« Comme
un monde qui s’est éloigné de toute spiritualisation et de tout enthousiasme
est pauvre. Dans quel désert, dans quelle fixité ou semblant de vie végète une
existence humaine qui néglige toute intériorité, tout tremblement devant ce qui
la dépasse ! »
(“Récit
de voyage”, p. 71)
« Des
hirondelles et des colombes tournoyaient autour des clochers dans l’or pâle de
l’air et dans les rues, des enfants jouaient comme si le monde était à eux. Si
seulement c’était le cas ! Les enfants seraient capables de diriger un
empire aussi bien que maint régent malhabile. Si seulement nombre d’adultes se
prenaient pour moins adultes, et si seulement nombre de grands se prenaient
pour moins grands.
Nous
devrions tous nous dire que nous restons petits, que pour la plupart d’entre
nous, il ne saurait être question de croissance et de développement, ni de
devenir vraiment bon et grand, et pas pour moi non plus. Pour les affronts, que
chacun veuille bien commencer par lui-même ; et seulement pour les
caresses et les politesses, par autrui. Eh bien en voilà, des affaires. On ne
sort pas de sa peau, quoiqu’on en ait. Ne sommes-nous pas, à des degrés divers,
des chimères, des images, des fantasmagories, des poèmes ? Un poème vraiment
beau vit plus longtemps que les hommes, et voilà qui est bien
contrariant. »
(“Récit
de voyage”, p. 74-75)
« Les
yeux qui pleurent ne sont-ils pas plus beaux que les yeux secs et sans
larmes ? La joie où transparaît encore le reflet d’une douleur éprouvée,
n’est-elle pas plus joyeuse que toute autre joie ? Le bonheur encore
pénétré du malheur passé n’est-il pas plus pur et plus beau, plus riche et plus
sublime que celui qui n’a jamais été harcelé et mis à l’épreuve par
l’adversité ? La colère qui verse des larmes n’est-elle pas plus belle, en
vérité, que l’indifférence glaciale et mesurée ? Un orage n’est-il pas
bien plus beau que la froide réflexion mûrement calculée ? La défaite
n’est-elle pas préférable au sourire exsangue du triomphe ? Le trouble
n’est-il pas plus bénéfique que le sang-froid et l’impassibilité ? Un
échec dont je soupire ne vaut-il pas mieux qu’une victoire, dont je tire une
jubilation grossière et laide ? La lueur qui rehausse un objet n’est-elle
pas mille fois plus belle que cet objet lui-même ? Et à tout bien prendre,
le ciel furieux, radieux, fulminant, n’est-il pas infiniment plus beau que la
terre, cette impertinente qui, sans le ciel qui veut bien la soutenir dans les
airs, se ratatinerait jusqu’à l’insignifiance, s’enfoncerait dans le néant et s’abîmerait
dans une chimérique épouvante ? L’âme qui fait du corps un corps, n’est-elle
pas plus belle que ce dernier ? Le principe spirituel qui te met
joyeusement en branle, n’est-il pas plus beau que toi-même ? Les quelques
bonnes intentions qui m’animent et m’inspirent ne sont-elles pas beaucoup plus
belles que moi ? »
(“Étude
d’après nature”, p. 110-111)
Robert
Walser
(in
Seeland, Zoé poche, traduit de l’allemand
par Marion Graf)
Robert Walser (1878-1956) |
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