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David Low, Rendezvous, 20 septembre 1939 |
Isaac
Steinowicz était un juif athée. Natif de Varsovie, ce vieil homme avait connu
l’invasion de la Pologne par les armées soviétiques et nazies ; puis,
après la chute du IIIe Reich, il avait vécu sous la botte communiste. Nous le
rencontrâmes plusieurs fois dans des cafés de la capitale polonaise au cours
des années 90 où il aimait parler de son passé, en dérouler l’étonnante pelote
devant nos yeux de jeunes intellectuels occidentaux qui n’avions pas connu la
guerre et qui rêvions bêtement de sensations fortes comme un puceau songe à
perdre son encombrante virginité mais sans oser se mettre nu. Isaac était un
vieillard digne et élégant, respecté par la plupart et secrètement haï par
certains, ce dont il se moquait éperdument. Chaque fois que nous le
rencontrions, à la terrasse ou dans la salle de son café habituel, il nous
accueillait avec un sourire vigoureux et franc, se tenant bien droit. Il avait
toujours avec lui un vieux cartable élimé, usé jusqu’à la corde, qu’il
trimballait et qui contenait divers carnets de survivance tenus sous
l’occupation nazie. Quand il nous contait son histoire, il arrivait qu’il y piochât
quelques passages pour illustrer son propos et le rendre plus vivant à nos
yeux. C’est ainsi que, peu à peu, nous apprîmes le récit de sa vie.
Lorsque
les troupes hitlériennes édifièrent le mur honteux du ghetto de Varsovie, Isaac
Steinowicz, quant à lui, avec l’insoumission qui le caractérisait, avait refusé
d’obéir aux occupants nazis et, plutôt que de se laisser enfermer dans ce
faubourg de l’enfer, il avait pu se cacher dans la ville même, chez Anita, sa
compagne de l’époque qui n’avait pas hésité une seconde à accueillir l’homme
qu’elle aimait pour qu’il s’abritât de ses adversaires déloyaux. Isaac avait
vécu là durant toute l’occupation nazie, le ventre constamment noué par la peur
d’être découvert. Car, s’il était forte tête, il n’en demeurait pas moins un
homme soumis aux mêmes émotions que ses semblables. Isaac aimait la vie
par-dessus tout et pour rien au monde il n’aurait voulu qu’on la lui retirât.
Son seul réconfort, durant ces années de cache-cache avec l’occupant, avait été
de tenir scrupuleusement un “journal de survie en milieu hostile” ainsi qu’il
se plaisait à nous le définir. Alors nous avions droit, entre deux cognacs
avalés d’un trait, à la lecture de quelques morceaux savoureux. Chez lui, la
légèreté l’emportait toujours sur la gravité. Il avait ce secret de savourer
pleinement une vie qui aurait pu lui être ôtée à plusieurs reprises. Alors,
alerte et enjouée, sa voix se réveillait et résonnait dans tout le café :
« Quelle plaie que d’être enfermé alors que la
lune est pleine et que la ville est là devant mon regard, étendue comme une
femme voluptueuse… Les rats, eux, peuvent au moins sortir la nuit, faire la
noce parmi les poubelles et se dégourdir les pattes. Il n’y a pas encore de
nazis dans la confrérie des chats pour leur imposer un stupide couvre-feu ou
tout simplement pour vouloir les exterminer jusqu’au dernier. Entre eux,
l’équilibre naturel est tout instinctif. Tandis que moi, Isaac Steinowicz, qui
ne croit même pas au dieu d’Abraham et de Moïse, je dois me cacher, plus
craintif qu’une souris. Et, qui plus est, en plein cœur de la souricière !
Mais peut-être est-ce finalement la meilleure cachette possible : vivre au
nez et à la barbe de tous dans le centre de Varsovie, chez une jeune femme
polonaise qui m’aime pour ce que je suis, à savoir un homme dont elle se moque
bien qu’il soit “casher” ou “aryen” : un homme qui aime le goût fruité de
sa peau blonde et qui lui fait l’amour pour le simple plaisir de s’unir à elle.
