Emil Nolde, Colored sky above the Marais, 1940 |
Johannes
sortit de chez lui au matin, l’air était encore humide et froid de la nuit
passée ; la rosée s’étendait en fins colliers translucides au cou des
herbes endormies. Sa maison, au bord de la mer Baltique, avec ses murs rouges et
blancs, faisait partie d’un hameau de pêcheurs. Johannes lui-même était pêcheur
et sa vieille barque au bois écaillé l’attendait toujours fidèlement sur la
jetée de gravier. L’automne commençait à prendre place au sein du paysage, des
nappes de brume recouvraient l’eau ainsi qu’une robe argentée, les feuilles des
arbres se coloraient de teintes fauves et quelques cheminées fumaient sur le
ciel semblable à une croûte de givre bleue. Johannes souffla dans ses mains
engourdies pour les réchauffer, tâta les volets de sa maison qui avaient besoin
d’une nouvelle couche de peinture et sortit de la large poche de son pantalon
une flasque d’eau-de-vie qu’il porta à ses lèvres sèches. Le feu prenait bien
dans sa gorge et sa poitrine avec ce breuvage incolore qu’on eût dit fait de
flammes liquides et transparentes.
Emil Nolde, Mer d'automne VII, 1910 |
Johannes
s’avança sur la grève en étirant les membres de son corps, accompagnant le tout
de plusieurs bâillements sonores. Ingrid, la femme du pasteur Hans, était à sa
fenêtre et le salua d’un sourire amical tandis qu’elle faisait chauffer du thé
sur le vieux poêle en fonte de la cuisine. Elle ouvrit la fenêtre et le
héla :
« Quand
tu rentreras de la pêche, viens donc boire le thé chez nous, Johannes, ça fera
plaisir à Hans.
-
Merci, Ingrid, je n’y manquerais pas. La journée promet d’être belle. Espérons
que les poissons seront au rendez-vous. »
Sur
ces mots, Johannes grimpa dans sa barque et ses mains de vieux loup de mer
empoignèrent fermement les rames. La résistance de l’eau lui plaisait, elle
réveillait les muscles de ses bras fatigués. Quelques minutes plus tard, il
était déjà loin du rivage, laissant derrière lui un sillage bleuté.
Emil Nolde, The Sea at Dusk |
Emil Nolde, Frau T. with Red Necklace, 1930 |
Dans
son lit, la jeune Frida luttait contre un cauchemar. Elle rêvait que Karl, son
amoureux, se noyait dans les flots tumultueux et gris de la mer vociférant
comme une harpie déchaînée. En fait, ce cauchemar était bien réel : Karl
était mort noyé trois ans auparavant et Frida ne se remettait pas de sa
perte ; pas plus que Johannes dont Karl était le fils unique.
Le
vieil homme avait beau être dévasté par ce drame, il continuait d’aller pêcher
avec obstination et revenait toujours la barque vide ; c’est son fils
qu’il aurait voulu repêcher, l’arracher à l’étreinte de la mer jalouse, le
serrer dans les filets de ses bras noueux, lui dire qu’il ne pouvait plus vivre
sans lui, que l’existence lui gelait la peau sans sa présence.
Emil Nolde, Sailors and the Sinking Sun, 1946 |
Frida couvrit ses épaules d’un châle de laine rouge et sortit dans le petit matin froid et bleu. Depuis la mort de Karl, Johannes refusait de lui parler, elle lui rappelait trop la mort de son fils que tous deux aimaient tant. Mais aujourd’hui, Frida en avait assez, il fallait que Johannes acceptât de rompre enfin ce silence qui pesait plus lourd qu’une pierre attachée au pied d’un noyé. Elle attendit toute la journée près du feu de cheminée. Quand elle vit Johannes revenir les mains vides et l’air hagard, elle se précipita au-dehors et, sans dire un mot, se jeta dans ses bras. Johannes, désarmé, se laissa faire ; il sentit le gel quitter son cœur, fondre peu à peu et il se mit à pleurer tout le sel de son corps. C’était la première fois en trois ans. À son tour, il serra Frida dans ses bras et leurs sanglots se mêlèrent, les délivrant tous deux du filet de silence qui, jusqu’à présent, leur ligotait le cœur. Johannes pensa :
« Si
j’ai perdu mon fils, toi, Frida, tu es bien là. Et je t’avais oubliée. Bonne,
douce et gentille Frida ! serre-moi fort dans tes bras de jeune femme.
