jeudi 19 février 2015

Ulver - Themes from William Blake’s The Marriage of Heaven and Hell [1998]




En plein XVIIIe siècle et contre toute attente, naquit un poète aux doigts de feu. Son chant a tout bu, le ciel et la terre réunis. Aigle du verbe, il inscrivit de ses serres aiguisées sa poésie en lettres vivantes sur le parchemin de l’Eternité. Son pari (bien plus fou que celui de Pascal) : passer l’alliance aux doigts du Ciel et de l’Enfer. Autant vouloir unir l’eau et le feu sans que ces deux éléments ne s’annulent ! Mais les poètes, c’est bien connu, ne se satisfont pas des terres étroites du réel : ce sont gens de la démesure qui étirent l’imaginaire à l’infini, repoussant toujours plus loin les limites du langage. 

Cet homme flamboyant, ce poète au front de comète se nommait William Blake : créature éclose d’on ne sait quelle fleur astrale, monolithe enflammé chu dans notre bas monde, il vint brûler la pâle raison tremblante au sein de sa faible bergerie. D’abord voué tout entier à la peinture, il se tourna ensuite vers cette langue de feu qu’est la poésie. Puissant tigre, il a fait sa proie de toute hypocrisie, bassesse et médiocrité. Dans sa bouche, gueule de cheminée, des braises fusaient. Homme lucide, Blake enflamma la paille moisie du mensonge, incendia la lâcheté et réduisit en cendres une morale chrétienne mortifère. Avec le phosphore de son regard félin, cet insulaire né en 1757 et grand moraliste hétérodoxe, ne pouvait que foudroyer son époque de libertins minuscules, de petits dévots sans grandeur. Nyctalope visionnaire et poète viril, il a regardé s’enfuir dans la grisaille, oreilles basses et queue entre les jambes, le troupeau des couards emperruqués qui abandonnaient le navire. Orateur prophétique, sa chaire fut l’écritoire où il traça les lettres charbonneuses de ses terribles visions. Sa plume, griffe rétractile, a creusé au sein du langage des vers d’une puissance sans égale. Egaré au milieu de vilains gnomes et de ridicules nabots poudrés, ce Titan n’hésita pas à défier la vanité de toutes les idoles. Tel un nouveau Prométhée, il s’est avancé au milieu de la poltronnerie environnante avec pour seule torche la braise de ses yeux. 

Pour toutes ces raisons, il semblait assez évident que les féroces loups norvégiens du groupe Ulver, ne manqueraient pas de croiser la route étoilée de cet enfant des météores. Après avoir bu jusqu’à la lie le calice de leur haine, ces anciens rejetons du black metal ont fait peau neuve. Ils se sont rassemblés autour du Mariage du Ciel et de l’Enfer : vaste cercle de feu en forme de livre dont ils décidèrent de faire tonner à nouveau la parole au cœur de notre siècle de notoire petitesse. Pour assumer et porter haut la folie d’un tel projet, il leur fallait forger un athanor capable d’endurer les plus improbables fusions. Nos trois alchimistes se mirent donc à la tâche avec ardeur et le résultat est pour le moins inattendu et envoûtant. Leur album est un alliage de métaux hétéroclites : y sont célébrées les noces des guitares électriques enroulées dans les boucles de sonorités électroniques et expérimentales. Le chant n’est plus éraillé, il brille haut et clair comme l’acier d’une épée nouvellement trempée. Voilà un disque qui risque d’en scalper plus d’un ! Pour cet opus, les turbulents fils du norrois fêtent leur entrée dans de nouveaux horizons. Leurs haches de vikings gisent à l’abandon, plantées dans les arbres de leur ancienne forêt maléfique. Ils ont mis à la voile et leurs drakkars fendent les flots à la découverte d’un Nouveau Monde qu’ils n’ont pas fini d’explorer dans tous ses fabuleux recoins. Avec un tel mélange de sèves fertiles, il va sans dire que le mariage est bel et bien consommé !

