J’allais donc vers Mézargues
lorsque j’ai entendu, très loin derrière moi, ce bruit de sirène, ce gonflement
qui s’enfle et décroît tour à tour selon les caprices du vent, ou les
sinuosités de la route. Depuis quelques jours il est devenu familier, ne fait
plus lever la tête à personne. On dit simplement : « C’est la
motocyclette de M. Olivier. » - Une machine allemande, extraordinaire, qui
ressemble à une petite locomotive étincelante.
[…] Je me suis arrêté au haut de la côte
pour souffler. Le bruit du moteur a cessé quelques secondes (à cause, sans
doute, du grand tournant de Dillonne) puis il a repris tout à coup. C’était
comme un cri sauvage, impérieux, menaçant, désespéré. Presque aussitôt, la
crête, en face de moi, s’est couronnée d’une espèce de gerbe de flammes - le
soleil frappant en plein sur les aciers polis - et déjà la machine plongeait au
bas de la descente avec un puissant râle, remontait si vite qu’on eût pu croire
qu’elle s’était élevée d’un bond. Comme je me jetais de côté pour lui faire
place, j’ai cru sentir mon cœur se décrocher dans ma poitrine. Il m’a fallu un
instant pour comprendre que le bruit avait cessé. Je n’entendais plus que la
plainte aiguë des freins, le grincement des roues sur le sol. Puis ce bruit a
cessé, lui aussi. Le silence m’a paru plus énorme que le cri.
M. Olivier était là, devant moi, son
chandail gris montant jusqu’aux oreilles, tête nue. Je ne l’avais jamais vu de
si près. Il a un visage calme, attentif, et des yeux si pâles qu’on n’en
saurait dire la couleur exacte. Ils souriaient en me regardant.
- « Ça vous tente, monsieur le
curé ? » m’a-t-il demandé d’une voix - mon Dieu, d’une voix que j’ai
reconnue tout de suite, douce et inflexible à la fois - celle de Mme la
comtesse. (Je ne suis pas bon physionomiste, comme on dit, mais j’ai la mémoire
des voix, je ne les oublie jamais, je les aime. Un aveugle, que rien ne
distrait, doit apprendre beaucoup de choses des voix.) - « Pourquoi pas,
monsieur ? » ai-je répondu.
Nous nous sommes considérés en silence.
Je lisais l’étonnement dans son regard, un peu d’ironie aussi. À côté de cette
machine flamboyante, ma soutane faisait une tache noire et triste. Par quel
miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune - ah ! oui, si
jeune - aussi jeune que ce triomphal matin ? En un éclair, j’ai vu ma
triste adolescence - non pas ainsi que les noyés repassent leur vie, dit-on,
avant de couler à pic, car ce n’était sûrement pas une suite de tableaux
presque immédiatement déroulés - non. Cela était devant moi comme une personne,
un être (vivant ou mort, Dieu le sait !). Mais je n’étais pas sûr de la
reconnaître, je ne pouvais pas la reconnaître parce que… oh ! cela va
paraître bien étrange - parce que je la voyais pour la première fois, je ne
l’avais jamais vue. Elle était passée jadis - ainsi que passent près de nous
tant d’étrangers dont nous eussions fait des frères, et qui s’éloignent sans
retour. Je n’avais jamais été jeune, parce que je n’avais pas osé. Autour de
moi, probablement, la vie poursuivait son cours, mes camarades connaissaient,
savouraient cet acide printemps, alors que je m’efforçais de n’y pas penser,
que je m’hébétais de travail. Les sympathies ne me manquaient pas,
certes ! Mais les meilleurs de mes amis devaient redouter, à leur insu, le
signe dont m’avait marqué ma première enfance, mon expérience enfantine de la
misère, de son opprobre. Il eût fallu que je leur ouvrisse mon cœur, et ce que
j’aurais souhaité dire était cela justement que je voulais à tout prix tenir
caché… Mon Dieu, cela me paraît si simple maintenant ! Je n’ai jamais été
jeune parce que personne n’a voulu l’être avec moi. Oui, les choses m’ont paru
simples tout à coup. Le souvenir n’en sortira plus de moi. Ce ciel clair, la
fauve brume criblée d’or, les pentes encore blanches de gel, et cette machine
éblouissante qui haletait doucement dans le soleil… J’ai compris que la
jeunesse est bénie - qu’elle est un risque à courir - mais ce risque même est béni.
Et par un pressentiment que je n’explique pas, je comprenais aussi, je savais que Dieu ne voulait pas que je
mourusse sans connaître quelque chose de ce risque - juste assez, peut-être,
pour que mon sacrifice fût total, le moment venu… J’ai connu cette pauvre
petite minute de gloire.
Parler ainsi, à propos d’une rencontre
aussi banale, cela doit paraître bien sot, je le sens. Que m’importe !
Pour n’être pas ridicule dans le bonheur, il faut l’avoir appris dès le premier
âge, lorsqu’on n’en pouvait même pas balbutier le nom. Je n’aurai jamais,
fût-ce une seconde, cette sûreté, cette élégance. Le bonheur ! Une sorte
de fierté, d’allégresse, une espérance absurde, purement charnelle, la forme
charnelle de l’espérance, je crois que c’est ce qu’ils appellent le bonheur.
Enfin, je me sentais jeune, réellement jeune, devant ce compagnon aussi jeune
que moi. Nous étions jeunes tous les deux.
- « Où allez-vous, monsieur le
curé ? » - « À Mézargues. » - « Vous n’êtes jamais
monté là-dessus ? » J’ai éclaté de rire. Je me disais que vingt ans
plus tôt, rien qu’à caresser de la main, comme je le faisais, le long réservoir
tout frémissant des lentes pulsations du moteur, je me serais évanoui de
plaisir. Et pourtant, je ne me souvenais pas d’avoir, enfant, jamais osé seulement
désiré posséder un de ces jouets, fabuleux pour les petits pauvres, un jouet
mécanique, un jouet qui marche. Mais ce rêve était sûrement au fond de moi,
intact. Et il remontait du passé, il éclatait tout à coup dans ma pauvre
poitrine malade, déjà touchée par la mort, peut-être ? Il était là-dedans,
comme un soleil.
Georges Bernanos
(in Journal
d’un curé de campagne, p. 250-253, Le Livre de Poche)
Bande-annonce de l'adaptation cinématographique signée de Robert Bresson
Georges Bernanos sur sa moto à Hyères, en 1933 |
Livre et film cultes pour moi et merci pour le lien avec la moto, je suis fascinée par cette scène symbolique où ce prêtre sacrifié connaît cette tentation entrouverte de se sentir grisé, de s'enivrer de vent et de vitesse et revient à son devoir mortifère selon le monde, j'ignorais que Bernanos fût lui-même motard, même inaccessible, ce curé était donc un peu lui, comme Flaubert et sa Bovary.
RépondreSupprimerMerci Isabelle, pour ce commentaire enthousiaste et passionné. Le livre et le film sont également pour moi deux œuvres incontournables et qui ont bouleversé en profondeur ma vision du monde et des hommes. Bernanos demeure peu lu et c'est bien dommage, car il a des choses essentielles à nous dire. (Comme Proust l'écrivait fort justement dans "La Recherche" : « Ce que je reproche aux journaux, c'est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes, tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. ») Je suis content d'avoir pu te faire découvrir Bernanos sur sa moto : je crois que c'était pour lui bien plus qu'un mode de locomotion, mais une vraie passion, laquelle se ressent pleinement dans ce magnifique passage du "Journal d'un curé de campagne".
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