Aujourd’hui est jour de délivrance et ma peine va couler au fond des eaux. Mon
lien à la vie semblait rompu pour toujours et voilà que, grâce à toi, de
nouveau le lien s’est fait. »
© Thibault Marconnet
le 04 septembre
2015
Emil Nolde, Mer avec nuages violets et trois bateaux jaunes, 1946 |
Et du coup, Johnnes n'honore même pas l'invitation d'Ingrid à boire le thé. Quel goujat !
RépondreSupprimerJe blague, joli texte, et j'adore la série d'illustrations d'Emil Nolde (que je découvre par la même occasion).
Ton texte me fait penser à ma lecture du moment : Journal d'un corps de Daniel Pennac, ou à quel point on peut négliger ce corps qui est pourtant lié de manière si essentielle à la psyché.
Autre lecture récente avec laquelle je vois un lien, même si c'est un ouvrage plus "technique" : L'empathie au coeur du jeu social, de l'inévitable Serge Tisseron.
Ici, Frida parvient à se mettre à la place de son mari, non pas en reproduisant ses propres schèmes intellectuels, mais en cherchant une compréhension à partir de la réalité d'autrui. Elle repère donc quels sont ses besoins essentiels, et surtout, elle parvient à ajouter à l'empathie cognitive une empathie émotionnelle, permettant le passage de l'em-pathie à la sym-pathie (recherche du bien-être d'autrui).
Là où elle aurait pu taper du poing sur la table et choisir d'aller au clash.
Là où elle aurait pu choisir de quitter la maison car le quotidien était insupportable.
Elle répond par le corps, car elle comprend - et elle est bien placée pour le savoir puisqu'elle vit la même chose - qu'aucun mot ne pourra apaiser sa souffrance. Un geste, de la chaleur humaine, l'affection de la personne aimée, en revanche, suffit (avec plein d'autres choses, comme le délai de 3 ans - l'as-tu choisi au hasard ? Je ne pense pas, à l'époque, c'est la durée pendant laquelle les femmes devaient porter une tenue de deuil - et probablement d'autres éléments contextuels) à dé-passer le traumatisme.
Le début du processus de résilience est là. Mais la résilience ne se fait essentiellement que quand il y a un tuteur de résilience bienveillant à ses côtés, qui permet de surmonter le traumatisme.
Ton texte m'a inspiré. Merci Thibault !
Bonjour Monsieur,
RépondreSupprimerBravo pour votre blog. Je l'ai découvert par hasard, peut-être avoir regardé une vidéo que vous aviez mise sur Youtube ou DailyMotion. Après voir lu le billet du très regretté Ph. Muray que vous avez publié, j'ai cliqué encore presque par hasard sur Philosophie du langage et grâce à vous j'ai découvert George Steiner. Quelle heureuse et belle d´couverte pour moi. Je viens de l'écouter dans un podcast de France Culture interviewé par Laure Adler. C'est émouvant. Je vais bien sûr lire "Réelles Présences" et continuer de piocher dans votre blog dans l'espoir de de faire encore d'aussi riches découvertes. De nouveau un grand merci,
Francis
Bonsoir Francis,
RépondreSupprimerVotre message me réchauffe le coeur : les signaux de mon Sémaphore ont su vous guider jusqu'ici et j'en suis très heureux. Comme vous, je regrette la perte du génial satiriste qu'était Philippe Muray et, souvent, face à des sujets du moment pour le moins bouffons et cocasses, je ne peux m'empêcher de penser à lui et à toutes les baudruches qu'il aurait encore à dégonfler - lesquelles ne font que s'accroître semble-t-il. George Steiner est un homme qui a la grande vertu de nous faire penser dans une époque où la tendance est plutôt au divertissement stérile et niais : “Réelles présences” est sans doute son livre le plus admirable (bien que je sois loin de les avoir tous lus). C'est pourquoi je suis vraiment très ému d'avoir pu vous faire découvrir l'existence de cet homme que j'admire profondément. Je vous souhaite de faire d'autres belles découvertes sur mon blog, cher Francis, et vous suis très reconnaissant pour la gratitude dont vous m'honorez.
À mon tour de vous remercier chaleureusement.
Bien à vous,
Thibault