vendredi 26 juin 2015

Le chien zen

Ma Yuan (XII-XIIIe siècle), Marcher sur un chemin de montagne au printemps


Le chien Ping-Chan vivait dans une belle demeure chinoise auprès de son maître : un poète réputé dans l’art du haïku. Chaque matin, son bol de thé fumant à la main, le maître s’asseyait dans son jardin pour contempler la beauté de l’éternelle et immuable nature. La fumée du thé s’élevait, blanche et bleue, ainsi qu’un bâtonnet d’encens brûle dans la paisible atmosphère d’un monastère bouddhiste.
Le maître, assis en tailleur, buvait le ciel des yeux et avalait tous les délicats parfums des arbres, des fleurs, de l’herbe mouillée, de la terre, de son bol de thé. Pendant ce temps de contemplation, Ping-Chan, son chien dévoué, était censé garder la maison contre tout importun. Mais celui-ci, fidèle aux enseignements du Tao, avait pour devise : « Le faible vainc le fort, le souple vainc le dur » et, outre cela, il se déclarait fervent partisan du “non-agir”. Il va donc sans dire qu’il faisait peu de cas de son rôle de gardien car lui aussi, secrètement, composait des haïkus canins. Ce matin-là quelques-uns lui trottaient dans la tête :

« Le chat est monté dans l’arbre, le chien ne peut pas
Coupez le tronc, alors le chat tombera
Et c’est le chien qui s’en réjouira »

Ou encore celui-ci :

« Quand la gamelle est pleine le chien mange
Quand elle est vide il pleure :
La modération est le secret du bonheur »

Il était justement en train d’en formuler un nouveau dans son esprit lorsqu’on frappa avec fermeté à la porte : c’était un jeune homme qui, depuis des mois, insistait pour devenir l’élève du maître, lequel refusait à chaque fois car il ne voulait pas faire école. Il faut dire aussi qu’il était un peu orgueilleux de son art.
Ping-Chan, comme à son habitude, n’aboya pas. Les coups se répétèrent sur le panneau en bois laqué de la porte. Le maître, dans la sérénité matinale de son jardin, commençait tout juste à sentir fleurir un haïku dans son âme. Perturbé par cette visite intempestive, il en formula un en toute hâte :

« Dans sa sagesse Lao Tseu aurait dû le dire :
Un chien qui professe le non-agir
Est un fardeau pour son maître car jamais il ne l’alerte »

Il se leva péniblement et, par un mouvement brusque, renversa sur lui son bol de thé :

« Plus tôt le maître aura bu son thé
Plus sûrement le bol sera vidé
Qui, en tombant, ne risque pas de le mouiller »

Pestant dans son for intérieur contre ce malheureux incident il entendit, provenant de l’étang, le coassement moqueur des grenouilles :

« La grenouille rit et se moque
Mais une fois qu’elle est bien bouillie
Le maître vengé retrouve son appétit »

Le maître alla ouvrir au jeune homme et, d’un coup de pied, chassa Ping-Chan de la maison. Celui-ci pleura toutes les larmes de son corps poilu en geignant à cœur fendre. Le maître, regardant le jeune homme de haut, dit alors d’un ton sentencieux :
« Écoutez : “Tout chien est fort à la porte de son maître.” »
Ce à quoi l’aspirant répondit : « Tout chien pleure à la porte de son maître. »
Évidence fait loi et l’élève venait de dépasser le maître. Quant à Ping-Chan, profitant de la consternation du poète, il rentra dans la maison s’allonger à sa place favorite.


© Thibault Marconnet

le 26 juin 2015


Liang Kai, Un immortel, à l'encre éclaboussée, XIIIe siècle

2 commentaires:

  1. Qui malmène son chien
    Mettra dès le lendemain
    En péril son popotin

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    1. Bien dit, cher Keith ! C'est un grand plaisir que de te voir, toi aussi, pris dans l'élan du haïku ! Merci beaucoup pour ton commentaire.

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