« Souvent
femme varie, bien fol est qui s’y fie. » Cette fameuse maxime du roi
François Ier pourrait, à juste titre, figurer en exergue d’Auto-da-fé, unique roman d’Elias Canetti incontestablement placé
sous le signe de la folie.
Peter
Kien, sinologue d’un immense renom et gardien d’un trésor livresque de 25 000
ouvrages, va voir sa tranquille existence de philologue bouleversée de fond en
comble, mise cul par-dessus tête à cause d’une femme qui n’est autre que
Thérèse, sa pieuse domestique dont l’unique soin est de choyer les précieux livres
du professeur.
Car
ce grand savant – qui se rassasie bien plus de mots que d’une nourriture solide
–, vit exclusivement pour sa bibliothèque. Et tout ce qui porte jupon ou qui
contient en soi le germe d’un possible émoi sexuel, est une véritable abjection
pour celui qui « n’est pas un homme » ainsi que n’aura de cesse de le
claironner Thérèse par la suite.
Pour
quelle raison la douce et patiente domestique en viendra-t-elle à prononcer ce
jugement sans appel ? Parce qu’un jour Kien, pensant accommoder les choses
au mieux, aura la funeste idée d’épouser cette femme afin qu’elle puisse se
livrer tout entière à son rôle de ménagère et de protectrice de ses livres
chéris.
L’habit
ne fait pas la nonne et Kien s’en apercevra bientôt. En passant l’anneau au
doigt de cette furie, c’est une véritable boîte de Pandore qu’il ouvrira… Et,
dès lors, des événements catastrophiques vont pleuvoir en masse sur la pauvre
tête du professeur ainsi qu’une pluie de feu. Peter Kien, “l’asexué”, va payer
au prix fort sa paisible existence passée et, si l’on ose dire, “expier” littéralement
son rejet des femmes et de la sexualité. Il semblerait d’ailleurs qu’Éros lui-même
ait décidé de lui décocher maintes flèches empoisonnées afin de lui faire
amèrement payer son affront. Détaché de tout ce qui n'est pas science ou métaphysique, Kien va être brutalement rappelé au monde. Le “pur esprit” va sentir (à son insu), qu’il a
bel et bien un corps, jusque-là tranquillement ignoré.
Roman
fou et indescriptible, Auto-da-fé est
un “éloge de la folie” qui devient insoutenable réalité. Au sein de cet
ouvrage, raison et déraison se livrent une guerre sans merci, dont seule la déraison sortira victorieuse. Elias Canetti manie un humour tragique qui n’est pas sans rappeler le
génie d’un Kafka. Tous les personnages qui se coudoient abruptement dans ces pages,
vivent uniquement nichés dans leurs propres fantasmes, nourrissant eux-mêmes
copieusement leurs folles chimères – ce qui n’est pas sans entraîner plusieurs
malentendus fantastiques et d’une grande bouffonnerie !
« All
the world’s a stage » ainsi que le proclamait le grand Shakespeare ;
et les histrions de cette cauchemardesque “comédie humaine” semblent créer
leurs rôles de toute pièce au fur et à mesure que se déroulent leurs déraisonnables péripéties. Est-il seulement une morale à ce récit “plein de bruit et de
fureur” ? Très certainement aucune.
À
moins de forger la suivante par pure boutade : « Soyez une brute à la
sexualité débridée ou bien ne vous mariez jamais ! »
Il
se peut qu’au sortir de ce roman vous ayez le tournis tant cette histoire semble
marcher la tête à l’envers. Et ce signe serait de fort bon augure car un
grand livre a toujours soin de déboussoler son lecteur.
© Thibault Marconnet
14/07/2014
Félix Vallotton, La haine, 1908 |
Elias Canetti à Vienne en 1928 |