extrait de Le théâtre et les miroirs,
traduit par André Velter et l’auteur
1
Dans mes veines
dans mes cendres vient l’éveil,
je me lève, le
monde est une maison autour de mon visage,
chaque fleur est
poème.
L’histoire
vacille comme une proie
l’histoire se
fait plus vive –
quel feu as-tu
éteint,
lequel as-tu
ravivé, ô Mihyar ?
- Je suis
descendu dans un minaret
je me suis mis
dans une guitare
où chaque corde
saignait sa blessure ouverte,
la vie était un
tapis aux marches du palais
l’histoire une
guenille emportée par l’Euphrate,
tout ce que ciel
et terre comptent d’oiseaux se changeait
en fruits mûrs,
mon visage est
passé dans le visage de la rue
dans celui des
cavaliers, dans celui des remparts,
temps serré
contre les hommes comme une touffe de laine
et mosquée
dressée immobile
pour que dérive
la nature et l’espace
ou que revienne
l’appel à la prière.
Quelqu’un
dit : - J’ai lu Platon,
j’ai percé à
jour tout ce qui sera :
la maîtresse des
palais est une régisseuse,
le croissant de
lune est un régisseur
qui loge dans
une échoppe
qui naît et
meurt entre ses jambes…
Le déluge a
commencé
l’estuaire s’est
enlisé dans l’invisible –
Kassaïoun devenu
fleuve
sous Barada va
un chemin
pour l’ermite
Bouhaïrah,
la parole s’est
peuplée d’arbres
les pas
s’inventent une nostalgie
Allah frissonne
comme une houle
dans les maisons.
L’histoire a
commencé
et nous, nous
avons commencé –
ô acteur caché,
ô notre grand soufi
nous voici en
partance
et Allah sait
quand serons de retour,
car si demeure
la nuit
si demeure le
soleil
nous ignorons ce
qu’adviendra de Kassaïoun –
de Kassaïoun
prophète jaune,
et que sera la
dernière scène
ô croissant du
Ghouta, ô notre grand soufi.
Je crie au fond
d’un corridor
d’une citadelle
de cendres –
je suis devenu
blessure au corps de la citadelle,
nuage enlaçant
la terrasse et l’auvent,
je crie du fond d’un corridor :
je hais la terre
pareille à une perle jetée
dans un trou de
cristal,
je rêve aux
frontières, aux pays sans fins comme la mer
et voués à
l’amour,
le badigeon de
toute barrière est servitude
lèpre solaire et
mutisme
pesanteur froide
dans le corps de l’homme.
2
Tu m’as posé une
question ?
Meurs d’abord ou
flambe telle une blessure,
descends dans
mes cendres et demande…
Tu me demandes
quel est mon pays ?
Mon corps est
mon pays.
Qui es-tu ?
As-tu convoyé le galop des étoiles,
as-tu dévalé le
cours des torrents,
es-tu fleur
éclose aux lèvres du mur ?
As-tu revêtu les
ailes d’un papillon,
es-tu allé te
cacher au-dedans d’un rocher,
as-tu ouvert ta
paume,
fait un lit du
soleil,
es-tu devenu le
murmure d’une forêt,
as-tu entendu le
tocsin des montagnes
sonner au cou
d’un nuage ?
Qui es-tu ?
Ah ! Ha !... Une fois on était,
une fois on s’en
est allé :
tu es l’esclave
de la route, une guenille sur la route,
tu es cimetière,
tu es habitude…
moi je suis
découverte, conquête,
il y a sous mes
cils un espace de chevaux fantômes –
les plantes, les
fleurs, les rivières, les plaines
sont des chevaux
fantômes
et les
hennissements : des blessures,
et les montagnes
sont pleines de tentations murmurées.
Avec mes
échelles j’ai tissé des ailes à la patience,
j’ai enlacé la
source, la perle blanche et les miroirs :
ô vous les
arbres des jours, de quel soleil
vous êtes-vous
vêtus sous mon tropique,
ô vous les
arbres du vertige ?
Et j’ai dit,
voici notre feu, voici l’emblème de la fraternité.
Ce temps
décharné est pareil à la corne d’un taureau
qui meurt, et la
prophétie –
ô pauvres de ce
monde, la prophétie est pauvreté,
pauvreté avec
l’espace pour commencement.
… « Accompagne-le,
étoile des questions,
enseigne-lui
l’ouragan et la chute vers le haut… »
Je ne possède
que mon visage et mon sang
et n’ai de
nostalgie qu’au brasero des rêves…
« Es-tu
rentré dans ton trou ? Qui es-tu ?
Ah !
Ha !... une fois… meurs d’abord. »
Je suis né sous
le manteau du prophète,
mon visage est
le feu d’une épouse qui rêve :
« Comment
tombent les épées, comment le soldat
revient-il ?... »
Mon visage est
comme un astre
qui étreint la
vie, la mort, les choses inanimées.
Je rêve au nom
de l’herbe
quand le pain
devient enfer,
quand les
feuilles sèches en leur ancien livre
deviennent cité
de terreur,
je rêve au nom
de la glaise
pour abolir les
ruines, recouvrir le temps,
pour appeler le
secours du souffle premier
récupérer ma
flûte première
et changer la
parole.
Après les
cendres de l’univers,
le rêve est la
couleur et l’arc de la couleur,
il secoue ce
temps qui dort dans l’épaisseur du givre,
muet comme un
clou,
et le verse
comme une urne
et l’abandonne
au feu, à l’instant bondissant
du germe des
âges et de l’avancée des enfants –
des enfants qui
sèment le grain pur
et portent
l’étincelle, la lumière.
Je me suis lavé
les mains de ma vie
fragile comme un
papillon,
j’ai réconcilié
l’éternité et l’éphémère
pour déserter
les jours, pour accueillir les jours,
les pétrir comme
du pain, les purifier des rouilles
de l’histoire et
de la parole,
pour me glisser
dans leurs châles
comme une
chaleur ou un symbole,
car il est dans
mon sang une éternité de captive,
une éternité
d’expiation colportée par ma mort
et autour de ma
face une civilisation en agonie.
Me voilà pareil
au fleuve
et je ne sais
comment en tenir les rivages
moi qui ne sais
rien excepté la source
l’errance où
vient le soleil comme magique herbe noire
où se cabre le
soleil comme une jument rouge
voyante du
bonheur du malheur, devin ou lion
ou aigle qui
dort comme un collier
au front de
l’éternité.
© Adonis
(in Mémoire du vent, Poèmes 1957-1990, Poésie/Gallimard p. 85-89)
Entretien radiophonique : Adonis iconoclaste (Cultures d'Islam)
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