vendredi 13 février 2015

Le dégel

Valerius de Saedeleer, Winter in Flanders, 1931


Andreï s’était levé tôt et un soleil froid s’étendait en minces lignes de lumière sur le plancher usé de sa chambre. Le samovar attendait près du poêle. Andreï fit brûler des feuilles de thé et but à petites gorgées le liquide brûlant pour infuser de la chaleur dans ses membres encore ensommeillés. Il s’étira, bâilla, bourra sa pipe et regarda les longues volutes de fumée s’élever dans la lumière blanche et bleutée de la pièce.
Près de sa cabane de garde forestier, le lac Baïkal reposait dans ses eaux vertes emmurées par la glace. Andreï s’emmitoufla chaudement et sortit dans l’air glacial de ce début de matinée. C’était un homme petit et trapu avec des épis de barbe blonde qui lui piquaient le visage. Voilà plusieurs mois qu’il s’était retiré dans ce lieu isolé par dégoût des hommes. Vivre loin d’eux quitte à s’ensauvager, redevenir ours ou mésange, hurler à pleins poumons dans la grande solitude neigeuse des bois. Sa réserve de bûches venant à manquer, c’est donc armé d’une lourde hache qu’il s’enfonça au cœur de la forêt.
La neige étouffait les bruits et l’on eût dit qu’Andreï était absolument seul dans ce territoire en hibernation. La forêt était composée de multiples sapins ainsi que de bouleaux, dont la blancheur de lait s’accordait au paysage hivernal. Sa hache bien en main, Andreï pénétra davantage dans la forêt en quête d’arbres morts à fendre.
Parvenu au croisement de deux chemins, il vit un homme et une femme qui marchaient côte à côte.
« Bon dieu ! Que venaient-ils bien faire ici, ces deux-là ? N’aurait-on jamais la paix ? » se dit Andreï avec colère. Il voulut emprunter rapidement le chemin de gauche pour se dérober à leurs regards mais c’était peine perdue, l’homme et la femme venaient déjà à sa rencontre avec un sourire amical aux lèvres.
« Bonjour l’ami, je m’appelle Dimitri et voici ma femme, Nastasia. Nous ne pensions pas trouver âme qui vive dans ces lieux. »
Bien que n’ayant pas parlé depuis des mois, Andreï sentit des mots éclore et mûrir dans sa bouche, des mots qui lui griffaient le palais pour accéder à l’air libre.
Mais il fut incapable de dire quoi que ce soit car des sanglots obstruèrent sa gorge ainsi que des boules de neige glacée. Des larmes coulèrent dessus ses yeux, qui eurent tôt fait de se cristalliser au contact du froid ambiant. Andreï était pétrifié, sa lourde hache tomba à terre dans un bruit sourd.
Dimitri et Nastasia s’approchèrent doucement de lui et, mus par un instinct venu du fond des âges, ils l’entourèrent de leurs bras. Andreï se laissa faire. Il ne voulait plus lutter, fuir ses semblables. Son cœur, jusque là enserré dans une prison de givre, subissait à présent le dégel. Il voulait sentir jusqu’à l’ivresse cette chaleur humaine qui l’envahissait, ce feu qui brûlait les peaux mortes de son âme endormie. C’est là, dans cette forêt et en ce jour, que son ambivalence éclata comme un fruit trop mûr : il ne pouvait pas se passer des hommes.
Sans rien dire, il conduisit l’homme et la femme jusqu’à sa cabane où il jeta des bûches dans la gueule du poêle afin de le faire ronronner. Les mains tremblantes, il prit des feuilles de thé qu’il déposa dans l’eau bouillante. Dimitri et Nastasia étaient en sa présence comme s’ils le connaissaient depuis toujours. Andreï sentit le sang revenir en lui, affluer dans ses veines, circuler dans tout son corps sec : l’arbre mort était redevenu du bois vert. S’entre-regardant les uns les autres, ils burent le chaud breuvage avec des sourires fraternels. C’est alors que la parole revint aux lèvres d’Andreï et, tous les trois, ils rompirent ensemble le pain de l’amitié et du dialogue – pour gagner du temps de lumière sur la nuit.


© Thibault Marconnet

le 13 février 2015


Valerius de Saedeleer, Printemps à Etikhove

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