© Thibault Marconnet
le 16 juin 2014

Tracklist :

CD1

01 - The Argument, Plate 2
02 - Plate 3
03 - Plate 3, Following
04 - The Voice Of The Devil, Plate 4
05 - Plates 5-6
06 - A Memorable Fancy, Plates 6-7
07 - Proverbs Of Hell Plates, 7-10
08 - Plate 11
09 - Intro
10 - A Memorable Fancy, Plates 12-13
11 - Plate 14
12 - A Memorable Fancy, Plate 15
13 - Plates 16-17

CD2

01 - A Memorable Fancy, Plates 17-20
02 - Intro
03 - Plates 21-22
04 - A Memorable Fancy, Plates 22-24
05 - Intro
06 - A Song Of Liberty, Plates 25-27







Thomas Phillips, William Blake in a portrait, 1807

Ulver

vendredi 13 février 2015

François Augiéras : “[...] l'apparition de la joie en avance de cinquante ans sur l'histoire humaine...”


François Augiéras, vagabond du désert, amant des étoiles


« À nouveau la vie murmure en moi, couché sur le dos face au ciel étoilé. Une santé jamais altérée soulève ma poitrine vers la navigation des astres. L'air de la nuit sèche mes blessures, les cicatrise. Un instinct infaillible dicte ma conduite, accorde mon cœur à l'univers. Le hasard, ma rencontre avec ce lieu à l'écart des autres hommes, le silence, ont déclenchés en moi l'apparition de la joie en avance de cinquante ans sur l'histoire humaine. Cette nuit, j'irai jusqu'à l'océan et j'emporterai ma voix. »


François Augiéras  





François Augiéras, prêt à sonner les cloches pour réveiller les âmes endormies

François Augiéras : “[...] sans jamais tenir compte des opinions des fatigués de la vie.”



« Depuis longtemps j'en avais le désir ; vivre mes opinions, les expérimenter dans la réalité ; voilà ce qui compte pour moi. J'ai connu le malheur, la bien réelle infamie de Paris, une civilisation dégradée ; aussi est-ce en ce monde que je veux ma revanche, sans plus attendre, sans jamais tenir compte des opinions des fatigués de la vie. »


François Augiéras (in Une adolescence au temps du Maréchal, p. 144)


François Augiéras, fusil en travers des épaules, prêt à tirer à bout portant sur le vieux monde