Car j’aime Anita, malgré toutes ses petites manies, comme celle de me faire
éteindre brutalement ma cigarette et de fermer à toute volée la fenêtre une
fois la nuit tombée. Oh, je sais que c’est pour mon bien alors je suis prêt à
tout lui pardonner. Et pourtant, malgré cette fichue peur qui me tenaille,
envoyer ma fumée de cigarette à la face des esprits faibles qui se dandinent au
pas de l’oie, voilà qui me ferait bien rire ! Mais cela signifie mourir et
je m’y refuse totalement. Alors j’essaie d’être sage et prudent pour ma petite
Anita, et surtout pour moi-même car je n’ai pas une vocation de martyr. Oh,
qu’on n’aille pas croire par ces mots que je n’éprouve aucune compassion envers
ceux de ma “race” qui, parqués dans le ghetto de Varsovie au milieu du froid,
de la boue, de la désespérance et de la neige, attendent leur mort du jour au
lendemain. Je pense souvent à eux, et j’ai le cœur qui se serre comme si un infect
salopard me le broyait entre ses deux mains gelées. Mais qu’y puis-je ? “Suis-je
le gardien de mon frère” comme dirait l’autre ? Ce n’est tout de même pas de
ma faute si la Société des Nations tremble de peur devant ce morveux hystérique
qu’on appelle le Führer. À eux de venir nous aider, plutôt que de parler de
paix à ceux qui meurent sous les coups. Chez Anita, je suis un peu dans la même
situation que “la lettre volée” dans la nouvelle éponyme d’Edgar Allan
Poe : tellement exposé aux regards qu’on ne me remarque même pas. »
Voilà
le genre de considérations qui se trouvaient consignées dans ses carnets de
reclus et dont Isaac nous faisait part, le visage animé par les verres de
cognac, oscillant toujours entre la plus noire tristesse et la joie la plus
éclatante : celle que constituait pour lui le fait d’être encore en vie et
d’avoir déjoué tous les pièges ; d’avoir, en somme, fait mentir les
prétentions destructrices de l’ennemi, cette grande tabula rasa à l’égard de tous ceux qui leur déplaisaient :
prisonniers politiques, droits communs, juifs, tziganes, homosexuels, témoins
de Jéhovah, etc. Ses mains s’activaient, dessinant des arabesques dans l’air
et, cigarette aux lèvres, il nous lisait d’autres extraits de ses carnets :
« Le mieux, mon bonhomme, ce serait d’être
dans le soleil, en plein dans la boule de feu. Personne ne peut le regarder en
face, alors s’il existe un endroit idéal pour se cacher de tous c’est bien
celui-là. Seulement voilà, toi, Isaac, dans ta faible condition d’homme tu ne
peux pas te cacher dans le soleil, mais tu as pour toi la chance de vivre parmi
un troupeau d’aveugles. Il faut croire que je compte beaucoup aux yeux d’Hitler
pour que moi, petit juif athée de Varsovie, caché dans le lit ou le grenier
d’une femme (quand ce n’est pas dans son sein), je lui sois si insupportable qu’il
veuille à ce point me faire la peau. Après tout, qu’est-ce que je lui ai fait à
ce moustachu nerveux pour qu’il gueule comme ça ? Est-ce ma seule
existence qui te constipe à ce point, toi le nouvel empereur de l’Allemagne,
toi le guide des brebis égarées ? À d’autres ! Je ne savais pas que
j’avais un tel pouvoir : chaque fois que j’allume le poste de radio, je
t’entends aboyer comme un roquet à qui l’on aurait écrasé la queue. T’ai-je
donc marché sur la queue pour que tu couines à ce point, toi le pigeon déguisé
en aigle impérial ? »
Isaac
Steinowicz aimait nous voir sourire à la lecture de ces saillies. Aussi fou que
cela puisse paraître aux yeux de tous, ce vieillard au regard de jeune homme
avait survécu à l’occupation nazie, dans des conditions pour le moins risquées.
Après la débâcle des hordes hitlériennes, Staline avait pu installer durablement
son pouvoir totalitaire en Pologne. Ayant un don certain pour l’écriture, Isaac
trouva du travail dans divers journaux car sa plume satiriste réjouissait les
lecteurs et les vengeait de cette nouvelle oppression qui voulait faire le
bonheur de l’humanité à grand renfort d’exécutions sommaires. À cette époque,
il valait mieux s’avancer masqué pour ne pas finir au goulag ou une balle logée
droit dans la nuque. Alors Isaac raillait le capitalisme pour donner le
change : c’était sa monnaie de singe pour berner le pouvoir en place. Mais
les lecteurs avertis savaient lire entre les lignes tous les traits d’esprit
dont Isaac faisait preuve envers le “petit père des peuples” qu’il n’épargnait
guère, mais avec une subtilité qui mystifiait jusqu’aux plus zélés des agents
communistes.
Puis,
comme tout doit finir un jour, survint l’effondrement du grand colosse rouge
aux pieds d’argile. Isaac Steinowicz avait défié la folie de deux hommes sans
faire de vagues et il était encore en vie. Il arrivait parfois que, passant par
là, une des ses connaissances le coupât dans son élan en lui disant amicalement :
« Alors mon vieux Isaac, toi tu as vraiment la berakha pour t’être sorti de tout ce fourbi. Ma parole, c’est Yahvé
en personne qui t’a élu ! » Et le vieux juif athée de répondre tranquillement :
« Non, Moishe, je ne suis pas un élu et puis comme tu le sais je ne suis
pas croyant. Seulement j’ai été plus rusé que mes ennemis et durant toutes ces
années je n’ai fait confiance qu’en moi-même. Alors j’ai vécu comme un renard
dans leur basse-cour et aujourd’hui la volière est vide et ils sont tout
déplumés. Ils étaient trop bêtes, voilà tout. On ne parie pas au poker quand on
n’a en mains qu’une paire de valets ! »
Voici
ce que répondait Isaac Steinowicz à son interlocuteur en nous lançant un clin d’œil
complice, avec sur les lèvres le sourire malicieux de celui qui ne croit en
rien si ce n’est en sa simple force de vivre.
© Thibault Marconnet
le
09 octobre 2015
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David Low, The Harmony Boys, 02 mai 1940 |