vendredi 12 juin 2015

Le code de la croûte

Gustave Courbet, Renard dans la neige, 1860


Un lynx affamé errait dans la montagne depuis des jours sans trouver sa pitance. C’était le plein cœur de l’hiver ; un hiver particulièrement rude. Notre lynx avait pour nom Tarkesh et, sa vue étant d’une grande acuité, il ne manqua pas de voir qu’une avalanche se préparait. L’air sifflait, la neige remuait et les poils de Tarkesh étaient en alerte.
Il courut pour s’éloigner de ce lieu dangereux et vit le panneau “Risque d’avalanche”. Car, bien que cela soit peu connu, les animaux ont, eux aussi, leurs panneaux de signalisation - fort pratiques comme nous l’allons voir ! Tarkesh emprunta rapidement un chemin sous les arbres lorsque l’ours Grignou lui fit face.
« Salut Tarkesh, y’en a une grosse qui s’prépare mais ici c’est une voie sans issue : je l’sais, j’en r’viens.
- Bien l’bonjour à toi, Grignou. Tu m’pardonneras de t’dire ça, mais t’as une haleine de phoque aujourd’hui.
- Je sais, m’en parle pas Tarkesh, hier j’ai bouffé un blaireau tellement j’avais faim. Alors, forcément, tu penses bien si ça pue ces bêtes-là ! C’est simple, j’arrive plus à m’sentir.
- Et moi j’me suis rien mis sous les crocs depuis une semaine, ça peut plus durer ! » vociféra Tarkesh.
À cet instant parut Filoux, le renard, qui tenait un corbeau mort dans sa gueule. Il le posa à terre.
« Salut les potes ! Regardez un peu c’que j’ai trouvé ! Quel abruti c’piaf, y m’a pris pour un manche : y voulait  me r’filer un camembert pourri en échange de la vie sauve. J’ai laissé l’frometon à Grignette et Rosie, vous savez, les deux hermines qui crèchent près d’l’arbre mort : elles se sont régalées !
- Mais comment t’as pu l’attraper c’corbac ? demandèrent d’une seule voix Tarkesh et Grignou que la faim tenaillait.
- C’est simple comme bonjour, merci, circulez y’a rien à voir !  J’lui ai fait savoir qu’il était sur un stationnement interdit. “La fontaine, ça coule de source !” qui m’dit. C’t’empaffé, il a voulu m’voler dans les plumes, mais j’ai sorti ma carte d’animal forestier. Là, le zouave, il a plus moufté. Sous l’coup d’la surprise, il en a lâché son fromage puant et il est tombé avec son camembert droit dans ma gueule, en sens unique ! Ah ! y’a pas à dire, les gars, la signalisation ça a du bon ! »
C’est alors qu’une harde de bouquetins déboula à toute allure.
« Cédez le passage ! » hurla leur chef Biquet.
Tarkesh, Grignou et Filoux s’écartèrent rapidement car, se faire écraser par un troupeau de bouquetins, c’est c’qui s’appelle mal commencer la saison !
« - Ah les cons ! s’esclaffa Grignou. Y z’ont même pas vus l’panneau “Brouillard fréquent” ! Et puis après tout on s’en fout, tant pis pour eux ! »
Nos trois camarades firent une bouchée du corbeau, fronçant le museau à cause de l’odeur du camembert. Rien à faire : ils avaient encore une faim de loup.
D’ailleurs, quand on parle de lui, ce frimeur arrive aussitôt, il ne peut pas s’en empêcher. Rojax, le loup, fit donc son apparition.
« Salut les gars ! Alors comme ça, vous aussi vous crevez la dalle ? Suivez-moi : malgré toute cette neige, j’ai enfin trouvé l’panneau “Attention passage d’animaux sauvages”. Y sortent pas beaucoup en c’te période mais j’ai r’péré quelques bêtes isolées. »
Nos quatre compères se mirent à l’affût à l’endroit indiqué.
Un vieux monsieur maigre comme un brin d’herbe arriva.
« Y doit pas être bien bon à becqu’ter çui-là ! » grogna Tarkesh.
« M’en fous, j’ai faim ! gronda Grignou. Certes, j’ai d’jà vu d’autres animaux d’son espèce plus dodus mais y f’ra bien l’affaire ! »
C’était jour de chance pour nos quatre affamés, car un homme, une femme et leurs enfants suivaient le vieil homme à quelques mètres seulement. Tarkesh, Grignou, Filoux et Rojax se jetèrent sur leurs proies, toutes babines retroussées, et firent un festin de roi. Y’a pas à dire, c’est quand même bien beau la signalisation quand il gèle à pierre fendre et qu’un joli panneau indique le gibier ! “La fin de toutes les interdictions” ne signifie pas “l’interdiction de la faim”. Ventre affamé n’a point d’oreilles. Souhaitons donc bon appétit à nos quatre convives. Et vive le code de la croûte !


© Thibault Marconnet
le 12 juin 2015


Qui c'est qui va s'faire croquer tout cru ?

2 commentaires:

  1. Tudiou, moi aussi j'me taperais bien un steak de vieux !!!!!

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    1. Comme je te comprends, cher Keith ! D'ailleurs, il me semble qu'on mésestime et dédaigne trop les vieilles carnes.

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