Le dégel

Valerius de Saedeleer, Winter in Flanders, 1931


Andreï s’était levé tôt et un soleil froid s’étendait en minces lignes de lumière sur le plancher usé de sa chambre. Le samovar attendait près du poêle. Andreï fit brûler des feuilles de thé et but à petites gorgées le liquide brûlant pour infuser de la chaleur dans ses membres encore ensommeillés. Il s’étira, bâilla, bourra sa pipe et regarda les longues volutes de fumée s’élever dans la lumière blanche et bleutée de la pièce.
Près de sa cabane de garde forestier, le lac Baïkal reposait dans ses eaux vertes emmurées par la glace. Andreï s’emmitoufla chaudement et sortit dans l’air glacial de ce début de matinée. C’était un homme petit et trapu avec des épis de barbe blonde qui lui piquaient le visage. Voilà plusieurs mois qu’il s’était retiré dans ce lieu isolé par dégoût des hommes. Vivre loin d’eux quitte à s’ensauvager, redevenir ours ou mésange, hurler à pleins poumons dans la grande solitude neigeuse des bois. Sa réserve de bûches venant à manquer, c’est donc armé d’une lourde hache qu’il s’enfonça au cœur de la forêt.
La neige étouffait les bruits et l’on eût dit qu’Andreï était absolument seul dans ce territoire en hibernation. La forêt était composée de multiples sapins ainsi que de bouleaux, dont la blancheur de lait s’accordait au paysage hivernal. Sa hache bien en main, Andreï pénétra davantage dans la forêt en quête d’arbres morts à fendre.
Parvenu au croisement de deux chemins, il vit un homme et une femme qui marchaient côte à côte.
« Bon dieu ! Que venaient-ils bien faire ici, ces deux-là ? N’aurait-on jamais la paix ? » se dit Andreï avec colère. Il voulut emprunter rapidement le chemin de gauche pour se dérober à leurs regards mais c’était peine perdue, l’homme et la femme venaient déjà à sa rencontre avec un sourire amical aux lèvres.
« Bonjour l’ami, je m’appelle Dimitri et voici ma femme, Nastasia. Nous ne pensions pas trouver âme qui vive dans ces lieux. »
Bien que n’ayant pas parlé depuis des mois, Andreï sentit des mots éclore et mûrir dans sa bouche, des mots qui lui griffaient le palais pour accéder à l’air libre.
Mais il fut incapable de dire quoi que ce soit car des sanglots obstruèrent sa gorge ainsi que des boules de neige glacée. Des larmes coulèrent dessus ses yeux, qui eurent tôt fait de se cristalliser au contact du froid ambiant. Andreï était pétrifié, sa lourde hache tomba à terre dans un bruit sourd.
Dimitri et Nastasia s’approchèrent doucement de lui et, mus par un instinct venu du fond des âges, ils l’entourèrent de leurs bras. Andreï se laissa faire. Il ne voulait plus lutter, fuir ses semblables. Son cœur, jusque là enserré dans une prison de givre, subissait à présent le dégel. Il voulait sentir jusqu’à l’ivresse cette chaleur humaine qui l’envahissait, ce feu qui brûlait les peaux mortes de son âme endormie. C’est là, dans cette forêt et en ce jour, que son ambivalence éclata comme un fruit trop mûr : il ne pouvait pas se passer des hommes.
Sans rien dire, il conduisit l’homme et la femme jusqu’à sa cabane où il jeta des bûches dans la gueule du poêle afin de le faire ronronner. Les mains tremblantes, il prit des feuilles de thé qu’il déposa dans l’eau bouillante. Dimitri et Nastasia étaient en sa présence comme s’ils le connaissaient depuis toujours. Andreï sentit le sang revenir en lui, affluer dans ses veines, circuler dans tout son corps sec : l’arbre mort était redevenu du bois vert. S’entre-regardant les uns les autres, ils burent le chaud breuvage avec des sourires fraternels. C’est alors que la parole revint aux lèvres d’Andreï et, tous les trois, ils rompirent ensemble le pain de l’amitié et du dialogue – pour gagner du temps de lumière sur la nuit.


