vendredi 5 février 2016

La bobine

Charles Marion Russell, A Desperate Stand, 1898


Maurice s’installa confortablement dans un fauteuil rouge et les lumières s’éteignirent, plongeant la salle de cinéma dans l’obscurité. L’écran s’alluma. La scène montrait deux hommes à cheval, habillés en cowboys. Leur dialogue commença :
« J’en peux plus, Jack, j’en ai ma claque des westerns.
- Pour moi c’est pareil John, dit l’autre. Faudrait que quelqu’un intervienne et change cette foutue bobine une bonne fois pour toutes ! Ça fait au moins la troisième fois qu’on joue aujourd’hui ! À force de chevaucher, je commence à avoir des crampes. »
Les deux cowboys se turent en voyant arriver un indien.
« Quelle plaie ! dit John, va encore falloir qu’on joue à se tirer dessus ! »
« Salut les gars ! Z’auriez pas une clope ? demanda l’indien.
- Ugh mon vieux James ! répondit Jack. Dis, t’en as pas marre, toi, de jouer cette scène stupide ?
- Ben si, Jack, qu’est-ce que tu crois ? D’ailleurs c’est simple, aujourd’hui je fais grève, dit l’indien. Alors, t’as pas une clope ?
- Si, lui répliqua le cowboy Jack, mais j’ai que des Marlboro : le film est financé par leur firme.
- Par le Ku Klux Klan, tu veux dire ? Encore cette bande de tarés ! Moi j’suis un démocrate bon sang ! et j’veux des Lucky Strike ! tonitrua l’indien James. »
John descendit de cheval l’air courroucé.
« Goddamn it ! Toi, un démocrate ?! J’peux pas vous encadrer, bande de communistes ! Si seulement mon 6 coups avait des vraies balles, crois bien qu’j’te trouerais la peau aussi sec, son of a bitch !
- Du calme, John, dit Jack d’un ton ferme. Les primaires sont pas encore terminées, alors vous allez pas déjà vous étriper comme des bêtes sauvages ! For Christ’s sake ! On est dans un pays civilisé, les mecs. »
Afin de pacifier l’atmosphère, Jack sortit un paquet de Marlboro de sa poche et tendit une cigarette à James déguisé en indien.
« Profites-en, au prix qu’ça coûte maintenant ! Et puis c’est pas dit qu’on puisse continuer à fumer dans les films encore longtemps.
- Normal avec vous autres républicains et votre puritanisme de vieilles filles ! répondit l’indien James.
- Tu parles ! rétorqua Jack en souriant, c’est plutôt un coup des démocrates pour s’faire bien voir des électeurs.
John, qui bouillonnait dans son coin, explosa :
- Répète un peu ce qu’t’as dit, James ! vociféra-t-il d’un ton menaçant. J’vous connais vous autres démocrates, vous êtes qu’une bande de staliniens dégénérés !
- Quoi ?! Tu m’accuses encore de communisme ? C'en est trop ! cria James enragé. Attends un peu mon gars ! »
Sur ces mots, il sortit un fusil caché derrière un faux cactus. Jack essaya d’apaiser les esprits échauffés mais en vain : le coup de feu était déjà parti, blessant John à la jambe. Pour couronner le tout, des hordes de démocrates et de républicains, qui habillés en cowboys, qui en indiens, sortirent de derrière des collines factices et accoururent, tous armés de fusils. Les balles ne tardèrent pas à pleuvoir de part et d’autre.
« Ah ! enfin le film commence ! dit Maurice assis dans la salle. Pendant un temps, j’ai bien cru qu’ils s’étaient trompés de bobine. »


