Valerius de Saedeleer, Winter in Flanders, 1931 |
Andreï
s’était levé tôt et un soleil froid s’étendait en minces lignes de lumière sur
le plancher usé de sa chambre. Le samovar attendait près du poêle. Andreï fit
brûler des feuilles de thé et but à petites gorgées le liquide brûlant pour
infuser de la chaleur dans ses membres encore ensommeillés. Il s’étira, bâilla,
bourra sa pipe et regarda les longues volutes de fumée s’élever dans la lumière
blanche et bleutée de la pièce.
Près
de sa cabane de garde forestier, le lac Baïkal reposait dans ses eaux vertes
emmurées par la glace. Andreï s’emmitoufla chaudement et sortit dans l’air
glacial de ce début de matinée. C’était un homme petit et trapu avec des épis
de barbe blonde qui lui piquaient le visage. Voilà plusieurs mois qu’il s’était
retiré dans ce lieu isolé par dégoût des hommes. Vivre loin d’eux quitte à
s’ensauvager, redevenir ours ou mésange, hurler à pleins poumons dans la grande
solitude neigeuse des bois. Sa réserve de bûches venant à manquer, c’est donc
armé d’une lourde hache qu’il s’enfonça au cœur de la forêt.
La
neige étouffait les bruits et l’on eût dit qu’Andreï était absolument seul dans
ce territoire en hibernation. La forêt était composée de multiples sapins ainsi
que de bouleaux, dont la blancheur de lait s’accordait au paysage hivernal. Sa
hache bien en main, Andreï pénétra davantage dans la forêt en quête d’arbres
morts à fendre.
Parvenu
au croisement de deux chemins, il vit un homme et une femme qui marchaient côte
à côte.
« Bon
dieu ! Que venaient-ils bien faire ici, ces deux-là ? N’aurait-on
jamais la paix ? » se dit Andreï avec colère. Il voulut emprunter
rapidement le chemin de gauche pour se dérober à leurs regards mais c’était
peine perdue, l’homme et la femme venaient déjà à sa rencontre avec un sourire
amical aux lèvres.
« Bonjour
l’ami, je m’appelle Dimitri et voici ma femme, Nastasia. Nous ne pensions pas
trouver âme qui vive dans ces lieux. »
Bien
que n’ayant pas parlé depuis des mois, Andreï sentit des mots éclore et mûrir
dans sa bouche, des mots qui lui griffaient le palais pour accéder à l’air
libre.
Mais
il fut incapable de dire quoi que ce soit car des sanglots obstruèrent sa gorge
ainsi que des boules de neige glacée. Des larmes coulèrent dessus ses yeux, qui
eurent tôt fait de se cristalliser au contact du froid ambiant. Andreï était
pétrifié, sa lourde hache tomba à terre dans un bruit sourd.
Dimitri
et Nastasia s’approchèrent doucement de lui et, mus par un instinct venu du
fond des âges, ils l’entourèrent de leurs bras. Andreï se laissa faire. Il ne
voulait plus lutter, fuir ses semblables. Son cœur, jusque là enserré dans une
prison de givre, subissait à présent le dégel. Il voulait sentir jusqu’à l’ivresse
cette chaleur humaine qui l’envahissait, ce feu qui brûlait les peaux mortes de
son âme endormie. C’est là, dans cette forêt et en ce jour, que son ambivalence
éclata comme un fruit trop mûr : il ne pouvait pas se passer des hommes.
Sans
rien dire, il conduisit l’homme et la femme jusqu’à sa cabane où il jeta des
bûches dans la gueule du poêle afin de le faire ronronner. Les mains
tremblantes, il prit des feuilles de thé qu’il déposa dans l’eau bouillante.
Dimitri et Nastasia étaient en sa présence comme s’ils le connaissaient depuis
toujours. Andreï sentit le sang revenir en lui, affluer dans ses veines, circuler
dans tout son corps sec : l’arbre mort était redevenu du bois vert. S’entre-regardant
les uns les autres, ils burent le chaud breuvage avec des sourires fraternels. C’est
alors que la parole revint aux lèvres d’Andreï et, tous les trois, ils
rompirent ensemble le pain de l’amitié et du dialogue – pour gagner du temps de
lumière sur la nuit.
© Thibault Marconnet
le 13 février 2015
Valerius de Saedeleer, Printemps à Etikhove |
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