© Thibault Marconnet

le 13 février 2015


Valerius de Saedeleer, Printemps à Etikhove

vendredi 6 février 2015

La dette et l'amour

Thibault Marconnet, Le rêveur, (pastel et fusain) 2015


Dans un premier temps, suivez la notice comme bon vous semble : ce mode d’emploi est malléable selon vos souhaits personnels. Vous pouvez ouvrir les yeux pour commencer et regarder loin devant vous. S’il y a un mur, laissez-le en l’état ou brisez-le. Si des larmes gonflent sous vos yeux, libre à vous de les laisser couler. Vous pouvez ne pas y parvenir : vous en avez le droit.
Écoutez à présent attentivement ce que vous dit votre corps. Si vous avez la gorge nouée, laissez être ce qui est présent. C’est votre corps qui décide, pas votre mental. Si vous parvenez cependant à éprouver le lien qui unit votre corps et votre esprit, vous êtes sur la “bonne” voie. Excusez-nous. Pas la “bonne” : c’est le mode d’emploi de votre être. À vous seul donc de juger de ce qui est bon ou mauvais pour lui, pour vous.
Vous vous sentez abattu ? La pilule est dure à avaler ? Recrachez-la si vous voulez. Ni indications ni contre-indications particulières, faites selon ce que vous êtes.
Vous lisez ce mode d’emploi car vous cherchez des réponses. Sachez qu’il n’y en a aucune. Quel est le sens de tout cela ? Nous ne le savons pas plus que vous. Nous sommes vos cellules, nous n’avons pas la prétention d’en savoir beaucoup sur un hypothétique sens de la vie. Tout ce que nous sentons, c’est que vous avez mal. Vous aimeriez être touché, qu’une femme, un homme, quelqu’un vous prenne dans ses bras. Ceci dit, faites bien attention à l’illusion de la fusion. Vous êtes une personne à part entière, pas une pièce de puzzle.
Vous arrivez maintenant à la phase du surendettement. Lequel ? Attendez, nous allons chercher à éclaircir cela ensemble. De qui ou de quoi vous sentez-vous le “débiteur” ? Quelle est la nature de votre dette ? Peut-être n’avez-vous pas particulièrement envie de le savoir. Libre à vous. Essayez quand même de mettre des mots là-dessus, ça pourrait vous soulager. Vous vous sentez surendetté par la tristesse et l’amertume. Il faut dire que vous êtes allé au-delà de votre capital. Il y a un excédent : ça pèse en vous comme un ballon de larmes collées les unes aux autres.
Mais de qui êtes-vous le débiteur ? Vous le savez bien au fond de vous. Vous êtes débiteur de vous-même. Observons votre crédit à présent : il est faible en joie et en amour. Comment inverser la tendance, la courbe ? Nous ne le savons pas plus que vous. Vous aimeriez effacer cette dette de tristesse et d’amertume. Comment faire ? En tant que cellules, nous essayons de prendre soin de vous le plus possible.
La dette est ce qu’une personne doit à une autre. Cette amertume, c’est à vous-même que vous la devez. N’aimeriez-vous pas plutôt vous devoir de l’amour ?
Mais comment effacer cette dette qui vous ronge ? Nous vous le répétons, nous sommes vos cellules et nous voulons votre bien. Seulement, nous ne pouvons pas tout faire. Et si vous essayiez de vous pardonner pour une fois ? Ce sera dur mais ça en vaut la peine.
Votre dette est trop lourde à porter et vous seul pouvez l’effacer, l’annuler. Aucune femme, aucun homme ni qui que ce soit ne le fera à votre place.
Essayez de retrouver foi et amour en vous-même, c’est tout le bien que nous vous souhaitons.


© Thibault Marconnet

le 06 février 2015


Thibault Marconnet, La sylve rose, (pastel et fusain) 2015

jeudi 5 février 2015

Poème des tisserands cosmiques

Nicolas de Staël, Mer et nuages, 1953


À Adonis et Mahmoud Darwich, tisserands cosmiques de l'ici-bas


Poudre d'or de l'Orient,

miel rouge des mots de l'amour

chuchotés ;

échappée du corps brûlant
vers les caravanes du désir

jusqu'au bout des forces jusqu'au bout du cœur 



Quand feu et eau s'épousent entre les bouches unies
de l'amant et de l'aimée
alors, dans la réconciliation des contraires,
dans l’entremêlement de leurs boucles

se réveille enfin l'oasis de l'univers

Entends grincer le sable du désert 
dans sa voix de sauterelles.
Il conserve en sa nuit 
la mémoire de sel 
des anciens océans

Le monde renaît au sein gonflé de chaque aube.
Dans les yeux de la femme, deux fruits verts :
le printemps de tout ce qui commence
et qui n'en finit jamais

Avant le grand partage de la nuit
toi, l'ami seul et égaré
écoute donc battre en ta poitrine
l’étreinte des tisserands cosmiques
qui, dans la robe claire de l'Éternité
retissent le Ciel à la Terre
l'un à l'autre infiniment tressés