© Thibault Marconnet

le 05 février 2016

Charles Marion Russell, The War Party

lundi 1 février 2016

Le peintre et la cartomancienne

Jean-Paul Marcheschi, La constellation du serpent - Photo de Stefan Meyer

Francisco marchait seul dans les rues de Saragosse, la nuit tombait comme une fine pluie noire obscurcissant les ruelles, masquant les visages, amplifiant le son des bruits et des voix. Peintre de son état, il respirait à pleins poumons toutes les couleurs et les parfums de l’Espagne nocturne, afin d’enrichir les futures nuances de sa palette.
La nuit était chaude. Luis, le boucher du quartier, un homme rougeaud et replet, s’épongeait le front, assis à la table d’un café où une vive discussion battait son plein au milieu des rires et des jurons, dans la fièvre rouge du vin brûlé de soleil qui emplissait les verres des hommes réunis là. Francisco aperçut, dans l’embrasure d’une maison basse, la silhouette de Lucia.
« Hé ! le peintre ! viens un peu par ici » chuchota-t-elle à son intention.
Lucia avait une voix et une présence souveraines qui n’admettaient pas de refus. Elle était vêtue d’une robe rouge au tissu fin, laquelle semblait taillée tout exprès pour les formes féminines de sa jeune et flamboyante beauté. Francisco s’approcha d’elle.
« Alors, le peintre, quand est-ce que tu fais mon portrait ? La nuit est en feu ce soir, pas vrai ? Regarde un peu les hommes : ils ont de la lave en fusion plein les yeux. Le désir bout en eux comme l’alcool dans l’alambic.
- Bonsoir Lucia, lui répondit le peintre avec un sourire amusé. Alors c’est signe que le ventre des hommes te réclame, n’est-ce pas ? Et c’est sur un pauvre peintre que tu jettes les flammes de ta chair ardente ? Tu es une fille de la nuit, Lucia, et si je fais ton portrait tu appartiendras au jour, tu perdras ce puissant mystère qui te recouvre ainsi qu’une lune noire.
- Tiens donc ! Dis-moi, le peintre, tu t’intéresses à l’astrologie maintenant ? demanda Lucia.
- Appelle-moi Francisco, lui répondit ce dernier. »
Le visage de Lucia se fit secret.
« Veux-tu que je te tire les cartes ? Ce soir, elles ont la parole, je les entends murmurer au fond de moi, elles appellent.
- Lucia, tu es bien gentille mais je ne suis pas superstitieux, répliqua Francisco. Et puis, mon avenir ne m’intéresse pas. J’ai déjà bien assez à faire avec ma vie présente.
- Tu as tort, Francisco, les cartes ont beaucoup de choses à dire. »
Sur ces mots, elle entraîna Francisco à sa suite dans une cour ténébreuse où elle alluma quelques bougies en cercle. Avant qu’il ait pu dire un mot, elle était déjà accroupie en train d’aligner des cartes unes à unes sur le sol. À la lueur des bougies, son visage s’éclaira soudainement.
« Francisco, écoute bien ce que disent les cartes : Tu seras un grand peintre à la cour du roi puis tu connaîtras la terreur et le sang, des hommes viendront d’un autre pays et ferons du mal à notre peuple ainsi que les banderilles piquent le taureau dans l’arène. À moitié fou de douleur, tu deviendras sourd au fracas de ce monde mais tu continueras à peindre jusqu’au bout de tes dernières forces. Tu enfanteras le noir, lui procurant une lumière jusqu’alors inconnue. Tu cracheras ton âme sur tes toiles comme du feu. Ta mort sera douloureuse mais ta vie se poursuivra longtemps dans le cœur des hommes, lui confia Lucia sous l’effet d’une grande exaltation.
- Balivernes, Lucia ! Tes cartes ont menti. À présent, je dois te laisser, chère fille de la nuit, mes doigts réclament la couleur et le pinceau. Ce soir, la toile sera mon taureau. Adieu, Lucia. »
Ayant dit cela, le peintre s’engouffra dans la nuit. Il s’appelait Francisco de Goya.


© Thibault Marconnet

le 29 janvier 2016


Jean-Paul Marcheschi, La terre - Photo de Stefan Meyer