Ma Yuan (XII-XIIIe siècle), Marcher sur un chemin de montagne au printemps |
Le
chien Ping-Chan vivait dans une belle demeure chinoise auprès de son
maître : un poète réputé dans l’art du haïku. Chaque matin, son bol de thé
fumant à la main, le maître s’asseyait dans son jardin pour contempler la
beauté de l’éternelle et immuable nature. La fumée du thé s’élevait, blanche et
bleue, ainsi qu’un bâtonnet d’encens brûle dans la paisible atmosphère d’un
monastère bouddhiste.
Le
maître, assis en tailleur, buvait le ciel des yeux et avalait tous les délicats
parfums des arbres, des fleurs, de l’herbe mouillée, de la terre, de son bol de
thé. Pendant ce temps de contemplation, Ping-Chan, son chien dévoué, était
censé garder la maison contre tout importun. Mais celui-ci, fidèle aux
enseignements du Tao, avait pour devise : « Le faible vainc le fort,
le souple vainc le dur » et, outre cela, il se déclarait fervent partisan
du “non-agir”. Il va donc sans dire qu’il faisait peu de cas de son rôle de
gardien car lui aussi, secrètement, composait des haïkus canins. Ce matin-là quelques-uns
lui trottaient dans la tête :
« Le chat
est monté dans l’arbre, le chien ne peut pas
Coupez le tronc, alors le chat tombera
Et c’est le
chien qui s’en réjouira »
Ou
encore celui-ci :
« Quand
la gamelle est pleine le chien mange
Quand
elle est vide il pleure :
La
modération est le secret du bonheur »
Il
était justement en train d’en formuler un nouveau dans son esprit lorsqu’on
frappa avec fermeté à la porte : c’était un jeune homme qui, depuis des mois,
insistait pour devenir l’élève du maître, lequel refusait à chaque fois car il
ne voulait pas faire école. Il faut dire aussi qu’il était un peu orgueilleux
de son art.
Ping-Chan,
comme à son habitude, n’aboya pas. Les coups se répétèrent sur le panneau en
bois laqué de la porte. Le maître, dans la sérénité matinale de son jardin,
commençait tout juste à sentir fleurir un haïku dans son âme. Perturbé par
cette visite intempestive, il en formula un en toute hâte :
« Dans
sa sagesse Lao Tseu aurait dû le dire :
Un
chien qui professe le non-agir
Est
un fardeau pour son maître car jamais il ne l’alerte »
Il
se leva péniblement et, par un mouvement brusque, renversa sur lui son bol de
thé :
« Plus
tôt le maître aura bu son thé
Plus
sûrement le bol sera vidé
Qui,
en tombant, ne risque pas de le mouiller »
Pestant
dans son for intérieur contre ce malheureux incident il entendit, provenant de
l’étang, le coassement moqueur des grenouilles :
« La
grenouille rit et se moque
Mais
une fois qu’elle est bien bouillie
Le
maître vengé retrouve son appétit »
Le
maître alla ouvrir au jeune homme et, d’un coup de pied, chassa Ping-Chan de la
maison. Celui-ci pleura toutes les larmes de son corps poilu en geignant à cœur
fendre. Le maître, regardant le jeune homme de haut, dit alors d’un ton sentencieux :
« Écoutez :
“Tout chien est fort à la porte de son maître.” »
Ce
à quoi l’aspirant répondit : « Tout chien pleure à la porte de
son maître. »
Évidence
fait loi et l’élève venait de dépasser le maître. Quant à Ping-Chan, profitant
de la consternation du poète, il rentra dans la maison s’allonger à sa place
favorite.
© Thibault Marconnet
le 26 juin 2015
Liang Kai, Un immortel, à l'encre éclaboussée, XIIIe siècle |
Qui malmène son chien
RépondreSupprimerMettra dès le lendemain
En péril son popotin
Bien dit, cher Keith ! C'est un grand plaisir que de te voir, toi aussi, pris dans l'élan du haïku ! Merci beaucoup pour ton commentaire.
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