© Thibault Marconnet
le 05 février 2015





Nicolas de Staël, Paysage de Provence, 1953

Dialogue bestial

La souris Médor avait la particularité de fumer la pipe ; le chat Brutus fumait des Blondes depuis qu’il avait perdu sa brune et le chien Mistigri, quant à lui, tirait sur des barreaux de chaises qui le faisaient tousser à s’en décrocher la mâchoire.
Ces trois compagnons, pas bêtes du tout au demeurant, étaient attablés à la table ronde de leur troquet favori : “La Souricière”.
« Ma, qué pensez-vous dé la pétite poule qui arrive, les amis ? Yé voudrais bien être son coq pour la réveiller aux aurores ! » dit le chat Brutus avec des éclairs lubriques dans le regard, tout en lissant les longues moustaches qui faisaient sa fierté.
Mistigri, comme à son habitude, toussa comme un volcan enrhumé qui s’apprête à éternuer dans une immense éruption.
De sa petite voix de souris, Médor lui dit sentencieusement :
« Mais arrête donc un peu de fumer tes barreaux de chaises, ça pue et puis tu sais bien qu’ça m’indispose ! »
Mistigri le chien lui répondit de sa voix traînante et pâteuse :
« Oh, toi alors… tu vas pas t’y mettre… tu sais bien que j’ai toujours eu un faible pour Fidel Castro…
- Peut-être, m’enfin question choper la gastro, avec ta fumée des enfers on est servi ! » rétorqua Médor de sa voix haut perchée.
« Ma, régardez-moi cette grosse dinde qui s’avance : elle a trop bouffé d’OGM ma parole ! » déclara Brutus avec son franc-parler coutumier.
« Toi et tes histoires de volaille, ça commence à bien faire ! Arrête un peu avec tes noms d’oiseaux, j’suis allergique aux plumes ! » cria Médor.
« Bon, les copains… on va pas s’bouffer le museau pour si peu, voyons… Et si on parlait plutôt affaires ? Demain, j’organise un concours d’humains dans un hangar… place du Pékinois… Faudrait voir à lancer les paris… » annonça le chien Mistigri.
« Moi, yé né peux pas, ces combats d’hommes, ça mé dégoûte… et puis, quoi que yé fasse, yé suis touyours mal placé ! » lança le chat Brutus, d’un air écœuré.
« Ben alors, qu’est-ce donc qui t’arrive, chat Guevara, tu t’mets en dissension ?! Tu sais bien qu’on n’aime pas trop ça nous autres ! » déclara la souris Médor d’un ton menaçant.
« Vous faites cé qué vous voulez, moi yé rendez-vous avec oune belle pétite poupée ! »
Médor, excédé, allait réagir quand le placide Mistigri intervint :
« Laisse tomber, Médor… tu sais bien que Brutus pense qu’à ça… N’empêche, ça va être sanglant demain… Ce serait dommage de rater ça… »
« Et les droits des zhoumains, alors ?  Moi yé dis que cé dé l’esclavage ! »
« Eh, minute mon minet ! Et la traite des poules et dindes en tous genres, c’est une œuvre de bienfaisance, peut-être ?!
- Ma yé né souis absoloument pas d’accord, ça n’a rien à voir ! Si y’aime fourrer des dindes et les faire bosser pour moé, ça mé régarde ! » répliqua Brutus, agacé par ces piques quotidiennes.
« Sérieux les potes… z’êtes graves… on n’est pas là pour s’bouffer les rognons… Viendra qui veut… De toute façon, que vous soyez là ou pas, les humains s’étriperont quand même… c’est une manie chez eux, à croire qu’ils savent faire que ça… » dit le chien Mistigri d’un ton philosophe.
« Yé souis une natoure sensible, moé ! Tou peux faire le coq avec tes combats d’homme, mais y’a pas de quoi fouetter un chat ! »
« Tout doux, mon minou ! Si tu la fermes pas, Brutus, on va finir par t’prendre au mot ! Les hommes aiment se battre, c’est comme ça, et puis nous ça nous rapporte du pognon : tout l’monde est content ! » déclara brutalement Médor de sa voix suraigüe.
Chacun termina solennellement sa conso : lait fraise pour Brutus le chat séducteur, Bourbon pour Mistigri le chien pataud et jus de carottes pour Médor la souris survoltée.
Nos trois compères sortirent de “La Souricière” avec des allures sournoises de voyous et de conjurés qui préparent un bon coup. Après maints sourires et clins d’yeux complices tout en se frottant les pattes, ils finirent par se donner rendez-vous pour le lendemain à la même heure.


© Thibault Marconnet

le 30 janvier 2015

George Bellows, Rencontre de boxe chez Sharkey, 1909

Adonis : Mon corps est mon pays



extrait de Le théâtre et les miroirs,
traduit par André Velter et l’auteur

1

Dans mes veines dans mes cendres vient l’éveil,
je me lève, le monde est une maison autour de mon visage,
chaque fleur est poème.
L’histoire vacille comme une proie
l’histoire se fait plus vive –
quel feu as-tu éteint,
lequel as-tu ravivé, ô Mihyar ?

