mercredi 16 septembre 2015

L'offrande

Albert Woda, Crépuscule


Jakob marchait au bord d’un fleuve dans une Suède gorgée de soleil et de printemps ; une lourde hache posée sur l’épaule se balançait au rythme de son corps. Les hautes herbes pliaient sous ses pas tandis qu’il se dirigeait lentement et comme à contrecœur vers l’antique forêt. Quelques mois plus tôt, au plein cœur de l’hiver, lui et sa femme Karina, avaient assisté, impuissants, à la destruction de leur maison de bois. De même qu’un renard aux prises avec une loutre, le feu mordait, déchirait la nuit de ses crocs rouges d’incendie ; et la maison s’effondrait sous leurs yeux avec des craquements et des plaintes qu’on eût dit sortis du ventre d’un animal blessé. Au matin, le soleil n’éclairait plus qu’un tapis de cendres. Il fallait tout rebâtir.
Un couple d’amis, Selma et Gunnar, hébergea Jakob et Karina pendant le reste de l’hiver. Depuis cet incendie, Jakob était devenu sombre et maussade, il pestait contre Dieu et envoyait au diable toute la création. Karina, d’un tempérament plus doux et pleine d’espoir malgré sa grande peine, voulait croire que la reconstruction de leur foyer était possible. Chaque jour elle s’évertuait à redonner du courage à son mari. Mais la vérité c’est que Jakob avait peur, terriblement peur. Le feu avec son souffle de bête fauve hantait toutes ses nuits, son visage se souvenait de cette rouge brûlure et il se réveillait en sursaut la peau trempée de sueur froide.


Albert Woda, La traversée


À présent, Jakob se tenait là, debout dans le bois matinal et printanier, avec dans l’air ce parfum de femme qu’exhalent les forêts après la fonte des neiges : odeurs de mousse, de miel, de résine et de baies sauvages. Combien de bois lui faudrait-il couper pour la reconstruction d’une demeure accueillante et solide ? À cette seule pensée, l’homme sentait toutes ses forces l’abandonner et sa hache pendait mollement sur la terre au bout de sa main sans vigueur. Il voyait les taches jaunes du soleil sur les arbres, pareilles à des griffures, et dans ses yeux l’incendie reprenait vie pour continuer de le harceler. Jörgen vint à passer par là et, voyant Jakob dans une telle détresse, il se dit qu’il allait aider son ami dévasté, dans le plus grand secret. Jakob avait rebroussé chemin depuis longtemps que Jörgen était déjà en train de faire résonner l’acier tranchant de sa hache dans la vaste forêt.
Des mois passèrent durant lesquels Karina assistait à la déconstruction lente de l’homme fort qu’avait été son mari. Puis un matin, des copeaux de bois plein sa barbe blonde, Jörgen parut chez Selma et Gunnar. Un sourire éclairait sa face tannée par le soleil et ridée par le vent du Nord. Sans dire un mot, il fit signe à Karina et Jakob de le suivre. Il les conduisit jusqu’à une clairière où le chant des oiseaux se confondait avec la lumière. Là s’élevait une belle et solide maison, aux rondins épais.
« Qui habite-là, Jörgen ? demanda Karina. Je n’avais jamais vu cette maison. »
Jakob regardait le tout d’un œil éteint.
« C’est vous deux qui habiterez là désormais, Karina. Cette maison est pour vous. »
Jakob scruta Jörgen.
« Mais tu es fou ! cria-t-il.
- Et toi tu étais foudroyé, terrassé par la peur. Il fallait bien que quelqu’un vous vienne en aide » lui répondit tranquillement Jörgen.
Jakob et Karina, l’âme profondément émue, le cœur débordant de gratitude, étreignirent Jörgen dans leurs bras, tous les trois environnés d’un profond silence. Mari et femme avaient de nouveau foi en l’existence.


© Thibault Marconnet

le 11 septembre 2015


Le site internet de Albert Woda


Albert Woda, Retour de Suède, 2006

3 commentaires:

  1. Vacances obligent (pas sûr de cet orthographe !), je n'avais plus consulté ta bibliothèque depuis un bon moment.
    Cette nouvelle saison commence par un texte plein de chaleur.

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    1. Apparemment l'orthographe est le bon, mon cher Keith ! À vrai dire, j'aurais eu le même doute que toi, car c'est une tournure de phrase que je n'emploie jamais. Ta visite et ta lecture me font un grand plaisir et me réchauffent le coeur. Merci beaucoup !

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  2. Chère Chris, ton commentaire me va droit au coeur... Rien n'est plus important pour moi que de transmettre au lecteur une émotion, et je crois qu'en parlant vrai il est possible de toucher d'autres personnes : c'est la vertu de l'art, quel qu'il soit. Je suis heureux et touché de savoir que la lecture de ce texte participe à te “redonner foi en l'existence”. :-)

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