vendredi 19 juin 2015

La foi des lucioles

Thibault Marconnet, Le sable du soleil, 2014


Matthieu était un enfant très curieux, assoiffé de nouvelles découvertes. Il venait d’avoir dix ans et la question qui le turlupinait le plus était de savoir ce que cela fait de vieillir. Souvent, il entendait sa grand-mère marmonner en soupirant : « Ah… c’est pas beau d’vieillir ! »
Ses parents, quant à eux, formulaient cela différemment. Lorsque sa mère se regardait dans le miroir, elle faisait souvent la moue disant à voix haute et pour elle-même :
« C’est pas vrai ! Encore une ride là ! Et ce cheveu blanc, qui c’est qui l’a invité ? Mince ! la balance est sûrement détraquée : j’ai pas pu prendre ces deux kilos ! »
Le père de Matthieu, quadragénaire à la barbe poivre et sel, semblait moins préoccupé par ces choses, mais son fils l’avait surpris quelquefois à l’improviste tapoter son ventre en soupirant comme on essaie de dégonfler un ballon – bien qu’avec un “ballon” aussi petit, Matthieu eut eu bien du mal à jouer.
En somme, la plupart des adultes que connaissait ou rencontrait le petit garçon ne semblaient pas satisfaits de leur apparence et, bien souvent, une grimace semblait collée à leurs lèvres.
En outre, ils n’avaient jamais le temps de jouer avec lui, trouvant toujours mille excuses pour se dérober à ses sollicitations :
« Non, Matthieu, pas maintenant ! Tu vois bien qu’je bosse ! » disait son père d’un ton agacé.
« J’ai vraiment pas l’temps, mon chou, j’vais être en retard. Et cette saloperie de rouge à lèvres qui déborde : j’ai l’air d’un clown ! » répondait sa mère en s’apprêtant en toute hâte devant le miroir de l’entrée.
Matthieu aurait bien trouvé tout cela amusant, s’il n’avait pas ressenti une tristesse masquée derrière ces attitudes et ces paroles soupirées.
Une nuit dans le noir de sa chambre, alors que tous les monstres, fatigués, avaient fini par s’endormir et le laisser tranquille, Matthieu vit un petit point de lumière qui se baladait dans la pièce. C’était une luciole. Elle s’approcha du lit de l’enfant et lui adressa la parole :
« Bonsoir Matthieu, tu ne dors pas encore ? Pourtant les monstres sont tous partis. »
Matthieu avait déjà parlé avec des mouches, une grenouille, son chat, des fourmis alors une luciole qui parlait, ça n’était pas fait pour l’étonner.
« J’ai pas sommeil, petite luciole, je pense à tous les grands que je connais : ils n’ont jamais l’air contents.
- Oui, Matthieu, ils ont souvent l’impression de traîner la vie derrière eux comme un boulet au pied du condamné, lui répondit la luciole.
- Mais pourquoi ? Moi je suis content de grandir et puis c’est beau d’être en vie, de voir le soleil se lever, d’écouter le flic floc de la pluie sur l’herbe, de rire… Par contre, j’aime pas avoir mal au ventre, là oui, ça me donne la même grimace qu’aux grands, dit l’enfant.
- Tu vois, c’est comme s’ils avaient mal au ventre tous les jours, lui dit la luciole. Pourtant, c’est idiot, ils ont beaucoup plus d’années à vivre que moi et ils s’en plaignent comme d’un fardeau. Tu sais, Matthieu, dans quelques temps je m’éteindrais et pourtant ça ne m’attriste pas. J’aurais brillé de toute mon ardeur dans le noir comme une petite étoile tombée du ciel, en profitant de chaque instant qui passe, plus rapide que le vol d’une abeille. À présent, Matthieu, je vois que tu bâilles, je vais te laisser. Dors bien, petit bonhomme, et fais de beaux rêves. Je ne serais pas loin à veiller sur ton sommeil. »
Sur ces mots, la luciole alla s’installer près de la fenêtre entrouverte d’où parvenaient les mystérieux bruits de la nuit. À la voir, on aurait dit un petit feu blanc qui brûlait pour son simple plaisir.
Avant de s’endormir, Matthieu se dit que les grands seraient bien plus heureux si seulement ils avaient la foi des lucioles – qui n’ont pas peur de s’éteindre.


© Thibault Marconnet 
le 19 juin 2015


Thibault Marconnet, Le jardin des cerisiers (pastel), juin 2015

4 commentaires:

  1. Jolie petite histoire. Légère comme… une luciole !

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    1. Je suis très heureux de savoir que cette histoire t'a plu, cher Keith ! Oui, légère... comme une luciole - qui n'a pas peur de s'éteindre. Merci beaucoup pour ton chaleureux commentaire.

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  2. Très beau texte, tellement vrai.
    Je crois d'ailleurs que c'est une des fonctions de l'art et de la culture que de nous rappeler en permanence le peu de signification de ce qui vient nous perturber l'esprit, alors qu'il y aurait tellement à jouir de la vie...

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    1. Merci de tout coeur, El Norton, pour ton généreux commentaire. En effet, arrivés à l'âge adulte, nous nous encombrons bien souvent de plus de soucis que nous n'en pouvons supporter et notre vie s'alourdit. Face à un tel trop-plein, je me sens de plus en plus proche de la notion de vacuité mise en avant par le Tao. “Agir sans rien attendre” : ce peut être une clef pour nous désencombrer de toutes ces attentes qui nous rongent et nous minent de l'intérieur. Certes, c'est une quête longue et difficile mais qui en vaut la peine pour, comme tu le dis très bien, apprendre à “jouir de la vie”.

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