- Je suis descendu dans un minaret
je me suis mis dans une guitare
où chaque corde saignait sa blessure ouverte,
la vie était un tapis aux marches du palais
l’histoire une guenille emportée par l’Euphrate,
tout ce que ciel et terre comptent d’oiseaux se changeait
en fruits mûrs,
mon visage est passé dans le visage de la rue
dans celui des cavaliers, dans celui des remparts,
temps serré contre les hommes comme une touffe de laine
et mosquée dressée immobile
pour que dérive la nature et l’espace
ou que revienne l’appel à la prière.
Quelqu’un dit : - J’ai lu Platon,
j’ai percé à jour tout ce qui sera :
la maîtresse des palais est une régisseuse,
le croissant de lune est un régisseur
qui loge dans une échoppe
qui naît et meurt entre ses jambes…

Le déluge a commencé
l’estuaire s’est enlisé dans l’invisible –
Kassaïoun devenu fleuve
sous Barada va un chemin
pour l’ermite Bouhaïrah,
la parole s’est peuplée d’arbres
les pas s’inventent une nostalgie
Allah frissonne comme une houle
dans les maisons.
L’histoire a commencé
et nous, nous avons commencé –
ô acteur caché, ô notre grand soufi
nous voici en partance
et Allah sait quand serons de retour,
car si demeure la nuit
si demeure le soleil
nous ignorons ce qu’adviendra de Kassaïoun –
de Kassaïoun prophète jaune,
et que sera la dernière scène
ô croissant du Ghouta, ô notre grand soufi.
Je crie au fond d’un corridor
d’une citadelle de cendres –
je suis devenu blessure au corps de la citadelle,
nuage enlaçant la terrasse et l’auvent,
je  crie du fond d’un corridor :
je hais la terre pareille à une perle jetée
dans un trou de cristal,
je rêve aux frontières, aux pays sans fins comme la mer
et voués à l’amour,
le badigeon de toute barrière est servitude
lèpre solaire et mutisme
pesanteur froide dans le corps de l’homme.

2

Tu m’as posé une question ?
Meurs d’abord ou flambe telle une blessure,
descends dans mes cendres et demande…
Tu me demandes quel est mon pays ?
Mon corps est mon pays.
Qui es-tu ? As-tu convoyé le galop des étoiles,
as-tu dévalé le cours des torrents,
es-tu fleur éclose aux lèvres du mur ?
As-tu revêtu les ailes d’un papillon,
es-tu allé te cacher au-dedans d’un rocher,
as-tu ouvert ta paume,
fait un lit du soleil,
es-tu devenu le murmure d’une forêt,
as-tu entendu le tocsin des montagnes
sonner au cou d’un nuage ?
Qui es-tu ? Ah ! Ha !... Une fois on était,
une fois on s’en est allé :
tu es l’esclave de la route, une guenille sur la route,
tu es cimetière, tu es habitude…
moi je suis découverte, conquête,
il y a sous mes cils un espace de chevaux fantômes –
les plantes, les fleurs, les rivières, les plaines
sont des chevaux fantômes
et les hennissements : des blessures,
et les montagnes sont pleines de tentations murmurées.

Avec mes échelles j’ai tissé des ailes à la patience,
j’ai enlacé la source, la perle blanche et les miroirs :
ô vous les arbres des jours, de quel soleil
vous êtes-vous vêtus sous mon tropique,
ô vous les arbres du vertige ?
Et j’ai dit, voici notre feu, voici l’emblème de la fraternité.
Ce temps décharné est pareil à la corne d’un taureau
qui meurt, et la prophétie –
ô pauvres de ce monde, la prophétie est pauvreté,
pauvreté avec l’espace pour commencement.

