce n’est qu’un
marchandage : la liberté de la grâce et de Ta bonté, où
sont-elles ? »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 74, traduction : Armand
Robin)
« Je ne suis pas
fait pour la mosquée, ni pour une cellule de couvent !
Libertin comme une
tulipe ! à la fois infidèle et croyant !
Sans foi, sans
destinée, sans espoir du Paradis, sans peur de l’Enfer !
Seul Dieu peut dire :
“Je l’ai pétri de telle ou telle argile !” »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 75, traduction : Armand
Robin)
« Serveuse, le
vin que je bois sur ton visage est brillant de sueur ;
Puisse le mauvais œil
ne pas t’atteindre, toi, visage, mon but d’ébène !
Ta bouche aux teintes
de vin est une fontaine de grâces ;
Il vaut cent Christs
ressuscités celui qui boit le vin que tu es ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 84, traduction : Armand
Robin)
Le jour à passer, pas encore
arrivé, pour lui pas de désespoir !
L’univers, mal ou
bien, il faudra qu’il fasse une fin !
Fais la fête ! ne
laisse pas en vent s’en aller tes jours ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 85, traduction : Armand
Robin)
« Ils disent
tous : “À la Résurrection il y aura ceci et cela
Et Dieu, ce doux ami,
aura le cœur hargneux !”
Non ! du Bien
absolu ne vient que du bien.
Sois bon de cœur et
bonne sera la fin. »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 88, traduction : Armand
Robin)
« Chaque jour je
me propose de me repentir le soir,
Me repentir du verre
et de la brillante bouteille.
Mais c’est le temps de
la rose ; qu’on m’accorde de renoncer !
Au temps de la rose, ô
Dieu ! j’ai repentir de mon repentir ! »
Omar Khayam (in Rubayat, p. 88, traduction : Armand
Robin)
« Cette nuit qui
t’a poussée à m’enivrer ?
Qui t’a menée du harem
jusqu’au pré ?
Jusqu’à celui qui est
en feu lorsque l’air
Fait flotter ton
parfum, qui t’a portée ? »
Omar
Khayam (in Rubayat, p. 89,
traduction : Armand Robin)
Edmond Dulac, Where I made one, Illustration pour les Rubaiyat d'Omar Khayyam |