« Bachir tira le
rideau sur l'arc de la baie d'Alger. En bas c'était chaque soir la même
représentation. De ces hauteurs d'El-Biar, on voyait tout Alger jusqu'au point
où le ciel et la mer se confondent vers le cap Matifou, et, par temps clair, on
distinguait jusqu'aux crêtes bleues du Djurdjura. Au printemps, le rideau se
tirait vers sept heures, quand les petits points de lumière d'abord épars sur
une toile de collines parmi les pins, les oliviers, les gratte-ciel et les
maisons à tuiles rouges soudain se multipliaient, grouillaient, se relayaient
pour éclater comme des fleurs, ici, puis là, puis plus loin, puis giclant de
partout, éclaboussaient la toile, la laissant molle de clarté diffuse,
précieuse d'être enchâssée dans l'écrin noir de la nuit. Vers le bas, la légion
serrée des petites lumières avides butait sur la ligne de la mer d'un noir
encore plus intense. De temps à autre, le phare du cap Matifou déroulait autour
d'un centre invisible la lente danse monotone, circulaire et vite lassée de son
faisceau blanc - et après chaque éclat, la nuit déferlait plus froide sur le
grain minuscule de conscience éphémère.
Parallèles à la
côte, une queue de lumières orange, sagement rangées les unes derrière les
autres, progressait à petites étapes vers Alger. Le défilé était ininterrompu
et, le dimanche, durait deux à trois heures. C'était les promeneurs au bois qui
s'en revenaient après avoir joué aux boules entre amis à Fort-de-l'Eau,
Aïn-Taya quelquefois jusqu'au Corso ou à Dellys. Tous des Européens naturellement
! Un Algérien là-dedans, c'était plus qu'une indécence, un crime de
lèse-européanité, quelque chose qui n'a pas de nom et dont aucun code ne peut
fixer le châtiment. Bachir essaya de faire le calcul : combien d'Algériens dans
la file ? Un sur cent, peut-être moins, les courageux, les inconscients, les
peaux tannées, ou ceux qui comme lui croyaient passer inaperçus. Les autres les
repéraient vite d'ailleurs et aussitôt, sans qu'ils se disent rien, par entente
tacite, ils commençaient la manœuvre de défense ou d'élimination :
l'indifférence calculée, le mépris laborieux, la provocation délibérée, dans le
meilleur des cas, la fuite loin du virus et de la contagion.
Et
cet idiot de Ramdane qui dit qu'en réalité c'est une façon de nous considérer,
de nous estimer, pourquoi pas de nous aimer tant qu'il y est. Je le vois d'ici,
avec ses raisonnements un pied plus court que l'autre : pour quatre-vingt-dix
pour cent des pieds-noirs qui sont pauvres (qu'est-ce que nous devrions dire,
nous, alors ?), qui triment, font des enfants et les élèvent tant bien que mal,
l'Algérien est une justification d'existence. Car voir comme ils sont méprisés
et vils, misérables et inexistants, éprouver comme eux peuvent les avilir et
les mépriser, faire leur misère et leur inexistence donne un sens à leur vie.
La misère des autres leur rend la leur supportable, bien plus ils ne la sentent
plus. Avec le petit train-train de leur vie de Méditerranéens sans épaisseur,
sans passé, sans charme, sans espoir, que feraient-ils dans ce pays sans les
Algériens ? C'est à en crever. Un Arabe sur cent promeneurs au bois c'est le
grain de sel, la manne céleste, ce qui va donner goût à cette sortie du
dimanche qui, sans cela, serait d'un ennui mortel comme toutes les joies
mesurées. Un jour sur sept, cinquante kilomètres autour d'Alger, pas plus, à
cause du prix de l'essence, de l'usure des pneus, de la peur des Arabes (plus
loin c'est leur domaine, ils y grouillent). Un Arabe sur cent, ils le haïssent
cordialement, jusqu'à la mort s'il le faut, mais comme c'est bon, quand on n'a
rien, d'avoir quelqu'un à haïr et à mépriser. L'État, s'il était bien fait,
devrait désigner chaque semaine des Arabes du dimanche de corvée au bois, sur
les plages, dans les cinémas. Pas au bal naturellement, parce que là, il s'agit
de nos sœurs, de nos femmes : eux voilent les leurs ou les entôlent toute leur
vie. »
Mouloud
Mammeri (in L'opium et le bâton, Points,
p. 31-33)
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Mouloud Mammeri (1917-1989) |