… « Accompagne-le, étoile des questions,
enseigne-lui l’ouragan et la chute vers le haut… »
Je ne possède que mon visage et mon sang
et n’ai de nostalgie qu’au brasero des rêves…
« Es-tu rentré dans ton trou ? Qui es-tu ?
Ah ! Ha !... une fois… meurs d’abord. »
Je suis né sous le manteau du prophète,
mon visage est le feu d’une épouse qui rêve :
« Comment tombent les épées, comment le soldat
revient-il ?... »
Mon visage est comme un astre
qui étreint la vie, la mort, les choses inanimées.
Je rêve au nom de l’herbe
quand le pain devient enfer,
quand les feuilles sèches en leur ancien livre
deviennent cité de terreur,
je rêve au nom de la glaise
pour abolir les ruines, recouvrir le temps,
pour appeler le secours du souffle premier
récupérer ma flûte première
et changer la parole.

Après les cendres de l’univers,
le rêve est la couleur et l’arc de la couleur,
il secoue ce temps qui dort dans l’épaisseur du givre,
muet comme un clou,
et le verse comme une urne
et l’abandonne au feu, à l’instant bondissant
du germe des âges et de l’avancée des enfants –
des enfants qui sèment le grain pur
et portent l’étincelle, la lumière.

Je me suis lavé les mains de ma vie
fragile comme un papillon,
j’ai réconcilié l’éternité et l’éphémère
pour déserter les jours, pour accueillir les jours,
les pétrir comme du pain, les purifier des rouilles
de l’histoire et de la parole,
pour me glisser dans leurs châles
comme une chaleur ou un symbole,
car il est dans mon sang une éternité de captive,
une éternité d’expiation colportée par ma mort
et autour de ma face une civilisation en agonie.

Me voilà pareil au fleuve
et je ne sais comment en tenir les rivages
moi qui ne sais rien excepté la source
l’errance où vient le soleil comme magique herbe noire
où se cabre le soleil comme une jument rouge
voyante du bonheur du malheur, devin ou lion
ou aigle qui dort comme un collier
au front de l’éternité.


© Adonis
(in Mémoire du vent, Poèmes 1957-1990, Poésie/Gallimard p. 85-89)

Entretien radiophonique : Adonis iconoclaste (Cultures d'Islam)


Adonis

Le “vivre ensemble” comme expression de la laideur langagière de notre temps

Honoré Daumier, Le Défenseur, 1860


Il faut être sourd pour ne pas avoir en horreur cette scie musicale du “vivre ensemble”, cache-misère de la défaite du langage. Une telle expression montre bien la pauvreté de ceux qui l'emploient, leur profonde inaptitude à accéder à la simple et suprême beauté du mot “convivence”. Même quand elle essaie de retrouver un semblant de courtoisie, notre époque n'en continue pas moins de crier sa laideur, son langage taillé pour les âmes mortes.

© Thibault Marconnet
le 05 février 2015

lundi 2 février 2015

Jean-Louis Murat : Une jolie compile de Keith Michards



« Il fallait une plume suffisamment leste pour parler d'un artiste paysan magnifique.
   Quand Thibault rencontre Murat, quand Jean-Louis croise Marconnet… c'est un peu comme

   une brise qui caresse la lande ou comme un feu qui embrasse le fer. »

Keith Michards

Suite à l’invitation de l’ami Keith, je viens d’écrire un petit texte sur le troubadour arverne pour accompagner sa “jolie compile” ; et non pas pour “raccompagner sa jolie copine”, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! C’est un grand plaisir pour moi que de partager ma passion pour le fils des puys et je vais essayer de faire court, ce qui ne sera pas une mince affaire au vu de l’inconditionnel amour (“aveugle” peut-être, mais pas “sourd”), que je porte à l’œuvre de Jean-Louis Murat.

Tout d’abord, Murat c’est un nom de lieu : Murat-le-Quaire. L’Auvergne et l’Égypte ne font qu’une seule et même terre, que cela soit dit une bonne fois pour toutes. D’ailleurs Moïse n’a pas remonté le Nil dans son berceau d’osier comme nous le dit la “légende dorée”, mais la Dordogne. Oui, ma bonne dame, c’est comme j’vous le dis ! 

