Albert Woda, Crépuscule |
Jakob
marchait au bord d’un fleuve dans une Suède gorgée de soleil et de
printemps ; une lourde hache posée sur l’épaule se balançait au rythme de
son corps. Les hautes herbes pliaient sous ses pas tandis qu’il se dirigeait lentement
et comme à contrecœur vers l’antique forêt. Quelques mois plus tôt, au plein
cœur de l’hiver, lui et sa femme Karina, avaient assisté, impuissants, à la
destruction de leur maison de bois. De même qu’un renard aux prises avec une
loutre, le feu mordait, déchirait la nuit de ses crocs rouges d’incendie ;
et la maison s’effondrait sous leurs yeux avec des craquements et des plaintes
qu’on eût dit sortis du ventre d’un animal blessé. Au matin, le soleil
n’éclairait plus qu’un tapis de cendres. Il fallait tout rebâtir.
Un
couple d’amis, Selma et Gunnar, hébergea Jakob et Karina pendant le reste de
l’hiver. Depuis cet incendie, Jakob était devenu sombre et maussade, il pestait
contre Dieu et envoyait au diable toute la création. Karina, d’un tempérament
plus doux et pleine d’espoir malgré sa grande peine, voulait croire que la
reconstruction de leur foyer était possible. Chaque jour elle s’évertuait à
redonner du courage à son mari. Mais la vérité c’est que Jakob avait peur,
terriblement peur. Le feu avec son souffle de bête fauve hantait toutes ses
nuits, son visage se souvenait de cette rouge brûlure et il se réveillait en
sursaut la peau trempée de sueur froide.
Albert Woda, La traversée |
À
présent, Jakob se tenait là, debout dans le bois matinal et printanier, avec
dans l’air ce parfum de femme qu’exhalent les forêts après la fonte des
neiges : odeurs de mousse, de miel, de résine et de baies sauvages.
Combien de bois lui faudrait-il couper pour la reconstruction d’une demeure
accueillante et solide ? À cette seule pensée, l’homme sentait toutes ses
forces l’abandonner et sa hache pendait mollement sur la terre au bout de sa
main sans vigueur. Il voyait les taches jaunes du soleil sur les arbres,
pareilles à des griffures, et dans ses yeux l’incendie reprenait vie pour
continuer de le harceler. Jörgen vint à passer par là et, voyant Jakob dans une
telle détresse, il se dit qu’il allait aider son ami dévasté, dans le plus
grand secret. Jakob avait rebroussé chemin depuis longtemps que Jörgen était
déjà en train de faire résonner l’acier tranchant de sa hache dans la vaste
forêt.
Des
mois passèrent durant lesquels Karina assistait à la déconstruction lente de
l’homme fort qu’avait été son mari. Puis un matin, des copeaux de bois plein sa
barbe blonde, Jörgen parut chez Selma et Gunnar. Un sourire éclairait sa face
tannée par le soleil et ridée par le vent du Nord. Sans dire un mot, il fit
signe à Karina et Jakob de le suivre. Il les conduisit jusqu’à une clairière où
le chant des oiseaux se confondait avec la lumière. Là s’élevait une belle et
solide maison, aux rondins épais.
« Qui
habite-là, Jörgen ? demanda Karina. Je n’avais jamais vu cette
maison. »
Jakob
regardait le tout d’un œil éteint.
« C’est
vous deux qui habiterez là désormais, Karina. Cette maison est pour
vous. »
Jakob
scruta Jörgen.
« Mais
tu es fou ! cria-t-il.
-
Et toi tu étais foudroyé, terrassé par la peur. Il fallait bien que quelqu’un
vous vienne en aide » lui répondit tranquillement Jörgen.
Jakob
et Karina, l’âme profondément émue, le cœur débordant de gratitude,
étreignirent Jörgen dans leurs bras, tous les trois environnés d’un profond
silence. Mari et femme avaient de nouveau foi en l’existence.
© Thibault Marconnet
Albert Woda, Retour de Suède, 2006 |
Vacances obligent (pas sûr de cet orthographe !), je n'avais plus consulté ta bibliothèque depuis un bon moment.
RépondreSupprimerCette nouvelle saison commence par un texte plein de chaleur.
Apparemment l'orthographe est le bon, mon cher Keith ! À vrai dire, j'aurais eu le même doute que toi, car c'est une tournure de phrase que je n'emploie jamais. Ta visite et ta lecture me font un grand plaisir et me réchauffent le coeur. Merci beaucoup !
SupprimerChère Chris, ton commentaire me va droit au coeur... Rien n'est plus important pour moi que de transmettre au lecteur une émotion, et je crois qu'en parlant vrai il est possible de toucher d'autres personnes : c'est la vertu de l'art, quel qu'il soit. Je suis heureux et touché de savoir que la lecture de ce texte participe à te “redonner foi en l'existence”. :-)
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