Et la manne tombée du ciel n’est pas du pain azyme, loin s’en faut ! c’est du bon Saint-Nectaire : avis aux amateurs. Foin des ragots et des vieilles lunes, c’est en tout cas là que naquit le petit Jean-Louis. L’almanach ne nous dit pas s’il fut entouré d’un bœuf et d’un âne lorsqu’il poussa son premier cri, mais je ne doute pas que quelques meuglements de vaches chantèrent sa venue au monde, accompagnés de chaudes et odorantes bouses. Pour revenir un temps à l’Égypte, les puys auvergnats sont de très anciennes pyramides naturelles, n’importe quel écolier du coin vous le dira. La très belle chanson “Alexandrie” (que vous ne trouverez pas ici : c’est une compile pas une intégrale) fait d’ailleurs force de loi en la matière. Et Dieu sait combien Jean-Louis – Bergheaud de son véritable patronyme –, chérit la toponymie comme pas un. Tout en sibyllines évocations, ses chansons exhaussent les lieux-dits à de véritables sommets poétiques et mystérieux. Quand j’écoute Murat, j’ai des mots inconnus pleins la bouche comme autant de runes d’un autre âge.

Murat n’est pas un doux agneau, même s’il en a tout l’air ici. C’est que, dès l’origine il y a un pépin avec le barde auvergnat : ce cher irrévérencieux a croqué la pomme avec Lilith et, question poésie il est certain que pour lui le “vers” est déjà depuis fort longtemps dans le fruit. Avec cette jolie compile, comme JLM le chante dans “16h00 qu’est-ce que tu fais”, je dois bien l’avouer, « je redeviens puceau » car il y a au moins trois ou quatre chansons qui m’étaient inconnues. Retrouver un peu de virginité auditive ne fait jamais de mal, c’est une façon de rester toujours à l’écoute du volcan qui sommeille en nous ; et, tout autant que de “l’eau”, méfiez vous du volcan qui dort ! 

Chez Murat, il ne faut pas confondre “retour à la terre” et “amour de la chatte”. C’est dit crûment mais autant appeler une mésange par son nom. D’ailleurs, un Jean-Louis Murat qui sort de l’eau, comme la judicieuse couverture nous l’indique, ça n’est pas anodin. C’est bien connu, le Jean-Louis tète la cyprine comme d’autres se biberonnent au pastis. La métaphore extra-utérine, suggérée par cette photographie pour le moins érotique, n’aura sans doute échappé à personne.

Avec ce “Voici” (pas “Gala” pour deux sous !), nous sommes dans de beaux draps : l’ami Keith est allé au plus près de l’âme féminine de Murat… pour notre plus grand délice. Quoi qu’il en soit, le Murat “encoléré” n’est jamais bien loin. Jetez donc un coup d’œil vers le Sancy quand la lune est rousse : il se pourrait bien que vous aperceviez, parmi le vert sombre des sapins et la lumière bleue de la nuit, un lycanthrope hurlant des chants d’amour à Séléné tout en jetant des éclats de foudre depuis le manche de sa guitare électrique. Beau chant ne saurait mentir.

Thibault Marconnet

le 29 janvier 2015




01 - Murat (1982 - Murat)
02 - Uschi (où es-tu passée ?) (1984 - Passions privées)
03 - Pars (1989 - Cheyenne Autumn)
04 - Le mendiant à Rio (1991 - Le Manteau de pluie)
05 - Le matelot (1993 - Vénus)
06 - Saint-Amant (1996 - Dolorès)
07 - Mustang (1999 - Mustango)
08 - Entre deux draps (2001 - Madame Deshoulières)
09 - L'au-delà (2002 - Le moujik et sa femme)
10 - À la morte fontaine (2003 - Lilith)
11 - French Kissing (ft. Jennifer Charles) (2004 - A bird on a Poire)
12 - La chatte (2005 - 1829)
13 - Ce que tu désires (ft. Carla Bruni) (2005 - Mockba)
14 - Est-ce bien l'amour ? (2006 - Taormina)
15 - Sépulture (2007 - Charles et Léo)
16 - Tel est pris (2008 - Tristan)
17 - 16h00, qu'est-ce que tu fais ? (2009 - Le cours ordinaire des choses)
18 - Sans pitié pour le cheval (2011 - Grand lièvre)
19 - Le chat noir (2013 - Toboggan)
20 - Frelons d'Asie (ft. The Delano Orchestra) (2014 - Babel)